
PLONGÉE AU CŒUR DE LA MÉMOIRE
30 septembre 2044.
Je me suis levée en vitesse, à peine sortie sur le pont du bateau que déjà il fallait me dépêcher de partir en direction de la plage où j’allais rejoindre celui qui, je l’espérais, accepterait de devenir mon directeur de recherche dans le cadre de ma future thèse de doctorat.
Je monte sur ma planche de paddle, et en quelques coups de pagaie, j’arrive sur la plage.
Je m’équipe et me mets à l’eau. Toujours mon petit rituel. Le bas de combinaison en Néoprène, le haut, masque, tuba, ceinture de plomb. Palmes. Les exercices commencent à s’enchaîner. D’abord quelques apnées statiques, des exercices d’immersion, dans très peu d’eau, simplement pour se reconnecter aux sensations. Puis, ce fut l’heure de l’examen des tables hypercapniques.
Une table hypercapnique est un exercice de respiration utilisé pour augmenter la tolérance du corps au dioxyde de carbone. L’objectif est d’habituer le corps à des niveaux plus élevés de CO2 en raccourcissant les périodes de récupération entre les apnées, tout en maintenant les temps de rétention d’air. Ce type d’entraînement est souvent utilisé par les apnéistes pour améliorer leur endurance sous l’eau et mieux gérer l’envie de respirer.
J’entame la dernière ligne droite de mon stage de sélection pour ma thèse de doctorat en traumatologie hyperbare. Un sujet de recherche qui n’existait pas, il y a encore quelques années. Son objectif est de permettre d’accompagner la rééducation du système nerveux par l’immersion en profondeur et le travail sur la respiration.
Reconnecter au sens profond du rapport à l’eau, à la nature, pour replonger en soi et guérir jusqu’au bout des nerfs. Mais voilà, c’est à mon tour de devenir mon sujet d’étude. Cette discipline a effectué des progrès incroyables en quelques années, car nous avons travaillé avec d’anciens commandos marine sur le choc post-traumatique. Je peux vous assurer que voir une armoire à glace de 1 m 90 rentrer d’opération extérieure et pleurer comme un bébé dans une baignoire au bout d’une journée d’expériences, ça vous fait réfléchir. Le directeur de recherche auprès de qui je veux travailler, Samir, est une sommité mondialement reconnue qui a compris que pour sélectionner les chercheurs les plus motivés, les plus alignés avec l’esprit réel de la recherche humaniste, il fallait d’abord les conduire à devenir leur propre sujet d’étude, ne serait-ce que pour quelques jours.
La veille, j’avais effectué une longueur de 80 m en apnée. Il s’agissait donc cette fois que j’enchaîne des longueurs de 40 m (la moitié de ma longueur maximale), mais en réduisant à chaque reprise le nombre d’inspirations de récupération. 8 inspirations, une longueur, 8 inspirations, une longueur, puis 7, puis 7, puis 6, et ainsi de suite.
Je me sentais en confiance, j’avais eu d’ex du corps au dioxyde de carbone. cellentes sensations la veille et j’étais en forme. Simplement un peu « high ». J’arrivais à faire abstraction de la pression que représentait l’issue de cette épreuve sur mon acceptation dans ce centre de recherche.
Je commence la première longueur, les sensations sont bonnes, je me concentre sur ma nuque, sur laquelle repose un poids de 500 grammes. Mon palmage est régulier et d’une bonne amplitude. 8 respirations. J’y retourne. Premier coup de fouet. Une vague de plomb se glisse entre mes omoplates. 8 respirations. Je m’accroche au regard de Samir. J’y retourne. Dans l’eau, j’essaie de calmer mon esprit, mais je ne parviens à ne garder aucune attention sur quoi que ce soit d’apaisant plus d’une seconde ou deux. Chaque coup de palme est une lutte intérieure et je peine à canaliser ma respiration lorsque je sors la tête de l’eau. J’avale goulûment de l’air sans rester calme. Tout se mélange et j’ai envie de pleurer. 7 respirations. C’est de pire en pire. 7 respirations, une douleur sourde se répand dans tout mon corps. J’essaie d’imaginer mon cœur et de le ralentir par la pensée, comme je fais d’habitude pour méditer ou ralentir mon rythme cardiaque. L’effet inverse se produit et sortir la tête de l’eau devient une urgence. 6 respirations. Samir essaie de me calmer mais je perds ma lucidité à une vitesse folle. J’ai l’impression que je dois absolument m’enfuir, que quelque chose doit s’échapper de moi. Je repars quand même. À la sortie de l’eau, tout devient flou. Des sanglots s’échappent de ma poitrine, irrépressiblement. Samir m’enlève mon masque, ma cagoule, et me sécurise sur la bouée. On dirait le début d’un malaise vagal. J’arrive à peine à parler. La douleur est sourde, se diffuse dans chaque muscle, jusqu’au cœur de mes os. Me paralyse tout en m’imposant l’urgence de bouger, de faire quelque chose, de m’arracher la peau, les cheveux, n’importe quoi qui m’allège de toute cette chair pesante et étouffante.
En un instant, la mer, Samir, tout, autour de moi, disparaît au profit d’un halo blanc et une odeur de désinfectant d’hôpital emplit mes narines.
Ellipse.
Le plafond est blanc.
Le contact avec l’aluminium me glace le dos. J’ai froid.
L’air est glacé sur ma poitrine, couverte d’électrodes. Quatre médecins masqués m’entourent. Je ne vois que leurs yeux, qui ne me regardent pas.
Je me sens étrangère à mon propre corps, sujet de leur attention. Ils ne me connaissent pas. Ne perçoivent que ma fréquence cardiaque. Une identité résumée par un tracé rouge sur un écran noir quadrillé de vert fluo.
Des chiffres que je ne peux pas lire, car je ne dois pas bouger.
Dans mon bras droit, une aiguille est plantée. Un tuyau y est fixé, pèse lourd et tire la peau du creux de mon coude.
J’ai peur, je ne comprends pas ce qui va m’arriver.
Tout est allé trop vite.
Je me repasse les accords d’une musique dans ma tête en fixant le plafond, découpé en carrés blancs d’un peu moins d’un mètre de côté.
J’entends un médecin dire « on va commencer ». Je garde les yeux fixés sur le plafond. Je change de musique dans ma tête. Je rejoue la bande-son, et des souvenirs remontent sous mes paupières.
Un liquide transparent coule depuis la poche de perfusion reliée à l’aiguille, dans mon bras. À son entrée dans mon corps, il gèle tout sur place. Un feu glacé se déverse dans mes veines.
Mon rythme cardiaque augmente, l’écran commence à afficher des chiffres un peu partout. Je parviens à respirer et à garder mon calme, mais je continue de chanter ma musique.
Première phase du test terminée.
Changement de poche.
Ça tire sur l’aiguille.
J’ai mal au bras. J’ai de plus en plus froid. Un poids s’est abattu sur mes poumons et j’ai du mal à prendre de grandes inspirations.
Des araignées tissent leurs toiles autour de mon diaphragme, je me sens comme emballée dans de la cellophane.
– On reprend.
Cascade de givre dans le coude, remonte en une seconde jusqu’à la nuque, s’étend vers le plexus et envahit mon autre bras.
Mon cœur chauffe.
Le sang quitte mes membres, tout va très vite.
L’écran part en vrille et un signal sonore strident retentit.
Je n’arrive plus à respirer. Mon cœur rate un battement, puis deux. Chaud ou froid ? Rapide ou absent ? Je ne comprends pas la langue qu’il utilise pour me parler.
Deux médecins s’agitent et une infirmière me retient au niveau des épaules.
Je gémis.
– On arrête, on arrête.
Pause.
Je flotte au-dessus de mon corps, je vois la table d’opération refléter un espace mince de chaque côté du corps allongé que je comprends être le mien.
L’électrocardiogramme a atteint 212 bpm.
J’entends un bruit.
Un lent remous. Doux et apaisant. Des vagues s’enroulent autour de moi, m’appellent de leur voix. Bientôt, je pourrais ne plus avoir mal. Bientôt, je pourrais ne plus douter. Ne plus avoir peur. Ne plus jamais entendre le moindre cri.
Je pourrais être là, épanouie dans l’infinité d’une mer emplie de rêve et de sérénité.
Je pourrais.
Je contemple ce corps, ce petit corps pâle et amaigri. Seul.
Une infirmière vérifie que les patches du défibrillateur sont bien en place. L’un d’entre eux a dû être remplacé car la peau glissait.
Je regarde le visage. Détendu, les yeux fermés. Presque souriant. Une larme de chaque côté du visage.
Derniers stigmates d’une trop grande tristesse.
Quelques taches de rousseur. De longs, très longs cheveux bruns qui semblent aspirer toute la vie de cette créature pâle.
La naissance des clavicules tressaille sous le choc subi. Les mains se relâchent peu à peu.
Les mains…
Je regarde les poignets.
Au poignet droit, un petit bracelet de ficelle, orange et violet, entortillé, usé jusqu’à la trame car jamais enlevé, sort de toute cette blancheur comme une rose sur un tapis de neige.
Ce bracelet me ramène à un autre. Cet autre bracelet me ramène à un autre que moi. Cet autre qui me ramène à la vie.
Les vagues ont disparu.
Mes yeux sont à nouveau ouverts sur le plafond blanc. Une odeur de désinfectant d’hôpital m’agresse les narines.
Ma peau est si sensible que je sens une douce pression au niveau de mon poignet droit. Quelques fils de coton orange et rose.
Il était temps de se battre.
Retour.
– Allez, Margot, reste avec moi, on est ensemble.
Samir me renverse sur le dos, me tient le cou et me passe une main derrière les épaules. Il me maintient à la surface et me parle. Sa voix est mon seul lien avec l’extérieur.
Durant plus d’une heure, il me fait vivre une deuxième naissance. Je suis un nouveau-né, perdu au sein d’une immensité liquide, et qui apprend à respirer. Je pleure, pratiquement sans discontinuer. Peu à peu, ma respiration s’apaise, mon rythme cardiaque l’imite.
110 battements par minute. Puis 90, 60, 45.
39 bpm au plus bas.
Ma montre cardiofréquencemètre m’envoie une alerte pour me demander si je me suis endormie. Je ne la verrai que plus tard, lorsqu’une fois revenue sur la plage, j’aurai la sensation que mes pieds touchent le sol pour la première fois.
Mais je ne vais pas vous mentir.
Mon rythme cardiaque remonta de quelques battements lorsque sur ma montre s’afficha un message de Samir : « tu es prise. »
Par Pierre et Margot
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