« Mascarade » (Open House), de Robert Coover, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Stéphane Vanderhaeghe, Quidam, 168 p., 18 €, numérique 12 €.
L’ascenseur monte, direction le centième et dernier étage d’un immeuble de Manhattan. Il fait penser au terrier qui entraîne l’Alice de Lewis Carroll, après une chute interminable, au pays des merveilles, là où tout sens commun est aboli. La déraison règne aussi sans partage dans le penthouse où se déroule Mascarade, l’ultime roman de Robert Coover. L’écrivain américain, grand représentant de la postmodernité, est mort le 5 octobre 2024 à l’âge de 92 ans, laissant en testament « cette ultime danse macabre en diable », écrit, en préface, son traducteur, Stéphane Vanderhaeghe, avant d’ajouter : « J’imagine le sourire pernicieux qui lui étire les lèvres et le regard narquois derrière ses épaisses lunettes. » Le sourire, en quelque sorte, du chat du Cheshire, celui qui assène à Alice : « Nous sommes tous fous, ici. Je suis fou. Tu es folle. »
Pour quelle raison les invités affluent-ils ? Nul n’en est sûr, la plupart d’entre eux ne se souviennent même plus avoir été conviés, d’autres ont vu de la lumière tout en haut d’un building plongé dans le noir et ont suivi la pancarte « Entrée libre ». « Pourquoi suis-je ici ?, se demande quelqu’un. A question existentielle, réponse existentielle : à savoir, aucune idée. » Même les serveuse, barman, cuisinier et musiciens réquisitionnés ont une idée très vague des circonstances dans lesquelles le travail du soir leur a été proposé – leur consommation de stupéfiants divers ne doit certes pas favoriser la précision des souvenirs.
Jetés dans le vide
L’incertitude domine y compris dans la narration et la circulation de la parole : l’un après l’autre, des personnages s’expriment, sans que le changement d’une voix à l’autre soit explicitement signifié, sans qu’on puisse toujours identifier les caractéristiques de chacun. Mais on distingue les extras embauchés pour la soirée, un vieux compositeur, une agente immobilière, divers écrivains (l’un d’eux note, à propos de cette étrange fête : « S’il s’agissait d’une de mes histoires, j’érigerais sans doute le penthouse en cadre mélancolique d’une métaphore universelle, l’expérience du néant, une dérive sur ou dans le noir »), une ribambelle d’escrocs dont un qui prétend être le propriétaire des lieux, une étrange bonne sœur à l’odeur désagréable et aux mœurs peu catholiques… Quels qu’ils soient, ils ne semblent guère surpris par les spectacles divers auxquels ils assistent – une parodie de mariage, un accouchement, une partouze –, ni choqués par les crimes dont ils sont les témoins. Un viol est commis – la narration passe sans transition du flux de conscience de la victime à celui de son agresseur ; de la terrasse, des hôtes sont jetés dans le vide, les uns après les autres. Les pulsions se déchaînent dans une frénésie croissante.
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