Au commencement, la caméra caresse un corps. Saisi en une succession de plans rapprochés sur fond de satin rouge, ce corps est nu, fragmenté, hybride. Il appartient à une créature qui possède à la fois les apanages de la féminité (des seins) et ceux de la virilité (une verge) et dont la beauté, incontestable, procède par voie de conséquence de cette étrangeté. Sur la bande-son, une voix chante dans les aigus, façon gospel, la question que tout spectateur est sans doute en train de se poser : est-ce un homme, est-ce une femme ? Bientôt, cette voix se fait corps à son tour, en l'occurrence celui d'un garçon poupin aux cheveux blonds, entouré d'un groupe de transsexuels.
Aussi bien cette séquence d'ouverture en deux temps annonce-t-elle l'essentiel du programme, pour le moins audacieux, de ce film : le refus du suspense graveleux et du cliché parodique par l'affirmation d'une beauté sui generis de l'indétermination sexuelle, le montage comme dynamique créatrice du corps biologique en même temps que du corps filmique, l'impureté comme esthétique de la résistance aux tendances normatives de l'organisation sociale. Rien de tout cela, au départ, ne semble pourtant aller de soi, s'agissant d'une intrigue qui comporte pour personnages principaux une prostituée transsexuelle (Stéphanie), un beur homosexuel et prostitué occasionnel (Djamel), ainsi qu'un immigré russe clandestin dont il est loisible de penser qu'il marche à l'eau et au gaz (Mikhaïl).
Cela va d'autant moins de soi que ces Pieds-Nickelés de la marge sociosexuelle vivent, s'aiment et font l'amour ensemble. L'improbabilité de ce casting, l'altérité de ses mœurs (transsexualité, homosexualité, triolisme et prostitution), la charge dont il grève d'emblée la barque du film, rend d'autant plus stupéfiante la manière dont celui-ci passe tous les écueils attendus, pour imposer au final chacun de ses membres comme un personnage à part entière. Tout autant que le regard, empreint d'autant d'amour que de dignité, porté sur eux par le metteur en scène, l'itinéraire géographique et sentimental décrit par le film permet de comprendre comment cela a été rendu possible.
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