Jurisprudence : Droit d'auteur
Cour d’appel de Paris Pôle 5, chambre 2 Arrêt du 17 juin 2011
Diana Evangelina D. L. / KMBO, Les Piquantes
film - photographie - reproduction - site internet
FAITS ET PROCEDURE
Diana Evangelina D. L. expose que son père, Alberto D. G. dit Korda, est l’auteur de la photographie prise le 5 mars 1960 à La Havane, intitulée “Guerillero Héroïco”, représentant Ernesto Che Gevara, de face, coiffé d’un béret, le regard grave et déterminé.
Elle est titulaire du droit moral de son père depuis le décès de celui-ci survenu le 25 mai 2001.
Elle eut connaissance, courant juin 2010, de la diffusion sur les sites internet de la société KMBO (www.kmbofilms.com et www.dirtydiaries-lefilm.com) d’un visuel reprenant les caractéristiques de la photographie, sans mentionner le nom de son père, pour faire la promotion d’un film intitulé “Dirty Diaries” produit par Mia E. et la société Story AB. Le visage d’une jeune femme dont la poitrine abondante est dénudée, est substitué à celui du Che. Le sous titre du film est : “repenser la pornographie, 12 réalisatrices 12 propositions”.
La société KMBO assure la distribution du film et en confia la promotion à la société Les Piquantes, agence de relations de presse, qui organisa la diffusion d’une affiche reproduisant le visuel en cause.
Estimant que ce faisant les sociétés KMBO et Les Piquantes avaient porté atteinte au droit au nom et au droit au respect de l’œuvre, Madame D. L. l’assigna en contrefaçon devant le tribunal de grande instance de Paris.
Par jugement en date du 16 septembre 2010, le tribunal débouta la demanderesse de l’ensemble de ses prétentions estimant que la liberté d’expression autorisait qu’il puisse être procédé à des adaptations formelles de l’œuvre et que le film n’était contraire ni aux idéaux de Korda qui s’est exprimé sans équivoque sur la possibilité d’utiliser son œuvre, ni à ceux “de Che Guevara lui même, puisque le film dont il fait la promotion s’inscrit dans une démarche de justice sociale dont la cause des femmes, considérée dans toutes ses dimensions, fait partie”.
Vu les dernières écritures en date du 6 avril 2011 de Madame Diana Evangelina D. L. qui demande à la cour de dire que les sociétés KMBO et les Piquantes ont porté atteinte à ses droits en faisant une campagne médiatique, commerciale et publicitaire du film “Dirty Diairies” à caractère pornographique, mettant en scène des relations hetero et homo sexuelles violentes et explicites, par voie d’affichage en France et “mondialement” via leur site internet, par la diffusion du dossier de presse et ce, en reproduisant, dénaturant et dénigrant la photo de Korda ; elle sollicite outre le prononcé des mesures d’interdiction et de publication d’usage, y compris sur les pages d’accueil des sites en cause, une injonction de faire supprimer et retirer le visuel contrefaisant de nombreux sites étrangers aux parties, avant de demander à la cour de condamner in solidum les intimées à lui verser les sommes de 75 000 € en réparation de son préjudice moral ;
Vu les dernières écritures en date du 28 avril 2011 de la société KMBO qui conclut au rejet des débats des conclusions de l’appelante signifiées le 6 avril 2011 et des pièces qui les ont accompagnées, et à l’irrecevabilité des prétentions de l’appelante relatives au nouveau visuel diffusé, avant de solliciter la confirmation de la décision et la condamnation de l’appelante à lui verser la somme de 50 000 € à titre de dommages et intérêts pour abus d’exercice de son droit moral ; elle fait valoir subsidiairement que les demandes d’interdiction et de suppression sont devenues sans objet et qu’elle entend garantir la société Les Piquantes de toute condamnation qui pourrait être prononcée à son encontre ;
Vu les conclusions de la société Les Piquantes en date du 27 janvier 2011 qui fait sienne l’argumentation de la société KMBO et demande que soit donné acte à cette dernière qu’elle entend la garantir ;
DISCUSSION
Sur la recevabilité des écritures de Diana D. L. en date du 6 avril 2011
Considérant que la société KMBO souligne que les dernières écritures de l’appelante, augmentée de 25 pages par rapport aux précédentes, lui ont été signifiées le 6 avril dernier, jour de la clôture, ce qui conduisit le conseiller de la mise en état à reporter la clôture au 28 avril 2011, la mettant ainsi en difficulté pour y répondre ; qu’elle relève qu’elle n’a pas pu bénéficier pour conclure du même délai que son contradicteur qui attendit 6 mois après la déclaration d’appel pour développer son argumentation, et d’en conclure que le principe de la contradiction rappelé par les articles 15 et 16 du Code de procédure civile n’aurait pas été respecté ;
Mais considérant d’une part, que la clôture a été finalement reportée au 5 mai dernier date à laquelle elle est effectivement intervenue, laissant ainsi aux intimées le temps nécessaire pour répliquer, d’autre part, que la société KMBO n’est pas fondée à prétendre à l’existence d’une atteinte au principe de la contradiction sans préciser les moyens auxquels elle n’aurait pas été mesure de répliquer ;
Que la demande sera rejetée ;
Sur la recevabilité de demandes formées au titre du deuxième visuel
Considérant que ce moyen est dénué d’objet, l’appelante soulignant dans ses dernières conclusions que celui-ci n’est pas ici en cause ;
Sur l’atteinte au droit de l’auteur
Considérant que l’originalité de la photo prise et retravaillée par Korda n’est pas discutée ; qu’il a en effet su saisir et isoler, comme il le déclara lui même, le regard du Che où se mêlaient la détermination et la souffrance ; que la gravité de ce regard, annonciateur des événements à venir, qui ressort d’un visage encore juvénile, a été rendu avec force par cette photographie qui prit rapidement une valeur d’icône ;
Considérant que le visuel litigieux reprend exactement la même posture sous le même angle, le même béret, les mêmes cheveux, les mêmes contours, la même veste zippée dont le col recouvre le cou ; que le regard est celui d’une femme, orienté dans la même direction que celui du Che et porteur d’une détermination comparable ;
Qu’à l’étoile du béret a été substitué le symbole de la féminité ; que la partie basse du visuel est occupée par la représentation d’une poitrine dénudée, avec plaquée sur l’un des tétons, la lettre “X” ;
Qu’au dessus du visuel on peut lire le titre : “Repenser la pornographie” ;
Considérant qu’aux termes de l’article L 121-1 du Code de la propriété intellectuelle, « l‘auteur jouit du respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre” ;
Considérant que d’évidence, le visuel litigieux reprend l’ensemble des caractéristiques de l‘œuvre de Korda, sans mentionner son nom ;
Que sous réserve de l’exception de parodie nullement en cause ici, la liberté d’expression citée par les premiers juges ne peut légitimer une atteinte portée au respect dû à l’œuvre et notamment à ce qu’il est convenu d’appeler son esprit ;
Considérant en l’espèce, que le visuel détourne le contexte dans lequel la photographie a été prise, pour servir la promotion d’un film qui traite de la “pornographie féministe” ;
Qu’en effet, ainsi que l‘énonce la productrice, le dessein du film est de tenter de répondre à cette question “Comment pouvons – nous libérer nos propres fantasmes sexuels des images publicitaires qui s’impriment chaque jour dans notre subconscient… Chaque réalisatrice (des 12 courts-métrages) de ce projet a sa propre interprétation de la pornographie féministe” ;
Considérant qu’au regard du contexte dans lequel l’œuvre a été prise, de sa portée politique et historique, l’emploi de ses caractéristiques pour servir la cause dont les intimées se réclament, – qui ne participe à l’évidence pas à la propagation de la mémoire du Che -, traduit manifestement une atteinte portée au respect dû à l’œuvre non seulement en raison des modifications et des adjonctions qui y ont été apportées, mais aussi au regard de la nature de l’œuvre filmographique pour la promotion de laquelle le visuel a été utilisé, usage commercial auquel aucun élément versé aux débats ne permet de penser que Korda aurait pu consentir ;
Considérant que le jugement déféré sera en conséquence infirmé en ce qu’il a rejeté l’action en contrefaçon ;
Sur les mesures réparatrices
Considérant qu’il sera fait droit dans les termes du dispositif ci-après aux mesures d’interdiction et de publication sollicitées ; que la mesure de publication sera limitée à un seul encart ;
Que la demande d’injonction de faire retirer le visuel litigieux de divers sites étrangers aux parties sera rejetée ;
Considérant que l’appelante soutient que si l’œuvre n’a pas été diffusée en salle, son annonce et sa promotion grâce au visuel contrefaisant ont permis la diffusion sur la toile de ce dernier, encore présent sur certains sites ;
Qu’elle ne justifie pas autrement sa demande de dédommagement à hauteur pourtant de 75 000 € ;
Considérant qu’en l’absence de données précises sur la durée pendant laquelle le visuel était présenté sur les sites de la société KMBO et du nombre d’affiches diffusées – la société KMBO soutenant avoir dès la mi-juin remplacé le visuel tant sur son site que sur ses affiches et documents – et au regard de la diffusions limitée du film en cause, il convient de condamner la société KMBO et la société Les Piquantes, professionnelle de la communication qui ne pouvait ignorer que les affiches qu’elle diffusait reprenaient les caractéristiques de l’œuvre de Korda, à verser à l’appelante la somme de 8000 € ;
Considérant que la société KMBO ne conteste pas devoir sa garantie à la société Les Piquantes ;
Sur l’article 700 du Code de procédure civile
Considérant que l’équité commande de condamner in solidum les intimées à verser à l’appelante la somme de 5000 € au titre des frais irrépétibles.
DECISION
Par ces motifs,
. Infirme en toutes ses dispositions le jugement déféré, sauf en ce qu’il a débouté la société KMBO de sa demande reconventionnelle,
Statuant à nouveau et y ajoutant,
. Dit qu’en diffusant pour la promotion d’une œuvre intitulée “Dirty Diairies, Repenser la pornographie”, un visuel altérant la photographie dont Korda est l’auteur, les sociétés KMBO et Les Piquantes ont porté atteinte au respect du à l’œuvre comme à celui dû au nom de son auteur et ont commis des actes de contrefaçon,
En conséquence,
. Leur interdit la poursuite ou le renouvellement des actes précités sous astreinte de 500 € par infraction contestée, passé un délai de quinze jours à compter de la signification de la présente décision,
. Les condamne in solidum à verser à Diana D. L. la somme de 8000 € à titre de dommages et intérêts, et de 5000 € au titre de l’article 700 du Code de procédure civile,
. Autorise l’appelante à faire publier le présent dispositif dans un magazine de son choix, sans que la part du coût de cette insertion supportée in solidum par les intimées ne dépasse la somme de 3000 €,
.Constate que la société KMBO ne conteste pas devoir sa garantie à la société Les Piquantes,
. Condamne la société KMBO et la société Les Piquantes aux entiers dépens de première instance et d’appel qui seront recouvrés dans les formes de l’article 699 du Code de procédure civile.
La cour : M. Girardet (président), Mmes Regniez et Nerot (conseillères)
Avocats : Me Randy Yaloz, Me Emmanuel Asmar, Me Isabelle Wekstein
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* Nous portons l'attention de nos lecteurs sur les possibilités d'homonymies particuliérement lorsque les décisions ne comportent pas le prénom des personnes.