Sur l’importance du refus du service militaire
SUR L’IMPORTANCE
DU REFUS DU SERVICE MILITAIRE[1]
Il y a un proverbe russe qui dit : « Tu peux désobéir à ton père et à ta mère, mais tu obéiras à la peau de l’âne », c’est-à-dire au tambour. Et ce proverbe s’applique, même au sens propre, aux hommes de notre temps qui n’ont pas accepté la doctrine du Christ ou qui l’acceptent déformée par l’Église. Les hommes qui n’ont pas accepté la doctrine du Christ, dans son essence, doivent renier tout sentiment humain et n’obéir qu’au tambour. Et une seule chose peut affranchir du tambour : la profession de la vraie doctrine du Christ.
Les peuples européens ont beau travailler à établir les nouvelles formes de la vie élaborées depuis longtemps déjà dans la conscience, c’est toujours l’ancien despotisme grossier qui guide la vie, et les nouvelles conceptions de la vie non seulement ne sont pas réalisées, mais même les anciennes, celles que la conscience humaine a dénoncées depuis longtemps, par exemple, l’esclavage, l’exploitation des uns au profit de l’oisiveté et du luxe des autres, les supplices, les guerres, s’affirment de jour en jour d’une façon plus cruelle. La cause, c’est qu’il n’existe pas une définition du bien et du mal acceptée par tous les hommes de sorte que, quelle que soit la forme de la vie mise en pratique, elle doit être soutenue par la violence.
L’homme aurait beau inventer la forme supérieure de la vie sociale, garantissant, soi-disant, la liberté et l’égalité, il ne pourrait s’affranchir de la violence, puisque lui-même est un violateur.
C’est pourquoi, si grand que soit le despotisme des gouvernants, si terribles que soient les maux auxquels ce despotisme soumet les hommes, l’homme qui tient à la vie sociale se soumettra toujours à lui. Cet homme, ou appliquera son esprit à justifier la violence existante et à trouver bien ce qui est mal, ou il se consolera en pensant que bientôt il trouvera le moyen de renverser le gouvernement et d’en établir un autre, très bon, qui transformera tout ce qui, maintenant, est mauvais. Et, en attendant que se réalise ce changement rapide ou lent des formes existantes, changement duquel il attend le salut, il obéit servilement aux gouvernants existants, quels qu’ils soient, et quelles que soient leurs exigences. Certes, il n’approuve pas le pouvoir qui, à un moment donné, emploie la violence, mais, non seulement il ne nie pas la violence et les organes de la violence, il les juge nécessaires. Et c’est pourquoi il obéira toujours à la violence gouvernementale existante. L’homme social est un violateur, donc toujours, inévitablement, c’est un esclave.
La soumission avec laquelle les Européens, surtout ceux qui sont fiers de la liberté, ont accepté une des mesures les plus despotiques, les plus honteuses inventées jamais par les tyrans — le service militaire obligatoire, le prouve mieux que tout. Le service militaire obligatoire accepté par tous les peuples sans contradiction, sans révolte, même avec une joie libérale quelconque, est une preuve éclatante de l’impossibilité pour l’homme social de se délivrer de la violence et de modifier l’état existant.
Quelle situation peut être plus insensée, plus pénible que celle où se trouvent actuellement les peuples européens qui dépensent la plus grande partie de leurs ressources à la préparation de moyens propres à détruire leurs voisins, des hommes que rien ne sépare d’eux mais avec lesquels ils vivent en étroite communion spirituelle ? Que peut-il y avoir de plus terrible pour ces peuples que cette crainte toujours pendantes qu’un fou quelconque, qui s’appelle l’empereur, dise quelque chose qui déplaise à un autre fou pareil ? Quoi de plus terrible que tous ces moyens de destruction inventés chaque jour : canons, bombes, grenades, mitraille, poudre sans fumée, torpilles et autres engins de mort ? Et cependant, tous les hommes, comme des bêtes poussées par le fouet sous la hache, iront docilement où on les enverra, périront sans révolte et tueront d’autres hommes sans même se demander pourquoi ils le font, et, non seulement ils ne s’en repentiront pas, mais ils seront fiers de ces pendeloques qu’ils seront autorisés de porter pour avoir bien tué, et ils élèveront des monuments à ce malheureux fou, à ce criminel, qui les aura obligés à ces actes.
Les hommes de l’Europe libérale se réjouissent de ce qu’on ne leur défende pas d’écrire toutes sortes de sottises et de prononcer n’importe quelles paroles aux dîners, aux meetings, aux Chambres, et ils se croient absolument libres, de même les bœufs qui paissent dans le pré de l’abattoir se croient tout à fait libres. Et cependant, jamais peut-être le despotisme du pouvoir ne causa aux hommes autant de malheurs que maintenant, et ne méprisa autant les hommes qu’aujourd’hui. Jamais l’effronterie des violateurs et la lâcheté de leurs victimes n’atteignit le degré où nous les voyons.
Les jeunes gens se rendent aux casernes, les pères et les mères, ceux-là mêmes qu’ils ont promis de tuer, les accompagnent. Il est évident déjà qu’il n’y a pas humiliation ni honte que ne supporteraient les hommes d’à présent. Il n’y a pas de lâcheté, pas de crime qu’ils ne commettraient si cela leur faisait le moindre plaisir et les délivrait du plus petit danger. Jamais encore la violence du pouvoir et la dépravation des dominés n’avaient atteint tel degré. Il y eut toujours et il y a chez tous les hommes en possession de leur force morale quelque chose qu’ils tiennent pour sacré, qu’ils ne peuvent céder à aucun prix, au nom de quoi ils sont prêts à supporter les privations, les souffrances, la mort même, quelque chose qu’ils n’échangeraient pour aucun bien matériel. Et presque chaque homme, si peu développé soit-il, le possède. Dites à un paysan russe de cracher l’hostie ou de blasphémer l’icône, il mourra plutôt que de le faire. Il est trompé, il croit que l’icône est sacrée et ne tient pas pour tel ce qui l’est vraiment (la vie humaine), mais il y a pour lui quelque chose de sacré qu’il ne céderait pour rien. Il y a une limite à sa soumission ; il y a en lui un os qui ne plie pas. Mais où est cet os chez l’homme civilisé qui se vend comme esclave au gouvernement ? Quelle est cette chose sacrée qu’il ne cédera jamais ? Elle n’existe pas. Il est entièrement mou et se plie tout entier. S’il y avait pour lui quelque chose de sacré, alors, à en juger par tout ce qu’on raconte dans son monde avec un pathos hypocrite, ce devrait être l’humanité, c’est-à-dire le respect de l’homme dans ses droits, dans sa liberté, dans sa vie. Et quoi ? Lui, le savant éclairé qui, dans les écoles supérieures, a appris tout ce que l’esprit humain a élaboré avant lui, lui qui se place au-dessus de la foule, lui qui parle sans cesse de la liberté, des droits, de l’intangibilité de la vie humaine, on le prend, on le revêt d’un costume grotesque, on lui ordonne de se redresser, de saluer, de s’humilier devant tous ceux qui portent sur leur habit un galon de plus, de promettre de tuer frères et parents, et il est prêt à tout cela, il demande seulement quand et comment on le lui ordonnera. Demain, libéré, avec une importance nouvelle il recommencera à prêcher les droits, la liberté, l’intangibilité de la vie humaine, etc., etc.
Et voilà ! Avec de pareils hommes qui promettent de tuer leurs parents, les libéraux, les socialistes, les anarchistes, en général les hommes sociaux, songent à organiser une société où l’homme serait libre ! Mais quelle société morale et raisonnable peut-on édifier avec de tels hommes ? Avec de pareils hommes, en quelque combinaison qu’on les mette, on ne peut qu’arranger un troupeau d’animaux dirigés par les cris et les fouets des bergers.
Un pesant fardeau s’est abattu sur les hommes et les écrase, et les hommes, écrasés de plus en plus, cherchent le moyen de s’en délivrer.
Ils savent qu’en unissant leurs forces ils pourraient soulever le fardeau et le renverser, mais ils ne peuvent se mettre tous d’accord sur la façon de s’y prendre, et chacun s’incline de plus en plus, laissant le fardeau appuyer sur les épaules des autres. Et le fardeau écrase de plus en plus les hommes et tous auraient déjà péri s’il ne s’en trouvait dont les actes sont guidés non par les considérations des conséquences extérieures des actes, mais par l’accord des rites avec la conscience.
Ces hommes sont les chrétiens : au lieu du but extérieur dont l’atteinte exige le consentement de tous, ils se donnent un but intérieur accessible sans qu’aucun consentement soit nécessaire. En cela est l’essence du christianisme. C’est pourquoi le salut de l’asservissement dans lequel se trouvent les hommes, impossible pour les hommes aux idées sociales, est réalisé par le christianisme : la conception sociale de la vie doit être remplacée par la conception chrétienne de la vie.
Le but de la vie générale ne peut être entièrement connu, — dit à chacun la doctrine chrétienne, — il se présente à toi uniquement comme le rapprochement de plus en plus grand, de tous, vers un bien infini : la réalisation du royaume de Dieu, tandis que tu connais indubitablement le but de la vie personnelle qui consiste à réaliser en toi la perfection la plus grande, l’amour, nécessaire pour la réalisation du royaume de Dieu. Et ce but, tu le connais toujours, et il est toujours accessible. Tu peux ignorer les meilleurs buts particuliers, extérieurs ; on peut placer des obstacles entre eux et toi, mais personne et rien ne peuvent arrêter le rapprochement vers la perfection intérieure, l’augmentation de l’amour, en toi et dans les autres. Et que l’homme remplace le but extérieur, social, mensonger, par le seul but vrai, indiscutable, accessible, intérieur de la vie, aussitôt tomberont toutes les chaînes qui semblaient impossibles à rompre, et il se sentira tout à fait libre. Le chrétien s’affranchit de la loi de l’État parce qu’il n’en a besoin ni pour lui, ni pour les autres, puisqu’il juge la vie humaine plus garantie par la loi d’amour qu’il professe que par la loi soutenue par la violence.
Pour le chrétien qui connaît les besoins de la loi d’amour, les besoins de la loi de violence non seulement ne peuvent être obligatoires, mais ils se présentent à lui comme des erreurs qui doivent être dénoncées et détruites.
L’essence du christianisme, c’est l’accomplissement de la volonté de Dieu qui n’est possible qu’avec la liberté extérieure absolue. La liberté est la condition nécessaire de la vie chrétienne. La profession du christianisme affranchit l’homme de tout pouvoir extérieur et, en même temps, lui donne la possibilité d’atteindre cette amélioration de la vie qu’il cherche vainement par le changement des formes extérieures de la vie.
Il semble aux hommes que leur situation s’améliore grâce aux changements des formes extérieures de la vie, et, cependant ces changements ne sont pas toujours la conséquence d’une modification de la conscience ; or la vie ne s’améliore que dans la mesure où ces changements sont basés sur une évolution de la conscience.
Tous les changements extérieurs des formes de la vie qui ne sont pas la conséquence d’une modification de la conscience non seulement n’améliorent pas la condition des hommes, mais, le plus souvent, l’aggravent. Ce ne sont pas les décrets du gouvernement qui ont aboli le massacre des enfants, les tortures, l’esclavage, c’est l’évolution de la conscience humaine qui a provoqué la nécessité de ces décrets ; et la vie ne s’est améliorée que dans la mesure où elle a suivi le mouvement de la conscience, c’est-à-dire dans la mesure où la loi d’amour a remplacé dans la conscience de l’homme la loi de violence.
Si les modifications de la conscience ont de l’influence sur celles des formes de la vie, il semble aux hommes que la réciproque doive être vraie, et comme il est plus agréable et plus facile (les résultats de l’activité sont plus évidents) de diriger l’activité sur des changements extérieurs, ils préfèrent toujours employer leurs forces non à modifier leur conscience mais à changer les formes de la vie, et c’est pourquoi, dans la plupart des cas, ils sont occupés non de l’essence de l’affaire, mais de son semblant. L’activité extérieure, inutile, remuante, qui consiste à établir et appliquer les formes extérieures de la vie, cache aux hommes cette activité intérieure, essentielle, du changement de leur conscience, qui seul peut améliorer leur vie. Et c’est cette erreur qui retarde le plus l’amélioration générale de la vie des hommes.
Une vie meilleure ne peut être qu’avec le progrès de la conscience humaine, et c’est pourquoi tout homme qui désire améliorer la vie doit s’employer à modifier sa conscience et celle d’autrui. Mais c’est précisément ce que les hommes ne veulent pas faire, au contraire, ils emploient toutes leurs forces au changement des formes de la vie espérant qu’il entraînera une modification de la conscience.
Le christianisme, et le christianisme seul, affranchit les hommes de l’esclavage ou ils se trouvent présentement, et le christianisme seul leur donne la possibilité d’améliorer réellement leur vie personnelle et la vie générale. Cela devrait être clair pour tous, mais les hommes n’ont pu l’accepter tant que la vie, d’après les conceptions sociologiques, n’était pas entièrement connue, tant que le champ des mœurs, des cruautés, des souffrances de la vie sociale et gouvernementale n’était pas étudié dans toutes les directions.
On cite souvent, comme preuve la plus convaincante de l’insuffisance de la doctrine du Christ que cette doctrine connue depuis dix-neuf siècles n’a été acceptée et admise que d’une façon extérieure. Si cette doctrine connue depuis si longtemps n’est pas encore devenue le guide de la vie des hommes, si tant de martyrs du christianisme ont souffert en vain sans changer l’ordre existant, n’est-ce pas la preuve évidente que cette doctrine n’est pas la vraie et n’est pas réalisable ? disent les hommes.
Parler et penser ainsi c’est la même chose que dire et penser d’un grain qui ne donne pas immédiatement des fleurs et des fruits et se disloque dans la terre qu’il est mauvais et stérile.
Le fait que la doctrine du Christ ne fut pas acceptée dans toute son importance au moment où elle parut, et ne fut admise qu’en une forme extérieure, altérée, était inévitable et nécessaire.
Une doctrine qui détruisait toute l’ancienne contemplation du monde et en établissait une nouvelle ne pouvait être acceptée d’un coup dans toute son importance, elle ne pouvait l’être que sous un aspect extérieur, et déformée. Et, en même temps, son acceptation sous cette forme était nécessaire pour que les hommes, incapables de comprendre la doctrine et la voie morale, fussent amenés, par la vie même, à l’accepter dans toute sa vérité.
Pouvons-nous imaginer des Romains et des Barbares acceptant la doctrine du Christ dans le sens où nous l’entendons maintenant ? Est-ce que les Romains et les Barbares pouvaient croire que la violence ne peut mener qu’à l’augmentation de la violence, que les tortures, les supplices, les guerres n’expliquent et ne résolvent rien, mais embrouillent et compliquent tout ?
L’énorme majorité des hommes de ce temps n’était pas apte à comprendre la doctrine du Christ par la voie morale. Il fallait les y amener par la vie elle-même, par les moyens qui montrent, en pratique, que chaque écart de la doctrine entraîne le mal.
La vérité chrétienne qui, autrefois, ne se reconnaissait que par le haut élan du sentiment prophétique est devenue la vérité facilement accessible même à l’homme le plus simple et, de nos jours, cette vérité s’impose à chacun.
L’évolution de la conscience ne se fait pas par bonds, elle n’est pas discontinue et l’on ne peut jamais trouver la limite qui sépare deux périodes de la vie de l’humanité ; et cependant elle existe, comme il en existe une entre l’enfance et l’adolescence, entre l’hiver et le printemps, etc. S’il n’y a pas un trait limitrophe, il y a une période transitoire, et c’est celle que vit maintenant l’humanité européenne. Tout est prêt pour le passage d’une période à l’autre, il ne faut plus que la poussée qui réalisera ce changement. Et cette poussée peut être donnée à chaque moment. La conscience sociale nie depuis longtemps les formes anciennes de la vie, elle est prête à en adopter de nouvelles. Tous le savent et le sentent également. Mais l’inertie du passé, la crainte de l’avenir font que souvent ce qui est prêt depuis longtemps dans la conscience ne passe pas encore dans la réalité, parfois il suffit d’un mot pour que la conscience s’impose, et cette force importante dans la vie commune de l’humanité — l’opinion publique — transforme immédiatement, sans lutte et sans violences, tout l’ordre existant.
La situation de l’humanité européenne avec le fonctionnarisme, les impôts, le clergé, les prisons, les guillotines, les forteresses, les canons, la dynamite, semble, en effet, horrible, mais cela paraît seulement. Tout cela, toutes les horreurs qui se commettent et celles à venir, toutes ne sont basées que sur notre représentation. Tout cela, non seulement ne peut pas exister mais ne doit pas exister, conformément à l’état de la conscience humaine. La force n’est pas dans les prisons, dans les fers, dans les potences, dans les canons, dans la poudre, mais dans la conscience des hommes qui emprisonnent, pendent, manœuvrent les canons. Et la conscience de ces hommes est en butte à la contradiction la plus tendue, la plus criante, elle est tiraillée de deux côtés opposés. Christ a dit qu’il a vaincu le monde, et, en effet, il l’a vaincu. Le mal du monde, malgré toutes ses horreurs, n’existe déjà plus, parce qu’il a disparu de la conscience des hommes. Et il ne faut qu’une petite poussée pour que ce mal s’anéantisse et fasse place à une nouvelle forme de la vie.
Dans les premiers temps du christianisme, quand le guerrier Théodore déclara au pouvoir que lui, chrétien, ne pouvait porter les armes, et qu’il fut exécuté pour ce fait, ceux qui le condamnèrent le regardaient franchement comme un fou, et non seulement, on ne cachait pas un tel acte, mais on le livrait à la réprobation générale.
Mais, maintenant qu’en Autriche, en Prusse, en Suède, en Russie, dans toute l’Europe, le nombre des réfractaires grandit considérablement, ces cas n’apparaissent plus aux potentats comme des cas de folie, mais comme des faits très dangereux, et non seulement les gouvernants ne les vouent pas à l’exécration générale mais ils les cachent soigneusement, sachant que les hommes s’affranchiront de leur esclavage, de leur ignorance, non par les révolutions, les associations ouvrières, les congrès de la paix, les livres, mais par le moyen le plus simple, celui-ci : que chaque homme sollicité à participer à la violence sur ses frères et sur soi-même se demande avec étonnement : « Pourquoi le ferais-je ? »
Ce ne sont pas les institutions compliquées, les associations, les arbitrages, etc., qui sauveront l’humanité, c’est ce simple raisonnement, quand il deviendra général. Et il peut et doit le devenir bientôt. La situation des hommes de notre temps est semblable à celle de l’homme endormi que tourmente un cauchemar pénible : l’homme se voit dans une situation épouvantable, il attend un mal horrible auquel lui-même participe ; il sent que ce ne doit pas être, mais il ne peut s’arrêter et le mal se rapproche de plus en plus ; l’homme est pris de désespoir, il est à bout et il se pose la question : mais est-ce bien la vérité ? Et il suffit qu’il doute de la vérité pour qu’aussitôt il s’éveille et que se dissipe tout ce qui l’angoissait et le faisait souffrir.
Il en est de même avec ce signe de la violence, de l’asservissement, de la cruauté et de la nécessité d’y participer, avec cette terrible contradiction entre la conscience chrétienne et la vie barbare, dans laquelle se trouvent les peuples européens. Mais qu’ils s’éveillent du sommeil dans lequel ils sont plongés, qu’ils s’éveillent à cette contemplation supérieure de la vie révélée par le christianisme il y a mille neuf cents ans, qui nous appelle de tous côtés, et, momentanément, disparaîtra tout ce qui est si terrible, et, comme il arrive au réveil d’un cauchemar, l’âme, à la conscience de ce qui est, deviendra joyeuse et il lui sera même difficile de comprendre comment pareille insanité pouvait venir en rêve.
Il suffit de s’éveiller pour un moment de cet étourdissement perpétuel dans lequel le Gouvernement tâche de nous entretenir, il suffit d’envisager ce que nous faisons du point de vue de ces mêmes exigences morales que nous demandons des enfants, et même des animaux, en leur défendant de se battre, pour être horrifiés de toute l’évidence de la contradiction dans laquelle nous vivons. Il faut seulement que l’homme s’éveille de l’hypnose de l’imitation où il vit et qu’il regarde sobrement ce que l’État exige de lui pour que, non seulement, il refuse d’obéir, mais éprouve un étonnement et une indignation indicibles qu’on ose lui poser de pareilles exigences.
Et cet éveil peut se produire d’un moment à l’autre.
- ↑ Cet article est la variante inédite du chapitre VIII de l’ouvrage du comte L. Tolstoï : « Le Royaume de Dieu en vous ».