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Explications présentées au ministère public sur le droit de propriété

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EXPLICATIONS
PRÉSENTÉES AU MINISTÈRE PUBLIC
SUR LE DROIT DE PROPRIÉTÉ


COUR D’ASSISES DU DÉPARTEMENT DU DOUBS
(Séance du 3 février 1842.)




Le 3 février dernier, comparut devant le jury de Besançon l’auteur d’une brochure intitulée : Avertissement aux propriétaires ou Lettre à M. Considérant, rédacteur de LA PHALANGE, sur une défense de la propriété, sous la prévention : 1o d’attaque à la propriété ; 2o de provocation à la haine de plusieurs classes de citoyens ; 3o d’excitation à la haine et au mépris du gouvernement du roi ; 4o d’outrage envers la religion catholique.

Notre intention n’est point de donner une relation détaillée de ce procès, qui n’eut de commun avec tant d’autres du même genre que les formes de la poursuite et la juridiction. Le ministère public invoquait la loi écrite, l’accusé parlait au nom d’une science, et, par la forme et le fond de ses réponses, semblait moins attendre un verdict d’acquittement qu’une déclaration d’incompétence. Ainsi, que l’on ne nous accuse pas d’infidélité, si nous bornons notre compte-rendu à cette partie de la défense qui, purement explicative, n’était guère, dans l’intention de l’accusé, qu’une sorte de programme de ses recherches sur l’organisation politique et industrielle, et la constitution de l’égalité.

M. l’avocat général Jobard soutient la prévention avec toute l’habileté d’un jurisconsulte consommé, mais obligé de se renfermer dans le texte de la loi. Après lui, le prévenu lit une défense écrite, dont nous extrayons les passages suivants :


Je n’ai écrit dans toute ma vie qu’une chose, messieurs les jurés, et cette chose, je vais vous la dire tout de suite, afin qu’il n’en soit tantôt plus question. La propriété, c’est le vol. Et savez-vous ce que j’ai conclu de là ? C’est que pour abolir cette espèce de vol, il faut l’universaliser. Je suis, vous le voyez, messieurs les jurés, aussi conservateur que vous ; et quiconque vous dira le contraire, prouvera par cela seul qu’il n’entend rien à mes livres, je dis plus, rien aux choses de ce monde.

C’est au législateur, selon Justinien, d’interpréter la loi ; c’est à l’écrivain d’expliquer aussi, ses écrits. Or, bien que je ne veuille pas faire de ma défense une leçon d’économie politique, il importe à ma justification que j’explique de quelle manière il faut entendre cette universalisation de la propriété : ce sera la meilleure réponse à la thèse de M. l’avocat général. Car si je prouve que pour rendre les propriétés égales, il faut conserver les droits existants, il s’ensuit que la pensée d’expropriation serait une contradiction dans ma propre doctrine, conséquemment, qu’il est logiquement impossible que je me sois rendu coupable du fait dont on m’accuse, et qui ne m’est imputé que parce que l’on confond l’idée de dépossession, que je repousse, avec celle d’abolition du domaine de propriété, que je proclame.

Parlons du travail. Le travail, messieurs les jurés, est après Dieu et la religion ce que sans doute vous aimez le plus, ce que vous estimez davantage, ce que vous recommandez tous les jours à vos enfants. C’est par le travail que vous êtes devenus ce que vous êtes ; et qui essayerait de vous prouver, à vous qui avez travaillé toute votre vie, qui avez hérité légitimement de vos pères, qui vous sentez les mains nettes et la conscience pure ; qui essayerait, dis-je, de vous prouver que votre possession pourrait être, à votre insu, viciée et fondée sur un titre illégitime, ne serait pas écouté de vous, et vous le dédaigneriez comme un sophiste.

Laissons donc la métaphysique du droit ; elle n’est pas du ressort des cours d’assises.

Rien, selon vous-même, messieurs les jurés, de plus justement acquis que ce que nous avons gagné à la sueur de notre visage ; rien aussi de plus formellement condamné par le catéchisme que de retenir le salaire des ouvriers.

La religion a fait de ce crime un des quatre péchés qui crient vengeance contre le ciel. Cela posé, je me suis demandé un jour de combien de manières on pouvait retenir le salaire à l’ouvrier ; et cet examen m’a fait découvrir des choses fort curieuses, des choses que vous ne soupçonnez pas, messieurs les jurés.

Si un ouvrier fait pour trois francs d’ouvrage en un jour, il est juste de lui donner trois francs. Toute retenue est un crime qui crie vengeance, ne l’oubliez pas. Or, le monde est plein de gens à qui l’on retient tous les jours quart, tiers, moitié de leur journée, et cela sans que le Code Napoléon, que certaines gens admirent à l’égal du Décalogue, ait seulement prévu le cas.

Une paire de souliers vaut, je suppose, cinq francs. Évaluant à deux francs cinquante centimes les fournitures de toute espèce qui entrent dans la fabrication d’une paire de souliers, le reste compose le salaire de l’ouvrier, le prix de sa journée de travail. Et admettant que l’ouvrier soit libre, qu’il reçoive intégralement son salaire, et que tous les jours il fasse une paire de souliers, on dira de lui qu’il gagne deux francs cinquante centimes par jour. Mais il arrive fréquemment qu’un ouvrier n’est pas connu de la pratique, ou bien qu’il n’a pas de quoi former un établissement ; d’ailleurs, il en est d’une clientèle comme d’un fonds de terre ; elle s’attache aux individus, se transmet de père en fils, et ne l’obtient pas qui veut. Le public a ses habitudes, il se donne à une boutique, à une enseigne ; rien n’est plus capricieux que sa faveur. Dans ce cas, l’ouvrier qui est sans ouvrage offre ses services à un autre ouvrier qui est établi, et qui s’appelle bourgeois.

Le bourgeois vend, comme l’autre, ses souliers cinq francs ; car la concurrence est là, d’un côté, qui empêche d’augmenter indéfiniment le prix des marchandises ; de l’autre, la valeur des fournitures et la nécessité de vivre, qui empêchent l’abaissement des prix au-dessous d’un certain niveau. Si donc, le bourgeois a de l’ouvrage, il est probable qu’il fera travailler son compagnon, mais à condition que celui-ci renoncera à une partie de son salaire, car il faut que le maître gagne sur l’ouvrier. Si bien que l’ouvrier ne recevra pas tout ce qui lui revient, que tous les jours il verra de ses yeux vendre son produit pour un prix supérieur à celui qu’il aura reçu, et tout cela sans qu’il ait droit de réclamer.

Tout à l’heure, messieurs les jurés, je vous ferai voir que ce bourgeois, sur qui vous croyez peut-être que j’appelle toutes les fureurs de la populace, est en général un fort honnête homme, qui ne peut faire autrement, et qui est souvent plus à plaindre que celui qu’il dépouille.

Mais voyons ce qui résulte de la retenue faite sur les journées des ouvriers.

Quand vous achetez une paire de souliers, vous achetez la journée d’un cordonnier : quand un cordonnier s’achète des souliers, il rachète sa propre journée. Si donc sa journée vaut cinquante sous sur le marché, et qu’il n’en gagne que quarante à l’atelier, comment voulez-vous qu’il paye sa propre marchandise ? Alors, direz-vous, il faut qu’il fasse ses souliers lui-même : par là il se les procurera au prix de revient, et il échappera à la retenue.

L’observation est juste ; mais nous ne sommes pas au bout. Le cordonnier ne peut pas se procurer par lui-même toutes les choses dont il a besoin, puisqu’il n’a qu’une profession ; il faut, pour subsister, qu’il achète tour à tour la journée d’un tailleur, la journée d’un boulanger, la journée d’un vigneron, etc. Et comme il ne peut acheter toutes ces journées qu’en offrant la sienne en échange ; comme d’un autre côté, en supposant le salaire égal pour tous les corps de métier, et la retenue aussi égale, le prix de toutes ces journées surpasse ce que l’acheteur peut en offrir, il s’ensuit qu’un ouvrier qui a besoin pour vivre d’acheter trois cent soixante-cinq journées de travail étranger à trois francs, et qui ne reçoit que deux francs cinquante centimes par jour, se trouve au bout de l’an lésé d’une somme de cent quatre-vingt deux francs cinquante centimes d’après Barrême.

On dira peut-être que le salaire n’étant pas partout le même l’ouvrier à deux francs cinquante centimes se rattrape sur l’ouvrier à deux francs et au-dessous. Mais, messieurs les jurés, c’est là précisément ce qui fait l’inégalité des conditions ; c’est pour cela qu’il y a de pauvres états, comme l’on dit, bien que la sagesse antique ait déclaré qu’il n’y avait point de sot métier, qu’il n’y avait que de sottes gens. La société est comme une pyramide : les assises inférieures portent les supérieures, et s’enfoncent sous le poids. Au surplus, il suffit d’une règle de proportion pour trouver la moyenne des retenues, et par conséquent la raison arithmétique de l’appauvrissement de certaines classes de travailleurs. Cela se calcule absolument comme les tables de mortalité.

Et voilà ce qui nous explique la profondeur désespérante du proverbe populaire : Les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés ; voilà pourquoi aussi les maçons se trouvent les plus mal logés, pourquoi les vignerons ne boivent souvent que de l’eau, et rarement du meilleur ; pourquoi les boulangers crient famine au sein même de l’abondance. C’est qu’il y a des bourgeois, des maîtres, placés au-dessus des ouvriers, qui font une retenue sur les salaires, parce qu’eux-mêmes sont dépouillés par d’autres, tant enfin qu’on arrive à un petit nombre de privilégiés qui, élevés au-dessus des autres, profitent de toutes les retenues et n’en subissent aucune, par cette excellente raison qu’ils ne travaillent pour personne.

Or, messieurs les jurés, l’économie politique, science de fraîche date, mais qui déjà promet merveilles, donne le moyen de sortir de cette impasse, sans froisser aucune existence, sans nuire à aucun intérêt, sans rien ôter aux riches, sans leur demander autre chose que la permission de travailler mieux et plus que l’on n’a fait jusqu’à ce jour.

Comme la géométrie, l’économie politique a ses axiomes, ses définitions, ses lois et ses formules ; comme la géométrie elle procède méthodiquement du connu à l’inconnu, et partant des vérités les plus triviales, elle s’élève jusqu’à l’intelligence des lois divines et humaines.

Que disent les géomètres ?

La ligne droite est le plus court chemin d’un point d’un à un autre.

Tous les rayons du cercle sont égaux.

Touts ligne droite qui tombe sur une autre ligne droite, forme avec celle-ci deux angles adjacents, qui équivalent à deux angles droits.

C’est avec cela que les géomètres mesurent la circonférence du globe et la hauteur des montagnes, calculent la marche des corps célestes, prédisent les éclipses, pèsent la lune et les planètes, et trouvent la distance et le diamètre du soleil.

Les économistes, dans un autre ordre d’idées, procèdent absolument de même. Voici sur quels principes ils s’appuient.

L’homme ne produit rien que par le travail.

Le salaire doit être égal au produit.

La force productive du travail est en raison directe de sa division.

À l’aide de ces principes si simples, et de quelques autres qui en découlent, les économistes se proposent d’abolir le vol et la propriété sans déposséder personne ; d’organiser le travail, d’expliquer les causes et les accidents des révolutions ; d’approfondir les secrets de Dieu et de calculer l’avenir. Et ils en viendront à bout, n’en doutez pas, messieurs les jurés, car toute question que l’esprit humain peut s’adresser, il peut aussi la résoudre.

D’après ces niveleurs d’une espèce nouvelle, auxquels je me fais gloire d’appartenir, et qui ne ressemblent guère à ceux qui ont épouvanté la France il y a cinquante ans, d’après ces réformistes si calomniés et si peu compris, il est absurde de donner six mille francs à un recteur et quinze cents francs à un juge, et on sait pourquoi ; d’après eux encore, la propriété est un monopole dont l’existence temporaire entrait dans les vues de la Providence, et on explique quelles ont été ces vues. Mais selon eux aussi, il faut augmenter toujours le revenu des propriétaires, afin de rendre possible l’égalité des conditions. Je vais, messieurs les jurés, vous donner une idée de leurs théories à cet égard, théories que le gouvernement, bientôt aussi égalitaire que moi, a déjà commencé de mettre en pratique.

Parlons de finances.

On appelle rentier tout capitaliste qui prête à l’État, à perpétuité, une somme d’argent, moyennant 3, 4, 5 pour 100 d’intérêt. Or, la moindre somme dont l’État accepte le prêt étant, je crois, 100 fr., et la quote de l’emprunt limitant à un petit nombre de personnes l’avantage de la rente, il s’ensuit que la constitution de cette rente, toujours fort recherchée, crée un véritable privilège. Cette création date de la Convention nationale.

Mais tous les Français, d’après la Charte, sont égaux devant la loi ; en conséquence, le gouvernement, ne pouvant abolir le privilège de la rente, s’est occupé dans ces dernières années de faire de tous les Français des privilégiés au même titre, d’autant mieux que c’est les intéresser à l’ordre et à la paix publique. De là les caisses d’épargnes, où l’on reçoit de 1 fr. jusqu’à 200, et où l’intérêt se paye depuis 2 jusqu’à 4 p. 100.

Maintenant, messieurs les jurés, que l’ouvrier qui ne reçoit pas de son bourgeois tout le salaire de son travail, vienne à bout, à force d’économies, de se créer une petite rente, ne fût-elle que de 50 cent. par jour, et vous concevrez, d’une part, que cette rente formera le complément du salaire qu’il était censé gagner, et qu’il ne recevait pas tout entier ; d’autre part, que cette rente payée par l’État aux ouvriers économes étant prise sur les revenus de l’État, et ces revenus se prélevant sous forme de contribution sur les propriétaires, l’État aura fait passer une partie des revenus de ceux-ci dans la poche de ceux-là, opération qui, à la longue et avec un peu de régularité, aboutit à l’égalité de tous les revenus.

Tout le secret consiste donc à faire que la retenue s’opère circulairement des uns aux autres et revienne à son point de départ, c’est-à-dire que les citoyens travaillent tous les uns pour les autres, et, tour à tour spoliés et remboursés, reçoivent un bénéfice égal à la retenue qu’ils subissent. Au premier abord, il semble bien plus simple que chaque salaire soit égal à chaque produit individuel ; mais les choses ne se pouvaient d’abord passer de la sorte, et la raison organique de cette rotation du bénéfice, si j’ose ainsi m’exprimer, est le secret le plus admirable peut-être de l’économie politique.

Ainsi, le bénéfice, l’intérêt, le droit d’aubaine, la propriété ou suzeraineté enfin, est une usurpation, un vol, comme Diderot le disait, il y a plus d’un siècle, et cependant la société ne pouvait vivre qu’à l’aide de ce vol, qui n’en sera plus un, dès que par la force irrésistible des institutions il sera devenu général, et qui cessera tout à fait quand une éducation intégrale aura rendu tous les citoyens égaux en mérite et en dignité.

Afin de ne pas prolonger cette audience, je vous ferai grâce, messieurs les jurés, des moyens et procédés de détail à l’aide desquels les économistes égalitaires proposent d’accélérer la réalisation de cet avenir. Rien de plus curieux que de les voir transformer en monnaie circulante les maisons, les terres, les meubles et jusqu’aux outils ; augmenter sans cesse le revenu de tout le monde, en diminuant la fatigue du travail, et enrichir graduellement les ouvriers, en opérant des retenues de plus en plus fortes sur leurs salaires.

Ce sont là des secrets de métier dont je n’ai pas à vous entretenir.

Vous venez de voir, messieurs les jurés, comment le véritable égalitaire est nécessairement conservateur ; il me reste à vous montrer comment les adversaires de la propriété sont nécessairement amis de l’ordre et du gouvernement.

Le Code civil, article 556, statue :

« Les atterrissements et accroissements qui se forment successivement et imperceptiblement aux fonds riverains d’un fleuve ou d’une rivière s’appellent alluvions. L’alluvion profite aux propriétaires riverains.

Art. 557. « Il en est de même des relais que forme l’eau courante qui se retire insensiblement de l’une de ses rives en se portant sur l’autre : le propriétaire de la rive découverte profite de l’alluvion, sans que le riverain du côté opposé y puisse venir réclamer le terrain qu’il a perdu.

Art. 559. « Mais si un fleuve ou une rivière enlève par une force subite une partie considérable et reconnaissable d’un champ riverain, et la porte vers un champ inférieur ou sur la rive opposée, le propriétaire de la partie enlevée peut réclamer propriété, etc. »

Il est inutile d’ajouter que sur ce point il existe autant de coutumes que de pays, autant d’opinions que de docteurs ; tant la jurisprudence a su bien opérer dans les matières d’économie !

Tel est donc l’esprit du Code : si l’eau m’enlève d’un bloc le champ que je possède, je puis le réclamer, pourvu que je forme ma demande dans l’année ; si elle me l’enlève grain de sable après grain de sable, je perds ma propriété. Tant pis pour moi si mon champ se trouve trop près de la riviere : le législateur ne fera rien pour moi. On voit que l’esprit de conquête a passé par là.

L’économiste, au contraire, soutient qu’il faut que cette propriété se retrouve ; il démontre, par une mathématique qui est à lui, que tous les propriétaires riverains sont solidaires les uns des autres ; qu’aucun d’eux ne peut jamais être dépossédé ; que tous sont responsables de la propriété de chacun, et chacun intéressé à la propriété de tous ; qu’il incombe à l’autorité municipale de veiller au maintien des possessions, comme à leur parfait aménagement. Lequel des deux vous parait maintenant plus ami de l’ordre et de la société, messieurs les jurés, du législateur conquérant ou de l’égalitaire économiste ?

L’économiste prouve encore, d’après des principes analogues, que l’ouvrier sans clientèle est comme le propriétaire dépossédé par une inondation ; que le prolétaire sans domicile tombe à la charge du domicilié ; qu’il est du devoir des autorités administratives de pourvoir à ce que les travailleurs soient logés selon la nature et les exigences de leur état ; qu’un maire, un préfet, peuvent et doivent en certains cas, obliger, moyennant loyer, le citoyen riche à héberger le citoyen pauvre ; ordonner la restauration d’une propriété, aux dépens du propriétaire intéressé qui la laisse dégrader et enlaidir, aussi bien que la démolition d’une masure qui gêne l’alignement d’une rue ; veiller enfin à ce que chacun use de ses biens, selon les prescriptions et pour le plus grand avantage de l’industrie, de l’architecture, du commerce, de la morale et de l’hygiène.

C’est là ce que les économistes égalitaires appellent discipliner la possession, ou, en d’autres termes, abolir la propriété. Qu’a donc cette abolition de si effrayant ?

Mais ils ajoutent, ces économistes, que pour réussir dans cette entreprise, il faut s’abstenir par-dessus toute chose de partager les biens et de faire une loi agraire ; qu’il faut entretenir, avec l’esprit national, l’esprit de famille, et au lieu de changer le système des institutions, développer toutes les institutions.

Les économistes, messieurs les jurés, peuvent se tromper, et je me doute que vous n’ajoutez pas la moindre foi aux choses que je vous annonce. Mais enfin, leur erreur est au moins fort innocente, puisqu’au lieu de tendre à détruire, elle tend à conserver.

Et ce que je dis ici n’est pas un subterfuge imaginé pour le besoin de ma cause ; ce n’est pas davantage une tactique d’opposition ; plût à Dieu que les radicaux eussent suivi une tactique pareille ! Il y a longtemps que nous ne disputerions plus, que le gouvernement serait tranquille, et les personnes royales en sûreté. Ce que je viens de dire pour ma défense, depuis deux ans je ne cesse de le répéter : je vais, entre autres preuves, donner lecture d’une lettre adressée par moi à M. le Ministre de l’intérieur, quelques jours avant la saisie de l’ouvrage qui vous est déféré. Vous verrez comment, après avoir détruit le droit de propriété par la critique, je propose de le transformer par voie de développement organique et industriel, et vous vous demanderez si l’auteur d’un pareil programme est spoliateur et anarchiste[1].


À M. Duchâtel, ministre de l’intérieur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Si nous voulons épargner à la société de nouveaux bouleversements, il faut bouleverser la jurisprudence, je veux dire la reconstituer à l’aide d’un nouveau droit administratif, et en la pénétrant de l’élément économique.

Telle est aujourd’hui l’opinion des plus savants jurisconsultes. Notre Code civil, au dire du procureur général de la cour de cassation, est à refaire d’un bout à l’autre. On peut en dire autant des autres codes et de la Charte elle-même. Mais, pour accomplir cette grande œuvre, il faut associer trois puissances, jusqu’à ce jour déplorablement ennemies, la jurisprudence civile, l’administration, l’économie politique : c’est l’objet des mémoires que je publie.

La propriété, base de notre ordre social, est aussi, par la transformation de son principe en celui de souveraineté, la base de notre gouvernement. Mais quelle est cette propriété ? C’est la propriété quiritaire, propriété jalouse, envahissante, insociale ; propriété qui donne tout au citoyen au préjudice de l’État, qui y consacre le monopole individuel au détriment de l’intérêt général. Or, cette propriété, telle que le droit romain l’a faite et que le Code Napoléon l’a conservée, ne suffit plus, dans sa forme et sa détermination antique, aux besoins de la civilisation : philosophes, jurisconsultes, économistes, hommes d’État ; théories sur la centralisation, sur la solidarité industrielle, l’organisation du travail, la systématisation du droit, la réforme hypothécaire, l’abolition progressive des douanes, la répartition de l’impôt, etc., etc., tout enfin, hommes et doctrines, conspire à restreindre, modifier, transformer l’ancien droit de propriété.

C’est en considération de ce mouvement de l’esprit public que j’ai osé qualifier la propriété de vol, m’exprimant de la sorte par une vue anticipée de l’avenir, et nullement dans le but de formuler une accusation contre les propriétaires. Et souffrez que je le dise, monsieur le ministre, le repos de la nation, la force du pouvoir, la grandeur de la France, ne dateront que du jour où cette proposition sera devenue article de foi et principe de gouvernement.

Jadis la victoire et la conquête faisaient toute la légitimité du souverain ; Voltaire, il n’y a guère plus d’un siècle, célébrait encore ce droit barbare. Aujourd’hui le roi tient ses pouvoirs de l’élection et de la loi : c’est un progrès assurément ; mais la royauté constitutionnelle n’est point le dernier terme du symbole politique, la dernière expression de la souveraineté. Quant à la souveraineté du peuple, sans cesse alléguée par ceux qui ne savent rien de plus, je la regarde simplement comme une abstraction de mots, une généralité idéologique, mais point du tout comme un principe, moins encore comme une formule.

Or, de même que la royauté constituée par la Charte est un moyen terme entre le droit divin ou de conquête et l’idéal du gouvernement, de même, entre la force brutale et l’association il est, par rapport au droit civil et parallèlement à l’ordre politique, un intermédiaire légal que toutes les institutions existantes, toutes les tendances de l’opinion, tous les actes du gouvernement travaillent à faire disparaître ; cet autre moyen terme entre la barbarie et la civilisation, est la PROPRIÉTÉ.

Mais, monsieur le ministre, il en est des éléments politiques comme des corps simples : combinés dans certaines proportions, ceux-ci donnent des composés chimiques dont les propriétés sont totalement différentes de celles des principes constituants. Trente-trois parties d’oxygène et soixante-sept d’hydrogène donnent l’eau, corps liquide, étouffant, anti-phlogistique, formé de la combinaison de deux gaz, l’un, seul respirable, l’autre éminemment combustible.

Ainsi, dans l’ordre politique, les institutions changent par l’accession de nouveaux éléments ; malheureusement la société n’a pas toujours conscience de la métamorphose qui s’opère en elle. De là un bouillonnement extraordinaire, et parfois des résistances périlleuses au sein des nations. Si l’idée nouvelle vient d’un individu, elle soulève contre lui la réprobation générale ; si elle part du pouvoir, elle excite les frémissements du peuple et de longues agitations dans les masses. Le ministère l’a éprouvé naguère dans l’affaire du recensement.

Mêlée de démocratie pure, la monarchie absolue a produit selon la différence des doses, les variétés de gouvernement constitutionnel que l’on voit en Angleterre et en France ; attribuée tour à tour au prince ou à la nation, l’élection d’un Sénat, corps de sa nature aristocratique, donne soit une chambre des pairs, soit une chambre des députés, assemblées souveraines dans lesquelles ne se trouve plus rien d’oligarchique ni de féodal. Pareillement, introduisez dans la diplomatie et la cabale parlementaire l’élément scientifique et la méthode, et vous arriverez bientôt à un système de gouvernement vrai, débarrassé de toutes les guerres de partis, de toutes les intrigues d’opposition.

La propriété, selon M. Rossi, est un monopole, mais un monopole nécessaire. Or, voici la glose que je fais sur cette définition du savant auteur. Mélangez d’intérêt général, jusqu’à pleine saturation, cette propriété monopole, et vous aurez un principe nouveau, analogue, non identique, au droit de possession et d’usage, connu des vieux jurisconsultes.

Ce phénomène de composition politique est précisément celui qui se passe sous nos yeux et qui, arrêté par divers obstacles, cause toutes les inquiétudes de la société et tous les embarras du gouvernement. C’est là, monsieur le ministre, le fait de progrès social que depuis dix-huit mois je m’efforce de constater, et dont j’espère déterminer les lois et calculer les conséquences. La société marche, sans presque l’apercevoir, à une organisation politique absolument et divinement vraie, légitime, parfaite, éternelle. Il ne s’agit plus ici d’aphorismes ontologiques sur l’égalité, la fraternité, les droits de l’homme et du citoyen, la souveraineté du peuple, etc. La métaphysique du Contrat social et de l’Esprit des lois est usée ; à la place de ces théories creuses s’élève une science nouvelle, exacte, mathématique, devant laquelle les ténèbres du journalisme et les orages de la tribune doivent cesser pour jamais. Déjà le peuple commence à raisonner et à réfléchir ; or, quand le peuple réfléchit et raisonne, il ne faut plus craindre qu’il se révolte. Car il est de la nature de la science d’arrêter la fougue de l’esprit par la contemplation de ses problèmes et de ses mystères ; les difficultés se montrent plus formidables en raison même de l’élaboration intellectuelle, l’imagination se discipline à mesure que la raison s’éclaire, par conséquent la fureur des révolutions s’éteint devant les conditions de réforme.

Mais quelles sont ces conditions ? Existent-elles en dehors de la société active et du pouvoir qui la dirige ? Faut-il, enfin, détruire pour édifier ?

Voici, monsieur le ministre, quelle est à cet égard ma pensée, pensée exprimée de plus en plus énergiquement dans la suite de mes publications, et que je suis à la veille de démontrer par tout ce que la science économique peut offrir de plus profond et de plus certain.

La société, comme tout être organisé et vivant, se développe d’une manière continue, sans sauts ni saccades, sans interruption ni substitution. L’interruption, ai-je dit quelque part, pour la société comme pour l’homme, c’est la mort. Il ne faut donc pas songer à remplacer le gouvernement actuel et les institutions qui lui servent de cortège, par d’autres ; mais à lui faire produire, par voie naturelle, le gouvernement et les institutions qu’il renferme virtuellement, comme l’animal et la plante sont renfermés dans le germe. D’après cela, une révolution ne serait qu’une perturbation funeste et un temps de souffrance pour la société, que la prudence des hommes d’État doit chercher à prévenir.

Vous sentez maintenant, monsieur le ministre, sans que j’aie besoin de presser davantage l’argument avec un homme aussi clairvoyant que vous, combien toutes ces théories d’égalité, d’abolition de la propriété, de communauté, de phalanstère, sont vaines, si les auteurs ne prouvent pas que les réformes qu’ils proposent et les systèmes dont ils demandent l’application ressortent nécessairement des faits accomplis et des institutions existantes ; combien, au contraire, elles sont avantageuses à la société si cette corrélation est vraie ; combien enfin il serait aisé de les tourner au profit du gouvernement, si, prenant les radicaux par leurs propres principes, on savait leur rendre précieuse la forme de gouvernement sous laquelle ils vivent, et les amener de vive force à se déclarer conservateurs, j’entends conservateurs dans le sens du progrès. En effet, brisez l’œuf avant le jour fixé par la nature pour l’éclosion de l’animal, et vous n’obtiendrez qu’un avorton ; tuez l’oiseau avant la ponte, et vous n’aurez point de couvée ; donnez à l’enfant des idées et des goûts qui ne soient pas de son âge, et vous n’en ferez qu’un sujet dépravé. Donc toute doctrine sociale qui ne peut prouver sa filiation directe et légitime du système en vigueur, est par cela seul une doctrine fausse et d’avance condamnée ; toute tentative prématurée de réforme est un assassinat. C’est d’après ce principe, admis implicitement ou explicitement par toutes les opinions réformistes, que je me propose de développer bientôt cette thèse si éminemment paradoxale aujourd’hui : L’intérêt du peuple, comme le devoir de tout écrivain radical, est de s’attacher à la charte, et provisoirement au gouvernement de Juillet. Ce sera l’un des plus curieux articles et, je l’espère, le plus démonstratif de mon prochain ouvrage.

Ce que je viens d’exposer à Votre Excellence, monsieur le ministre, explique suffisamment, ce me semble, les critiques parfois un peu vives que j’ai faites des hommes et des choses, et l’effroi toujours croissant que j’ai contribué ; peut-être plus qu’aucun autre, à répandre parmi les propriétaires. Partant d’un principe essentiellement différent de la propriété, puisque la propriété n’est qu’un de ses éléments, et raisonnant avec une inexorable rigueur, je devais paraître et j’ai été appelé démolisseur. Toute critique, par elle-même, est alarmante, surtout en matière de société ; mais aussi, en matière de société, il y a loin de la critique à la destruction. D’ailleurs, comment corriger et guérir, comment nous connaître nous-mêmes, sans critique ? D’autre part, plus les lumières augmentent et se répandent, plus le désordre devient apparent et grossit à l’imagination ; plus le sentiment du malaise nous pénètre, plus les vices du pouvoir semblent croître avec les années : plus, par conséquent, les plaintes et les invectives deviennent véhémentes. J’ai suivi comme tout autre, l’entraînement universel : suis-je moins excusable ?

Je dis à la page 7 de ma dernière brochure : Est-ce le gouvernement le plus hypocrite, le plus pervers, le plus dévorant, le plus anti-national qui fut jamais ?

Il faut vous rendre plus intelligible, ou si vous voulez, monsieur le ministre, plus tolérable chacune de ces épithètes.

Le gouvernement actuel, quant à sa tendance (chose que dans l’individu on appelle intention), est meilleur que les précédents ; quant à ses effets présents, il est encore tout ce que je viens de dire. L’incertitude et l’effroi de l’avenir ; les cris et la mauvaise foi des factions ; l’ambition, la vénalité, la corruption flagrante de plusieurs de ceux qui tiennent le timon des affaires ; une foule de causes générales et particulières rendent le pouvoir ce qu’il est aujourd’hui, et justifient toutes les qualifications que je lui donne. Il en est une pourtant que je regrette et dont je viens seulement d’apercevoir l’équivoque, c’est celle de pervers, qui marque la dépravation de la raison, la réflexion dans le crime : j’ai voulu dire perverti.

En un mot, je regarde les vices du gouvernement comme engendrés par sa position précaire et fausse, non comme le résultat d’un abominable calcul.

Oui, le gouvernement est hypocrite, parce qu’il est forcé d’user tous les jours de dissimulation et de ruse ; de respecter certains préjugés tant aristocratiques que populaires ; de céder devant les erreurs de l’opinion, et de se transformer en agence d’intrigues ; il est d’autant plus hypocrite, que ceux qui l’escaladent sont plus fourbes et plus habiles.

Le gouvernement est dévorant : vous savez mieux que moi, monsieur le ministre, ce que lui coûtent certaines adhésions, et toutes les honteuses nécessités que le besoin d’exister le force à subir.

Le gouvernement est perverti par les mauvaises passions de ses adversaires, par le demi-savoir et la fausse prudence de ses partisans, par les concessions qu’on lui arrache, par ses propres défiances, par l’obstination surexcitée que lui inspirent les injustices et les calomnies de la presse, etc.

Le gouvernement est anti-national, parce que rien ne sied moins au caractère français que cet amphigouri d’ambitions et de cupidités, mais surtout parce que la forme parlementaire actuelle est la plus bête, je veux dire la moins française de toutes[2].

Le gouvernement, enfin, ne se connaît pas, parce qu’il ne sait d’où il vient, ni où il va, ni ce qu’il doit faire, ni comment il lui convient de se défendre.

De tout cela résulte un système de législation incertaine, une administration hésitante et embarrassée ; une magistrature antagoniste et des tiraillements sans fin qui font crier et jurer les pauvres patients.

Car pourquoi, je le demande, une mairie, institution du moyen âge, rivale d’une préfecture, création de l’empire ? Pourquoi un double parlement ? Pourquoi une jurisprudence administrative et une civile ; une procédure pour le criminel, une autre pour le civil, une troisième pour le commerce, une quatrième, qui viendra bientôt, pour l’administration ? Pourquoi ces institutions placées côte à côte en ennemies, ces juridictions et ces grands corps qui n’ont pas de principe commun et ne s’expliquent point l’un l’autre, ces formalités judiciaires incohérentes, inharmoniques, tandis qu’elles devraient être unifiées, centralisées, coordonnées ? »


Voici donc, messieurs les jurés, quelle est la suite de mes idées sur la propriété.

La métaphysique, le droit, l’économie, concluent à l’égalité des fortunes.

Vient ensuite l’histoire, qui nous montre la société soumise aux lois métaphysiques, jurisprudencielles et économiques, lors même qu’elle n’a ni métaphysique, ni jurisprudence, ni économie, et marchant instinctivement depuis des siècles à la réalisation de cette égalité.

Enfin la charte constitutionnelle implique elle-même l’égalité ; l’égalité est au fond du système représentatif, elle est la conséquence et la résultante de toutes nos institutions.

En sorte qu’il faut dire avec certitude :

Celui qui ne veut pas la charte ne veut pas l’égalité.

Celui qui veut plus ou moins que la charte, veut plus ou moins que l’égalité.

Celui qui veut autrement que la charte ne veut pas l’égalité dans le plus court délai. La charte ! Il y a des gens qui croient que la charte est l’œuvre d’un abbé de Montesquiou, revue et corrigée par un M. Bérard : c’est attribuer de grands effets à de bien petites causes.

La charte est l’ensemble des principes élaborés dans la société française depuis l’établissement des communes sous Louis le Gros, et successivement mis en lumière par les formes passagères de la féodalité, du despotisme, de la république et de l’empire.

La charte est le symbole de l’esprit de liberté et d’égalité qui nous tourmente depuis douze siècles.

Sans doute la charte est incomplète et mauvaise dans son expression, dans sa rédaction, et c’est là l’œuvre des sieurs Bérard et Montesquiou ; mais le fond des idées appartient à la nation, et c’est ce fond que j’interprète.

Et parce qu’il m’a semblé que les hommes du pouvoir s’écartaient de la charte, j’ai fait, moi égalitaire et ami de la charte, de l’opposition à ces ignorants gouverneurs. Oseraient-ils prétendre que qui ne les aime pas n’aime pas non plus la charte ? Je les attends à cet aphorisme.

Comment donc M. l’avocat général peut-il me reprocher d’avoir fait appel aux passions ? J’ai blâmé la violence, le meurtre, les émeutes, les sociétés secrètes, les révolutions dans vingt endroits de ma brochure, dans les passages mêmes qui servent de base à l’accusation, tellement que j’ai cru d’abord qu’il y avait eu erreur de chiffres de la part du greffier. Voilà pour les prolétaires. Quant à ceux qui, ayant mission pour instruire le peuple et veiller à ses intérêts, ne savent que l’outrager, le corrompre, crier contre les socialistes et les théoriciens, je n’ai pu m’empêcher d’user envers eux de représailles, et je m’en glorifie. Je n’entendrai jamais de sang-froid un pair de France dire que tous ceux qui ne possèdent rien sont les ennemis du gouvernement ; un président du parlement déclarer que les chambres n’ont pas mission d’organiser le travail et de procurer du pain aux ouvriers, mais de faire des lois ; des députés, des journalistes, soutenir que quiconque ne paie que deux cents francs d’imposition est incapable et imbécile.

Mais que dis-je ? Oui, messieurs les jurés, j’ai fait appel aux passions ; j’ai excité la passion de la liberté contre la passion du privilége ; la passion de la science contre la passion de l’obscurantisme ; la passion du travail contre la passion du désœuvrement. J’ai fait comme les prédicateurs, qui excitent l’amour de la pénitence contre l’amour du plaisir ; mais on ne les écoute guère.

Vous jugerez bientôt, messieurs les jurés, si, en soulevant toutes ces passions les unes contre les autres, j’ai fait acte de bon citoyen, ou si j’ai cédé à une inspiration mauvaise, à un détestable instinct de dénigrement.


L’accusé discute ensuite les trois derniers chefs d’accusation. Nous supprimons toute cette partie de sa défense, qui a vivement intéressé l’auditoire, mais qui ne se rattache que d’une manière éloignée aux grandes questions économiques et sociales, seules dignes, à notre avis, des honneurs de la publicité.

La parole est au défenseur de l’accusé.

Me Tripard commence par rappeler que la Franche-Comté est le pays qui, à notre époque, a produit les penseurs les plus hardis, les esprits les plus novateurs. Ainsi, dans l’ordre des sciences, Cuvier ; ainsi, dans les lettres, Victor Hugo ; ainsi, dans les sciences sociales, Fourier ; c’est à cette famille de libres penseurs que M. Proudhon semble se rattacher. Le défenseur rappelle les deux premières brochures sur la propriété, si énergiques dans la forme, si hardies dans le fond, et fait remarquer que dans chacune d’elles on voit ériger en maxime : La propriété c’est le vol. Cependant point de poursuites n’avaient été dirigées contre elles, et le ministre de la justice lui-même, M. Vivien, avait décidé qu’il n’y avait lieu à poursuivre. M. Proudhon avait donc raison d’espérer la même liberté pour cette dernière brochure que pour les premières. Me Tripard rappelle les mouvements qui, en 1834 et 1835, ensanglantèrent Paris et Lyon : les ouvriers, l’arme au bras et dans la rue, demandaient du travail ou la mort. À cette époque tous les journaux dynastiques appelèrent les esprits sérieux vers cette grande question, qui intéressait si vivement les prolétaires, l’organisation du travail. M. Proudhon crut devoir répondre à cet appel, et aujourd’hui qu’il annonce le résultat de ses laborieuses recherches, on le traduit aux assises ! L’avocat montre Proudhon recherchant dans l’histoire le principe de la propriété et découvrant à côté du domaine quiritaire un monde d’esclaves ; à côté du fief, le servage ; à côté du cens, le censitaire ou métayer et les corps de métier ; nulle part des hommes libres. Ce n’est qu’en 1789, c’est-à-dire alors qu’une transformation s’opère dans la propriété, et notamment dans la propriété de l’argent par le prêt à intérêt, que la liberté, l’égalité humaine sont consacrées. Depuis ce temps, les classes travailleuses sont retombées dans le malaise, et ce malaise M. Proudhon l’attribue à la propriété. La propriété, c’est le vol, a dit M. Proudhon : mais ce n’est pas la première fois que la propriété est attaquée par des hommes du plus haut mérite. L’avocat cite Vattel et Burlamaqui, qui ne considèrent la propriété que comme temporaire et accessoire ; Beccaria, qui l’appelle droit terrible, si ce droit est nécessaire ; Pascal, qui l’appelle usurpation, mais usurpation qu’il faut cacher au peuple, si on ne veut qu’elle prenne bientôt fin ; enfin Considérant, qui l’appelle une fondamentale spoliation. Usurpation, spoliation, ses mots ont une grande affinité avec le vol, et M. Proudhon n’a pas même le mérite de l’invention. M. Proudhon peut s’être trompé, mais il a des hommes assez éminents pour couvrir sa responsabilité. Au surplus, qu’entend M. Proudhon par propriété ? Il distingue dans ce droit le domaine de la possession, c’est-à-dire le droit d’user du droit d’abuser. La propriété se distingue dès lors de la possession par le domaine de l’homme sur la chose. Et, selon lui, la possession est selon le droit, mais la propriété contre le droit. La possession, c’est le droit d’user ; mais le droit d’abuser, cet apanage du droit de propriété, il veut le détruire en faisant de la propriété une vice-gérance dont la source est dans le gouvernement. Selon sa théorie, la propriété, c’est le vol, parce que la propriété est la somme des abus ou le droit d’abuser. Le propriétaire d’un champ qui recèle du minerai ne veut-il ni l’exploiter, ni le vendre, dit Me Tripard, la loi considère alors que ce propriétaire abuse de son droit au détriment de la chose publique, et le contraint à souffrir l’exploitation de la mine moyennant indemnité. Eh bien ! ce principe de la loi, M. Proudhon veut le généraliser et rendre la propriété matière administrative ; par là disparaîtront les abus de l’égoïsme au profit de l’utilité publique. L’avocat s’efforce de faire remarquer que, vue dans ce sens, l’expression : La propriété, c’est le vol, perd son caractère aggravant et rentre dans les conditions de la discussion permise par la loi. Il montre que l’auteur a toujours distingué lui-même entre la propriété et le propriétaire ; qu’il est sans haine contre les propriétaires, et, à l’appui, il cite ce passage de l’auteur : Moi, haïr quelqu’un, grand Dieu ! autant vaudrait dire que le médecin hait le malade, parce qu’il définit la maladie ! Quant au moyen de réalisation de sa théorie, l’avocat démontre, par des passages nombreux de la brochure, qu’il ne veut ni émeutes, ni révolutions ; que partout, au contraire, il considère le temps, le progrès et le gouvernement lui-même comme les agents nécessaires de sa réforme.

L’avocat rappelle que dans sa brochure M. Proudhon a jeté une grande vue d’ensemble, et que l’on ne peut la scinder, la diviser pour en saisir le véritable caractère. Il s’attache à répondre aux passages incriminés par d’autres passages de la même brochure, afin de leur restituer leur véritable sens. Il discute ainsi et successivement les quatre délits reproches à l’auteur. En terminant, il dit qu’à pareille époque, il y a dix ans, un jeune homme, un saint-simonien, paraissait aux assises de Paris, accusé d’attaques contre la propriété, contre la famille ; il fut acquitté par le jury, et aujourd’hui il rend d’éminents services au pays comme professeur au Collége de France, comme membre du conseil d’État et rédacteur du Journal des Débats[3].

M. le président Béchet résume les débats, et s’acquitte de ce difficile emploi avec une concision et une impartialité que tout le monde admire.

Après une heure de délibération, le jury prononce un verdict de non-culpabilité.


CONCLUSION

De ce jugement et des explications qu’on vient de lire et qui semblent l’avoir motivé, on peut induire les conséquences théoriques et pratiques que nous allons sommairement exprimer :

1o Toute proposition scientifiquement démontrée est en dehors de la juridiction des tribunaux, et ne relève que de la science même. Si l’office du magistrat est de surveiller les nouveautés qui menacent l’ordre établi, et d’en rechercher les auteurs, le devoir du juré, quand la doctrine incriminée revêt un caractère scientifique, est de s’abstenir.

2o Toute réforme politique, voulue ou non voulue, étant un résultat nécessaire de la loi de progrès, et devant par là même se baser toujours sur le système en vigueur, y prendre son principe et son point de départ, la critique des institutions est un droit, et leur conservation en vue de l’avenir un devoir.

3o L’égalité des conditions et des fortunes, dernier terme du progrès, résultant du mouvement organique des institutions, aussi bien que des théories économiques et des témoignages de l’histoire, il faut que les écrivains radicaux se placent désormais sur le terrain légal, s’emparent de la charte, se fortifient dans le système représentatif, et, de cette position inexpugnable, mettent hors de la légalité et du droit conventionnel les adversaires du progrès, si haut placés qu’ils se trouvent.

Espérons que l’auteur des Mémoires sur la propriété, comprenant toute l’étendue de son œuvre, ne tardera pas à nous donner, avec la formule d’organisation, cette démonstration pour ainsi dire officielle de sa doctrine. Malheur alors, trois fois malheur aux insensés qui voudront arrêter le wagon révolutionnaire en se couchant en travers sur le rail !…


  1. Le ministère public, en réponse à ces paroles du prévenu, a cité un passage des premiers mémoires, dans lequel l’auteur se déclare anarchiste. Le ministère public n’a pas compris que le mot anarchie était pris en cet endroit dans le sens de négation de souveraineté, c’est-à-dire substitution de la raison pure au bon plaisir dans le gouvernement. En un mot, l’auteur croit à la science et ne reconnait la souveraineté de personne. Mais, dans sa défense, se conformant au langage reçu, il s’est déclaré non-anarchiste, ce qui voulait dire ami de l’ordre.
  2. Et quel gouvernement en France se fit jamais appeler gouvernement de l’étranger ?
  3. M. Chevalier ne se serait-il fait conservateur qu’afin de mieux servir l’égalité ? Quand on se rappelle les anciennes opinions de ce publiciste célèbre, opinions qu’il n’a jamais retractées ; quand on lit les discours récents du Collège de France, et qu’on songe aux terreurs que lui inspirent, d’une part, le mouvement rétrogade des hommes du pouvoir, de l’autre, la divulgation rapide de certaines vérités économiques, on ne peut s’empêcher de regarder M. Chevalier, conservateur égalitaire, comme un martyr secret de la cause réformiste. Au lieu d’écouter sottement, comme nous faisons, ces politiqueurs ambulants qui nous crient : Démocratie ! démocratie ! nous ferions mieux de nous enquérir des hommes qui, parmi les auxiliaires du pouvoir, travaillent, sans encouragement comme sans témoins, à faire pénétrer dans les hautes régions sociales les vrais principes de l’ordre et de la liberté.