Chapitre 2 Nourriture Et Identité
Chapitre 2 Nourriture Et Identité
Corpus à l’étude
Quand Alexis Magnaval se demande « pourquoi certains aliments nous dégoûtent ? » pour France Culture en
2022, il aborde les habitus et les déterminismes sociaux pour justifier les appétences et les rejets. Il constate que les
appartenances culturelles sont des ciments sociaux qui vont dicter les habitudes et la consommation alimentaires. Aussi, ce
qui rebute une partie des individus sur un continent, peut exciter les papilles sur un autre. En effet, même si certaines saveurs
créent une forme de dégoût presque biologique, il n’en demeure pas moins que les orientations culinaires résultent de
constructions idéologiques, culturelles symboliques selon le sociologue David Le Breton, faisant dire au psychologue Paul Rozin
que le goût revêt un sens existentiel. En clair, l’homme fait la distinction entre ce qui a mauvais goût (« distate ») et ce qui est
écœurant (« disgust »). Ce qui a mauvais goût est acceptable et ce qui est écœurant est moralement répréhensible, car lié à
des préjugés, à des stéréotypes et à des principes éthiques qui rappellent à l’homme sa condition d’être humain. Tel est le cas
des abats, dont la consommation est souvent tranchée, puisque manger des organes revient à imaginer ses propres organes.
Tout est alors une question d’éducation, d’endoctrinement dans la manière de se représenter la nourriture.
Pantagruel, écrit par François Rabelais en1532, fait suite à Gargantua (écrit antérieurement), puisque Pantagruel
est le fils de Gargantua. L’auteur humaniste utilise, donc, une famille de géants pour mieux dénoncer les excès des hommes
de son siècle et vanter les mérites de l’éducation, seule à même de leur transmettre sagesse et humilité, tout en s’assurant la
miséricorde du Seigneur. Habitués à manger des quantités de nourriture « gargantuesques » ou « pantagruéliques », F.
Rabelais décrit les premiers stades de développement de Pantagruel, qui, solidement emmailloté dans son berceau, ne pense,
en réalité, qu’à se libérer de ses entraves pour se sustenter. Aussi dès le début du texte, F. Rabelais montre toute la démesure
du petit géant, qui ne maîtrise absolument pas ses instincts, au point de dévorer la vache qui lui servait de nourrice sans se
préoccuper de ses cris de souffrance. Insatiable, il est curieux de tout essayer et enrichit sa palette de saveurs, mais au prix
d’un appétit d’ogre que rien ne semble totalement satisfaire. Il est capable de se traîner jusqu’à la salle des banquets avec ses
chaînes pour s’approcher des plats et les lécher. Il mange indifféremment du cuit, du cru, du mort, du vivant, guidé par son
estomac (comme tout enfant). Il ne connait pas de véritable frustration et se démène pour combler ses désirs, au risque de se
faire mal. C’est bien ce dernier point qui préoccupe Gargantua et non pas la manière d’éduquer son enfant en lui posant de
véritables manières et limites. En effet, Pantagruel se comporte comme un animal, ne possède aucune once de civilité et ne
déguste pas, mais ripaille. Son père ne semble pas s’inquiéter de la bestialité de son fils, ce qui en dit long sur l’intérêt qu’il lui
porte. En somme, Pantagruel ne se comporte pas comme un bon vivant, à l’image de son père, mais comme un goinfre.
Dans le récit-enquête Mangeuses, publié aux éditions les Pérégrines en 2023, Lauren Malka explore les modes
alimentaires féminins, soumis à de nombreux dictats patriarcaux. De la mythologie au cinéma, en passant par la littérature,
l’homme est un glouton, alors que la femme se doit de rester appétissante, sans « faire bonne chère ». Dès la conception du
monde, la femme est condamnée à servir le désir masculin et à se mesurer, pour avoir croqué la pomme interdite de la
connaissance. Elle n’a pas le choix, elle devra préférer la frugalité à l’abondance, la discrétion au spectacle, l’abstinence à la
surconsommation. Aucun écart n’est admis et on constate une épidémie de troubles alimentaires allant de l’anorexie à la
boulimie. La nourriture est un outil d’oppression, un moyen de contrôler et de soumettre les femmes à un canon esthétique et
à devenir des objets de désir. La nourriture alimente un idéal qui discrimine et catégorise les femmes. Elle est un facteur
d’inclusion ou de rejet social, car elle est à la fois l’expression de la gourmandise et de la luxure, deux péchés qui réduisent
l’humain à un animal sauvage et régressif, mû par ses pulsions. La nourriture est un indicateur de maîtrise et de respectabilité.
Il n’y pas que la culture qui détermine les appétences ou les régimes alimentaires, mais aussi les croyances, à en juger
l’article de Claude Prudhomme consacré aux « interdits alimentaires », aux « religions » et à la « convivialité »
publié dans la revue Histoire en 2017. Plus encore que les vêtements, la consommation de certains aliments est un
marqueur, un facteur de distinction et de reconnaissance. C. Prudhomme se propose de décrypter les interdits alimentaires
consignés dans la Torah, le Coran et la Bible. Manifestement, les particularismes physiques et biologiques d’un animal sont
suffisants pour décréter son impropriété à être consommé. Ainsi le porc, qui, certes est un mammifère, n’est pas un ruminant
au même titre que la vache, même s’il possède comme elle un sabot fendu. Considéré comme impur ou « haram », le porc est
exclu par les juifs et les musulmans. Le cas du chameau semble, en revanche, diviser les croyants juifs et musulmans. Bien
que classé dans les ruminants, le chameau ne possède pas de sabot et est donc impropre à la consommation chez les juifs,
alors qu’il est tout à fait comestible pour les musulmans. Quant aux chrétiens, la Bible n’interdit aucun aliment. Ces interdits
alimentaires sont sans aucun doute liés aux zones géographiques d’habitation, mais également aux techniques de
conservation et de conditionnement des denrées. De plus, on ne peut négliger l’utilité de certains animaux, comme le
chameau, qui, à bien des égards, possède la même valeur symbolique que le cheval. Ces lois, qui à première vue, semblent
arbitraires suivent une logique souvent cachée, mais compréhensible au regard des conditions de vie des croyants qu’elles
concernent. Elles ont une dimension sacrée qui ne saurait être remise en question, en dépit des évolutions techniques de
l’homme.
Questions de corpus
1) En quoi les habitudes culturelles et religieuses déterminent-elles le rejet de certains aliments ?
(Documents 1 / 3 et 4) = de quelle manière, comment ?
Le rejet de certains aliments est la conséquence directe de constructions biologiques, idéologiques et symboliques, si on
en croit les propos du sociologue David Le Breton, cité par Alexis Magnaval dans un article pour France Culture
en 2022 lorsqu’il se demande « pourquoi certains aliments nous dégoûtent ? » En effet, le sociologue suggère que
les appétences sont liées aux particularismes culturels de groupes d’appartenance religieux ou non. Ces particularismes
déterminent les habitudes et les régimes alimentaires, conditionnent la consommation de l’humain, parfois de façon
symbolique, et imposent des dictats, parfois inconscients. En ce sens, l’enquête de Lauren Malka, publiée aux éditions
Pérégrines en 2023, s’intéresse aux interdits alimentaires oppressant les femmes. Son récit, intitulé Mangeuses, stipule
que les femmes sont condamnées à la frugalité et à la mesure, depuis qu’Eve a symboliquement croqué la pomme de la
connaissance. De même, Claude Prudhomme, dans l’article « interdits alimentaires, religions, convivialité » pour la
revue l’Histoire en 2017, confirme que la nourriture revêt une dimension sacrée, que l’homme doit respecter pour ne pas
offenser le divin et s’assurer sa miséricorde.
En conséquence, la nourriture porte un sens existentiel pour l’homme, d’après le psychologue Paul Rozin,
également cité par A. Magnaval, car l’homme s’identifie, se construit et se « civilise » grâce à la nourriture. Il en veut pour
preuve les « abats » qui rappellent à l’homme ses propres organes internes, qu’il ne peut consommer sans penser
symboliquement tomber dans une forme de cannibalisme. Dans la même optique, Cl. Prudhomme prend l’exemple du
« chameau » qui ne se consomme pas chez les juifs contrairement aux musulmans. Son statut de ruminant sans sabot suffit à
le définir comme un animal impropre à la consommation, mais traduit aussi une volonté dissimulée de ne pas consommer un
animal de compagnie, domestiqué. Le rejet, bien que religieux, se veut, donc, également culturel et est lié aux préjugés et aux
stéréotypes qui accompagnent les aliments, selon A. Magnaval. Ces a priori sont, d’ailleurs, pour la plupart transmis par les
parents et renforcés par l’éducation, qui imposent une éthique alimentaire souvent arbitraire, à l’image des dictats patriarcaux
invoqués par L Malka qui imposent aux femmes d’être appétissantes sans manger et de tenir un rôle de cuisinière généreuse
sans se faire plaisir. L’enquêtrice ajoute, à ce titre, que les outils de médiation classiques (mythologie, littérature et cinéma)
ont toujours donné aux hommes le privilège du goût, réduisant les femmes à des servantes ou des fantômes.
En somme, en sacralisant et en donnant une valeur symbolique, éthique et sociale à la nourriture, l’homme a été
conditionné à consommer ou à rejeter certains aliments, vus comme des signes distinctifs de reconnaissance et
d’appartenance, donc d’inclusion.
2) Montrez les similitudes ou les divergences des documents 2 et 3. = comparez les documents, leurs points
communs et leurs différences.
L’étude comparative de Pantagruel de François Rabelais publié en 1532 et du récit de Lauren Malka indique la
manière, dont la nourriture caractérise les hommes. Alors que L. Malka dénonce la façon, dont l’homme s’est accaparé le
privilège de « manger », F. Rabelais montre, sans détour, comment la nourriture avilit l’homme. En effet, ils abordent tous
deux la figure du « bon vivant », forcément masculine, qui voit dans la nourriture la condition même de son épanouissement,
de son équilibre, quitte à tomber dans la démesure et l’oppression. Ainsi, le « bon vivant » de L. Malka est un homme qui
accomplit ses désirs, qui jouit de la vie sans honte, ni culpabilité, grâce au dévouement sacrificiel des femmes, condamnées à
servir la gent masculine et à faire pénitence (depuis la désobéissance d’Eve) en s’affamant pour mieux éveiller leur
gourmandise et répondre à leurs besoins physiologiques, aussi bien alimentaires que sexuels. La nourriture permet, donc, au
masculin de s’affirmer et de marquer son pouvoir, son hégémonie. En parallèle, le « bon vivant » de F. Rabelais est tout aussi
peu flatteur. Il décrit un enfant égocentré, porté exclusivement sur la réalisation de ses désirs en laissant libre cours à ses
instincts primitifs. Pantagruel, digne fils de Gargantua, ripaille, se goinfre sans prendre la mesure de ses actes souvent cruels.
Son manque de satiété traduit un manque de satisfaction, un vide affectif, d’autant qu’il semble livré à lui-même, fermement
emmailloté dans son berceau. Personne ne s’occupe réellement de lui et son appétit démesuré n’éveille aucune véritable
inquiétude chez son père puisqu’il est un géant. Pantagruel possède une nature plus hédoniste, qu’épicurienne : il s’inscrit
dans une consommation outrancière qui ne distingue pas les saveurs. Déguster est secondaire pour Pantagruel comme pour
les hommes de L. Malka qui voient dans la nourriture un moyen de gagner en force et en reconnaissance.
Par ailleurs, F. Rabelais fait également écho à L. Malka en ce qui concerne la femme. Absente dans l’extrait de
Pantagruel, exclusivement tourné sur la gloutonnerie du héros éponyme, on ne peut que valider la thèse de L. Malka, selon
laquelle la femme est au mieux une servante, au pire un objet, un fantôme, qui apparait au moment le plus opportun. Chez
Rabelais, aucune femme n’est au banquet, même pas la mère de Pantagruel, qui ne semble d’ailleurs pas s’occuper de lui.
Pour L. Malka, l’insignifiance de la femme ainsi marquée dans la mythologie, en littérature ou, plus tard, au cinéma, n’est
qu’une manière implicite de la réduire au silence et au rôle de figuration. Marquée au fer rouge depuis qu’Eve a causé la perte
de l’humanité et, par conséquent du masculin, elle doit se conformer à cette domination masculine, qui génère de nombreux
troubles alimentaires (anorexie et boulimie) ; un trouble, dont souffre visiblement Pantagruel, par manque de considération et
d’affection parentale.
En somme, si Pantagruel est le digne héritier de Gargantua, il est encore loin d’être à sa hauteur. L’absence d’intérêt à
son égard le réduit à un animal qui cherche à s’épanouir par la nourriture. Il s’approprie les aliments, comme les hommes de L.
Malka, pour s’affirmer et exister. La nourriture souligne, ainsi, une crise de la masculinité, mais aussi de la féminité, puisque
les femmes s’interdisent de prendre du plaisir en mangeant pour mieux se conformer à un code social. La nourriture est, alors,
un moyen d’évaluer le capital bien-être des individus comme de la société.
3) Exposez les raisons pour lesquelles l’homme se prive, est privé ou consomme excessivement certaines
nourritures ? (Documents 1 / 2 / 3 et 4) = Pourquoi, les causes ?
Quand l’homme se prive, est privé ou consomme excessivement certaines nourritures, il cherche, en réalité, à se
conformer à un idéal personnel ou un modèle social et culturel, qui font écho à son système de valeurs transmis et enseigné
de génération en génération. A première vue, il apparait que les goûts se déterminent de manière biologique, comme en
atteste David Le Breton chez A. Magnaval. En effet, la perception sensible varie d’un individu à l’autre, en dépit d’un
conditionnement culturel. Aussi, l’homme fait la distinction entre ce qui ne correspond pas à ses goûts personnels et ce qui
l’écœure en raison de préjugés souvent liés à l’aliment même. Qu’il s’agisse d’huîtres, de poulpes, de choux de Bruxelles,
d’insectes, de betterave, cités par A. Magnaval, entre autres, certains aliments éveillent parfois une aversion profonde tant
par leur aspect que par leur texture ou encore leur odeur ; une réalité inverse corroborée par F. Rabelais, puisque le géant
Pantagruel, curieux et insatiable, ingurgite, par nature, tout ce qui lui tombe sous la main et développe son palais en
manifestant son plaisir à chaque bouchée.
Cette appréciation subjective est indépendante de la symbolique culturelle ou cultuelle que peuvent porter ces mêmes
aliments. En ce sens, Cl. Prudhomme et L. Malka insistent sur les interdits alimentaires qui modèlent les groupes
d’appartenance et les sociétés. Par peur de l’exclusion, de l’isolement, de l’opprobre ou par préjugé, voire méfiance, beaucoup
d’individus se résignent à se restreindre ou à se priver de certains aliments, dont parfois ils ne connaissent même pas le goût.
Tel est le cas du porc évoqué par Cl. Prudhomme qui reste « haram » dans le culte musulman ou impur dans le culte juif, en
raison d’une idéologie sacrée. Pour sa part, L. Malka prend appui sur les injonctions du patriarcat qui impose aux femmes
finesse et tenue en toutes circonstances. La consommation de nourriture liée à un besoin physiologique primaire et primitif,
comme le suggère implicitement F. Rabelais, doit être maîtrisée pour garantir à la gent féminine une place de choix dans une
société gouvernée par les apparences. En ce sens, plus que de déterminer une appartenance et lier les individus entre eux
comme le stipule A. Magnaval, la nourriture définit l’individu, construit les contours de sa personnalité, souligne ses forces et
ses faiblesses pour L. Malka, ses vertus et ses vices pour Cl. Prudhomme. En conséquence, il parait difficile, voire presque
socialement suicidaire pour l’homme de ne pas se conformer aux codes sociaux de son groupe, d’autant que la nourriture est
un moyen d’élévation sociale.
Par ailleurs, les injonctions sociales quant à ce qui est comestible ou non sont directement relayées par les médias et
l’éducation, qui formatent les individus dans un système de valeurs et déterminent les goûts comme les tendances. Aussi, L.
Malka et Cl Prudhomme s’accordent à dire implicitement que les traditions culinaires sont loin d’être figées et dépendent
des évolutions sociétales. En ce sens, L. Malka remarque que les modes de consommation évolutifs ont développé des
troubles alimentaires et Cl Prudhomme n’omet pas les évolutions alimentaires des musulmans quant à la consommation
jusqu’alors prohibée de chameau. Considéré naguère encore comme impur, il est entré dans le régime alimentaire des
musulmans ; preuve que les mentalités changent. Cette nouvelle orientation souligne une adaptabilité des croyances aux
réalités sociales, même si on peut aisément y voir une manière de se distinguer et de se dissocier d’un socle commun, car ce
sont précisément ces différences, ces particularités et ces limites qui cimentent les groupes, selon A. Magnaval. De même, en
n’interdisant aucun aliment, la Bible de Cl. Prudhomme réaffirme le libre arbitre de l’homme à faire ses propres choix
éclairés, faisant dire implicitement à L. Malka à quel point la nourriture alimente des visées sectaires.
Pourtant sans limite, l’homme tombe dans l’excès à l’image des anorexiques et des boulimiques de L. Malka ou encore de
Pantagruel de F. Rabelais. L’éducation et la mesure seraient, donc, indispensables pour modérer les appétits, les
frustrations des hommes. Mais force est de constater que la nourriture comble aussi des vides existentiels. C’est pourquoi,
pour faire bonne mesure, A. Magnaval préconise d’apprendre à l’homme à goûter sans savoir, à déguster sans juger, ni
culpabiliser de prendre du plaisir, car c’est en respectant la nourriture qu’on se respecte soi-même et qu’on se libère.
Vers l’essai
Reformulations :
Quelles raisons nous interdisent de consommer certains produits ?
Pour quelles raisons développons-nous une aversion pour quelques produits ?
Qu’est-ce qui guide ou détermine nos appétences ?
Rédaction de l’essai :
Pour Claude Prudhomme, « les prescriptions alimentaires sont un fait universel et constant », qui déterminent nos modes
de consommation et conditionnent nos appétences. Mais pourquoi ne mangeons-nous pas certains aliments ? En d’autres
termes, pour quelles raisons nous privons-nous de certaines denrées ? Pour en débattre, il serait intéressant de montrer que
ces privations relèvent de principes personnels et socio-culturels, puis qu’elles dépendent de facteurs économiques et
politiques, pour enfin comprendre qu’elles sont, aussi, de nature éthique et sanitaire.
D’abord, rappelons qu’en matière de sens, « les goûts et les couleurs ne se discutent pas », ce qui revient à dire que
toute perception, avant d’être influencée par des stimuli externes parfois inconscients, est subjective et propre à chaque
individu. Si chaque homme est biologiquement différent, il l’est également en matière de sens et de goûts. Aussi, certains
aliments peuvent générer une aversion profonde, tant en termes de saveur, que de texture, d’odeur ou de visuel. Tel est le cas
notamment des huîtres ou autres fruits de mer, qui d’après Alexis Magnaval, étudié précédemment, n’engagent pas
les consommateurs à les déguster, ce que confirme le sociologue Claude Fischler dans l’Homnivore. A ce titre, les huîtres
ont un aspect assez repoussant et leur ressemblance avec « un glaviot » ne suscite aucun plaisir, d’autant qu’elles sont encore
vivantes lorsqu’elles sont ingérées froides. L’idée de manger une bête vivante a un impact assez traumatisant sur certaines
personnes, auxquelles je m’inclus. En conséquence, la nourriture doit avant tout susciter confiance et plaisir pour créer l’envie
ou l’intérêt du consommateur, un peu à l’image de « la madeleine » de Marcel Proust dans du côté de chez Swann, qui
lui offre un sentiment de sécurité et de bonheur retrouvé. En mordant dans son moelleux, l’auteur retrouve une quiétude
intérieure par le souvenir, une sorte d’équilibre perdu. Il reprend confiance et espoir en l’avenir, si bien que les aliments
consommés définissent et construisent une identité individuelle, mais aussi collective. Ils possèdent, donc, un sens existentiel
que Muriel Barbery confirme lorsque Pierre Arthens, sur son lit de mort, tente de se remémorer le moment le plus précieux
de sa vie ; une gourmandise ; afin de partir sans regrets. La réminiscence gustative d’une chouquette de supermarché suffira
à apaiser et à redonner un sens à la vie de ce critique culinaire, aussi méticuleux que détestable.
Si nos appétences déterminent notre caractère et nos façons de vivre, il apparait que les privations résultent également
de nos appartenances culturelles, sociales et de notre éducation. Les premiers goûts marquants de notre enfance nous ont été
« servis » par nos parents, mais répondent aussi à des traditions, qui nous guident et nous offrent des repères. Ainsi, dans « le
rituel du gâteau » publié dans l’Ecole des parents en 2014, Régine Sirota rapporte que les anniversaires ne peuvent
se passer de « gâteau », comme Noël ne pourrait se passer de « chapon ». En effet, ce rituel pâtissier n’a pas seule
vocation à fêter la naissance d’un individu, mais à le reconnaître et à l’intégrer comme membre à part entière d’un clan
familial ou amical. La nourriture devient alors un signe distinctif de reconnaissance et d’élévation, un outil d’affirmation à
l’image du banquet dans le Soleil des Scorta de Laurent Gaudé, qui, par sa composition et son partage, renforce
l’attachement d’une famille à son terroir, à sa culture et à ses valeurs. Dévier de ces valeurs ou les nier reviendrait à s’exclure
délibérément, à contester d’une certaine façon certains rites. Aussi, la nourriture garantit une forme de socialisation, à l’instar
des interdits religieux, évoqués par Cl. Prudhomme dans le corpus, qui ont vocation à éduquer l’homme à se détourner
de ses instincts primaires et à maîtriser ses désirs. La nourriture devient un moyen de contrôle et contraint l’homme à se
conformer à des codes, sans lesquels il n’aurait plus de raison d’être. Tel est le châtiment réservé aux croyants qui ne
respectent pas le ramadan ou encore le carême : l’abstinence est une manière pour l’homme de prouver sa valeur en
domptant la forme la plus élémentaire de plaisir et aussi le besoin primaire le plus essentiel.
Si les privations sont naturelles et indispensables pour vivre en société, elles résultent également d’intérêts économiques et
politiques.
Et pour cause, l’alimentaire est l’objet de nombreuses spéculations qui dépendent directement des relations
géopolitiques. Les privations ne sont, alors, pas voulues ou délibérées, c’est-à-dire choisies par les consommateurs, mais
contraintes. A ce titre, la récente guerre opposant l’Ukraine à la Russie a eu une incidence sur les cours du blé, matière
première de nombreux produits de première nécessité essentiels aux régimes alimentaires. Les problèmes liés à son
importation, à sa récolte ou même à sa plantation ont eu un impact sur ses ventes et sa disponibilité, réduisant, notamment,
l’offre et la variété des produits en magasin. Les pénuries entraînent également des répercussions sur les prix. De plus en plus
de personnes ne peuvent plus s’offrir certains aliments, faute de moyens. Tel est le cas de la mère de Romain Gary dans la
Promesse de l’Aube, lorsqu’il confie le sacrifice de cette femme, assumant seule son enfant, dans une France patriarcale,
peu encline à lui reconnaître des droits ou lui allouer des aides. Sa situation précaire la pousse à détourner des fonds pour offrir
une vie ordinaire à son enfant ; une vie où la consommation de viande est un gage d’évolution et de développement. Elle
préférera s’affamer, se restreindre plutôt que de priver son fils de bifteck. De même, l’inflation consécutive au Covid a
nourri les inégalités et creusé les déficits, si on croit les nombreuses associations dédiées aux plus démunis, notamment les
Restos du Cœur, qui ont vu le nombre de leurs bénéficiaires presque doubler, les obligeant à refuser des personnes, dont la
précarité est moins profonde.
De plus, les aliments sont aussi des objets politiques, à l’image du traité du Mercosur de 2024, récemment validé
par l’Union européenne qui enflamme l’agriculture européenne. L’idée de libéraliser le marché des céréales en provenance
d’Amérique latine sans contrepartie réglementaire conduit les artisans de la Terre à s’insurger et à hurler à la déloyauté. Les
accords ne tiennent pas compte des réalités et les politiques, bien que conscients de cette dérive, sont fébriles lorsqu’il est
question de léser des actionnaires ou de potentiels alliés. En ce sens, la politique agricole commune instaurée en 1962,
censée garantir un niveau de vie équitable aux agriculteurs et sécuriser les approvisionnements, entre autres,
manque à ses devoirs et s’abandonne au mercantilisme. Par ailleurs, les aliments, comme tout produit de consommation, sont
taxés. Leur valeur ajoutée, réglée par le consommateur, augmente en fonction de leurs appellations d’origine contrôlée
(AOC) ou d’origine protégée (AOP). Ces particularismes garantiraient une certaine qualité ou un certain savoir-faire, mais
justifient surtout un prix souvent exorbitant et inaccessible, notamment aux plus modestes, sans compter qu’ils ne font que
creuser les inégalités économiques et sociales, ce que confirme le sociologue Pierre Bourdieu dans la Distinction,
soulignant la valeur discriminatoire de l’aliment selon sa quantité et sa qualité. En effet, il observe que les classes populaires
cherchent l’abondance comme pour combler des manques, des vides existentiels quand la classe bourgeoise valorise des plats
épurés, dont l’esthétique est gage de raffinement, ce qui contraste avec la vision d’Emile Zola, notamment dans Germinal,
où l’abondance est le maître mot de la bourgeoisie, quand la populace ne réclame que du pain. Ce contraste confirme à quel
point les évolutions économiques, politiques et sociales en matière de nourriture, mais surtout leurs fluctuations, déterminent
les privations que subissent les populations, faisant de l’alimentaire un véritable outil de contrôle, de soumission et
d’enrichissement.
Pour autant, se priver de certains aliments résulte également d’un choix éclairé, induit par l’éthique et la santé.
En effet, si la nourriture est un bien de première nécessité essentiel à la survie de l’homme, elle ne doit pas négliger
certains principes liés à la préservation des ressources, voire à des tendances. En ce sens, la disparition de certaines espèces
marines en raison de la pêche intensive mène de nombreuses associations, à commencer par Greenpeace, à lutter contre les
compagnies ne respectant pas les quotas imposés et n’ayant aucun scrupule à massacrer certains requins et autres dauphins
par appât du gain. Tel était le combat mené par Greenpeace contre le géant agro-alimentaire Thai Union, maison mère de
Petit Navire, qui a fini par plier face aux injonctions militantes. De même, la militante écologiste Greta Thunberg
interpellera l’Organisation des Nations Unies dès septembre 2019 pour vilipender l’inaction des états face au
réchauffement climatique et l’épuisement des ressources, soutenu par la surexploitation des terres, l’élevage intensif et la
déforestation. Cette prise de conscience minoritaire gagne du terrain et tend à modifier les régimes alimentaires. Les végans,
végétariens et autres végétaliens adoptent des comportements alimentaires excluant les produits carnés ou issus de la
production animale pour lutter contre la maltraitance animale des abattoirs mais aussi pour réduire leur empreinte carbone,
extrêmement nocive à l’environnement et, par corollaire, à la biodiversité. Ce point est particulièrement développé par le
politologue Paul Ariès dans la Fin des mangeurs. Les métamorphoses de la table à l’âge de la modernisation
moderne en 1997 quand il préconise de développer une alimentation « relocalisée » et « resaisonnalisée » pour endiguer la
famine, le gaspillage et la surconsommation. Il fait ainsi écho au psychologue Paul Rozin, cité par A. Magnaval dans le
corpus, qui rappelle qu’un aliment doit être « bon à penser » pour être « bon à manger ».
L’homme s’attache, donc, à rationnaliser sa relation à l’alimentaire, animé par la conviction que s’imposer des limites est
la clé de son évolution et de sa santé, ce que ne dément pas Claude Fischler dans l’Hominivore, lorsqu’il historise la
corrélation entre les modèles esthétiques humains et les principes philosophiques sur la nourriture. La mesure est une
constante qui ne requiert que des compromis, à l’image des flexitariens, d’autant lorsque la vie de l’individu est en jeu. En
effet, on ne peut pas omettre les intolérances ou les allergies que certains aliments génèrent. D’autres, bien qu’appétissants,
sont impropres à la consommation, s’ils ne sont pas conditionnés. Le gluten, le sucre, le sel, les lipides doivent être
consommés avec parcimonie, pour limiter les risques sanitaires, à l’origine de maladies chroniques comme le diabète, les
désordres intestinaux ou encore les maladies cardio-vasculaires. Paul Ariès, dans la Fin des mangeurs. Les
métamorphoses de la table à l’âge de la modernisation moderne, dénonce les transformations physiologiques induites
par la malnutrition, que de nombreuses épidémies, de la vache folle jusqu’à la grippe aviaire, ont révélées. Aussi, plus
que par conviction personnelle et conscience citoyenne, l’homme se prive pour se ménager, pour se préserver le plus possible
et ne pas précipiter sa propre chute, même si ses actes menacent de briser de nombreux secteurs très lucratifs et
indispensables à la survie d’autres populations, à l’instar de la destruction progressive de l’Amazonie, au profit de
cultures céréalières, censées doper l’économie brésilienne, mais toujours au détriment des populations les plus
pauvres, qui malgré tous les beaux discours restent les grandes perdantes de la mondialisation.
En définitive, le rejet de certains aliments est la conséquence de privations volontaires ou contraintes. Volontaires, car la
nourriture a une incidence directe sur notre état de santé et notre pérennité, compte-tenu qu’un aliment peut être mortel s’il
est mal conditionné ou toléré. Contraintes, car la nourriture reste un objet de spéculation économique et un outil de pression
politique, qui aux mains de technocrates devient une arme de profit, mais surtout d’oppression, de soumission et de
déshumanisation. La production intensive au nom de la rentabilité condamne la biodiversité et menace l’homme d’extinction.
Aussi, l’heure est au rationalisme, mais rationaliser implique de limiter ou de priver les hommes de certaines denrées. Sans
parler des possibles carences induites par ces privations, elles incarnent, néanmoins, des principes et des valeurs sociales ou
culturelles qui imposent des codes, des modèles, que les hommes pensent embrasser librement, mais qui, en réalité, ne sont
qu’un énième moyen de contrôle ; un outil au service du consumérisme de masse.
Corpus à l’étude
La chanson « Mistral gagnant » de Renaud Séchan en 1985 est un hymne à l’enfance et à son goût sucré. En
énumérant le nom des bonbons qui ont marqué son enfance tout en se baladant avec sa fille sur le front de mer, le chanteur
évoque avec nostalgie une époque d’insouciance et de liberté que « le temps assassin » a fait disparaître avec son lot de
responsabilités et de contraintes. L’âge adulte ne semble pas réjouir Renaud, non pas parce qu’il vieillit mais parce qu’il
semble incompatible avec une âme d’enfant, à laquelle il ne veut pas renoncer. En ce sens, la balade avec sa fille est
l’occasion pour lui de replonger dans ce temps « perdu » et de mettre en garde son enfant sur les turpitudes de la vie, qui
reste précieuse, en dépit de toutes les difficultés, précisément parce qu’elle offre aussi des moments doux et sucrés. Les
bonbons qu’il consommait, minot, le maintiennent en vie et lui donnent une raison d’espérer, d’exister et de vivre. Les
bonbons donnent, donc, un sens à son existence au propre comme au figuré, car ils éveillent ses sens et alimentent un
bonheur intérieur, une félicité qu’il partage non pas avec un adulte, mais avec un enfant, le sien, et tous les enfants refoulés
de ses fans. Les bonbons mettent, ainsi, l’âme de Renaud à nu.
L’éveil des sens est précisément au centre de l’extrait romanesque Du côté de chez Swann, premier tome du
roman cycle A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, publié en 1913. Loin de Combray, où l’auteur a passé
une partie de son enfance, il rentre d’une journée morne chez sa mère qui lui propose une tasse de thé accompagnée de
petites madeleines. D’abord réticent, il se laisse convaincre et au moment de prendre une cuillerée de thé avec un petit bout
de madeleine ramolli, son âme s’anime et son cœur se réchauffe. En effet, la saveur, l’odeur et la texture de cette cuillerée
suffisent à raviver le souvenir de ses séjours chez sa tante Léonie à Combray lorsqu’elle lui offrait l’exacte cuillerée le
dimanche matin. Cet instant suspendu dans le temps le transporte dans une réalité parallèle, enfouie au plus profond de son
âme et crée un sentiment de plénitude qui le rassure et le rassénère. Ce n’est pas la madeleine en elle-même, comme objet de
consommation matériel, qui lui inspire ce moment de félicité, mais bien la dégustation de saveurs immatérielles assemblées
(thé et madeleine). Dès lors, tout lui revient en mémoire et se transpose à sa propre réalité, au point de voir de la beauté dans
tout ce qui l’entoure, alors qu’il n’y voyait que grisaille et désespoir. La conjugaison de la madeleine et du thé lève le voile de
sa triste vie et il l’embrasse avec un œil nouveau et beaucoup plus bienveillant. En conséquence, on perçoit à quel point les
saveurs de l’enfance définissent l’individu, son intériorité, mais lui sont essentielles pour survivre et surmonter les vicissitudes
de la vie.
Les friandises sucrées ont très vite été associées au péché de gourmandise et sont à bannir d’une alimentation saine et
d’une éducation stricte. Cependant, avec le développement du monde industriel, de la publicité et l’accès à des sucres
raffinés, les friandises ont eu le vent en poupe et les « enfants », petits ou grands, sont devenus des cibles privilégiées. Aussi,
l’article de Michel Pearl publié en 2019 dans les revues d’Armand Colin, montre comment « sucreries et
friandises se sont émancipées du péché » En effet, « la gula » (ou gourmandise) condamnée au Moyen Age devient un
outil de consommation, une arme capitaliste de profit depuis la Révolution industrielle qui a libéré les marchés par
l’importation et l’exportation de marchandises. L’implantation d’usines de raffinerie de betterave a dopé la production de sucre
et modifié les régimes alimentaires d’autant que son accès de démocratise et, avec la publicité, pénètre tous les foyers. La
nourriture n’est plus réduite à sa fonction première de sustenter mais devient un plaisir que le sucré se charge de revendiquer
et d’affirmer. Les évolutions techniques ont eu un impact sur la société, qui, par leur entremise, a désormais la liberté de
choisir et de répondre à ses désirs sans honte, ni jugement. Le sucre est, ainsi, entré dans les mœurs et compose les menus
des consommateurs, qui voient en lui non seulement un signe de reconnaissance et de richesse, mais aussi un ingrédient, dont
la douceur rassure et rassénère.
Pourtant, le sucre est traître, dans la mesure où sa consommation excessive conduit à l’indigestion et rend malade. Tel est
le sort que se réserve l’héroïne éponyme des Malheurs de Sophie de la Comtesse de Ségur en 1858, lorsqu’elle cède à
sa gourmandise. Sophie obéit à une éducation stricte, censée faire d’elle une petite fille modèle, si bien que tout écart la
conduit à se punir elle-même. En l’occurrence, Sophie fera d’étranges rêves liés à son inconduite, comme si son inconscient la
rappelait à l’ordre et lui signifiait sa mauvaise action. Et pour cause, elle cèdera à la tentation des pâtes de fruits, qu’elle
apprécie particulièrement, pour déterminer laquelle elle mangera le lendemain, sauf que son indécision la mènera à manger
toute la boîte, donc à priver son cousin Paul du plaisir d’en manger. Evidemment, Sophie exécute son forfait pendant l’absence
de sa tante, sachant pertinemment que son acte est répréhensible, mais l’appel du sucre et du fruit est tellement fort, qu’elle
ne résistera pas à tenter le diable. La Comtesse de Ségur rappelle, implicitement, que le plaisir gustatif doit être mesuré. Une
personne bien éduquée et civilisée doit faire preuve de retenue, de modération pour ne pas basculer dans le péché. L’homme
du monde est capable de maîtriser ses instincts, donc de dompter ses désirs, ce qui le différencie de l’homme sauvage,
primitif.
La relation de l’homme à la nourriture, et notamment au sucre, est un indice de personnalité, un moyen de souligner
certaines aspirations ou certaines faiblesses qui mesurent sa résistance, sa résilience et mettent au jour ses espérances, ses
véritables états d’âme. La nourriture offre, donc une vision très ambivalente de l’homme.
c) Cuisine du monde
Doc 1 : Jean-Pierre Poulain et Laurence Tibère, « Mondialisation, métissage et créolisation alimentaire », 2000.
Dénonciation du chauvinisme et de l’attachement culturel aux particularismes alimentaires de son pays d’origine.
Description d’un repas lors d’un voyage. Certains convives déplorent l’absence de vin à table, générant consternation et
colère chez d’autres qui estiment que voyager implique de consommer autrement.
Stéréotypie : cuisine thaïe forcément épicée.
Les perceptions divergent et montrent bien l’incapacité de certains touristes de s’accommoder de certaines traditions
culinaires, puisqu’ils mangent un rôti et un gratin dauphinois aux antipodes des traditions culinaires du pays hôte.
L’important, donc, serait de se sentir chez soi partout et le culinaire confère un sentiment de sécurité, puisqu’il est
connu.
En effet, le décor sauvage (jungle) suffit à dépayser ; un dépaysement qui se poursuit en métropole en allant dans les
restaurants chinois, reconnus pour leur cuisine diététique et son prix abordable.
L’homme est donc prêt à l’ouverture à condition qu’il y ait un véritable métissage.
Doc 3 : Roland Barthes, Mythologies, « le steak et les frites », Editions du Seuil, 1957.
Le steak est un emblème national. Marqueur identitaire, il porte la symbolique de la force, de l’économie et de
l’efficacité.
Le fait de pouvoir l’accommoder sous différentes formes en fait un produit essentiel de la culture française.
Simple, rustique mais aussi élégant, il est à portée de toutes les bourses, de toutes les tables, qui en font l’aliment le
plus démocratisé, mais aussi le plus sophistiqué.
Accompagné de pommes de terre frites, il devient un plat national, patriotique.
Barthes parle même de « francité » pour qualifier l’association du steak et des frites, qui serait, donc, l’essence même de
la culture culinaire française, son carburant (référence au général de Castries).
Le dénaturer ou se l’approprier serait une trahison, surtout s’il devient l’objet d’une ingérence étrangère.
Questions de corpus
1) Comment les deux auteurs rattachent-ils un type de cuisine à une nation ? (Houellebecq et Barthes).
Qu’il s’agisse de Roland Barthes dans Mythologies, publié aux éditions du Seuil en 1957 ou de Michel
Houellebecq dans Plateforme, publié en 2001 aux éditions Flammarion, les deux auteurs rattachent la France à deux
traditions culinaires incontournables, à savoir respectivement « le steak-frites » et « le rôti de porc-gratin dauphinois ». Il
semble, à priori, que les Français soient attachés à la pomme de terre, féculent star, qui accompagne des pièces de viande,
symboles de force et de vitalité, selon R. Barthes. Le Français est alors perçu comme un carnassier, un « prédateur », dont la
consommation carnée est un marqueur identitaire, un outil distinctif de reconnaissance, conduisant les pays étrangers hôtes à
s’adapter à ce régime alimentaire particulier, loin de leurs propres coutumes alimentaires, si on en croit M. Houellebecq. En
effet, à l’occasion d’un voyage en Asie, il souligne l’effort des hôtes à proposer un plat traditionnel français, dont le but est non
seulement de faire honneur aux touristes, mais aussi de les réconforter, dans la mesure où le culinaire agit comme un repère
rassurant, un moyen de se rassénérer après une journée forte en émotions et en découvertes. C’est, d’ailleurs précisément, ce
que recherche le général de Castries, évoqué par R. Barthes, au lendemain de la guerre d’Indochine, en commandant un
« bifteck – frites », comme pour réaffirmer une autorité déchue après la défaite et revendiquer sa « francité ».
Erigé en plat national, investi de patriotisme, R. Barthes souligne à quel point l’association « bifteck-frites » est devenu un
emblème, l’essence même de la culture française, dont l’appropriation ou la dénaturation par une force étrangère serait vécue
comme une trahison, une offense impardonnable. Une offense, que M. Houellebecq aborde de manière implicite, quand les
touristes déplorent l’absence de vin à table, véritable fleuron culturel français. En ce sens, proposer un plat typique de la
culture d’origine n’est pas suffisant pour ces touristes, ce qui confirme leurs difficultés d’adaptation et leur manque de
considération pour le pays hôte. Aussi, bien que la cuisine asiatique soit plus diététique, elle en déroute plus d’un en matière
d’assaisonnement. Pire même, les touristes sont visiblement plus enclins à consommer des plats asiatiques en France que
dans un pays asiatique, d’une part parce qu’elle est plus adaptée aux palais français, d’autre part parce que chez soi, on se
sent toujours plus rassuré qu’à l’étranger.
En somme, R. Barthes et M. Houellebecq évoquent des spécificités culinaires pour décrire les particularismes culturels de
nations mais surtout leurs différences, qui agissent comme des facteurs de reconnaissance, d’appartenance, mais aussi de
rejet en alimentant des stéréotypes et des préjugés.
2) Quels liens culinaires se tissent entre le pays d’accueil et ses nouveaux arrivants, migrants ou touristes ?
(Documents Poulain/Tibère et Houellebecq).
Lorsque Jean-Pierre Poulain et Laurence Tibère s’emparent des liens culinaires dans une réflexion en 2000, ils
évoquent les effets de la « mondialisation, du métissage et de la créolisation alimentaire ». En effet, la mondialisation
a intensifié les flux migratoires, qui ont conduit bon nombre de personnes à « voyager », soit pour s’installer dans un pays
hôte, soit simplement pour découvrir d’autres horizons, le temps de vacances à la manière des touristes de M. Houellebecq,
induisant automatiquement des échanges interculturels. Si pour les touristes de M. Houellebecq, cette immersion dans
l’inconnu est de courte durée, pour les migrants de JP Poulain et de L. Tibère, elle s’avère plus durable, voire définitive. En
ce sens, ces derniers rappellent que les migrants abandonnent leur langue, leurs traditions pour s’intégrer dans un pays
auquel ils doivent s’adapter sous peine d’exclusion. Les mœurs y sont radicalement différentes et malheureusement les
migrants sont souvent perdus, en manque de repères. En renonçant à leur identité première, ils ont le sentiment de disparaître
et de ne plus savoir qui ils sont. Aussi, conservent-ils leurs coutumes culinaires, qui leur permettent non seulement de
préserver leurs racines, mais aussi de créer des communautés et donc du lien social avec leurs semblables, d’autant qu’il n’y a
rien de plus universel que le culinaire ; langue commune entre tous les hommes. En ce sens, M. Houellebecq montre bien
que les touristes français restent entre eux, non pas par idéologie, mais par le service du rôti et du gratin dauphinois qui les
différencie des autres et les lie entre eux. La nourriture, marqueur identitaire, rassemble et fédère les individus, les distingue
et les unit.
Cependant, il ne faut pas oublier l’idée de socialisation. En effet, il est question de s’intégrer, donc de s’adapter, mais cet
impératif s’opère dans les deux sens pour JP Poulain et L. Tibère. C’est pourquoi, ils parlent de métissage, de mélange
culturel, qui a conduit le culinaire à s’émanciper de certaines traditions en s’appropriant d’autres manières de cuisiner et de
consommer. A ce titre, M. Houellebecq évoque les restaurants chinois qui pullulent à Paris et offrent des plats plus sains,
adaptés aux goûts et aux préoccupations plus diététiques des Français, lesquels dénigrent le culte du fast-food, lui-même
importé, mais pas la pizza italienne ou encore la paëlla portugaise, qui sont adoptées et adaptées à la française. Aussi, en
matière de saveurs, les individus sont beaucoup plus ouverts et curieux, d’après JP Poulain et L. Tibère, et n’hésitent plus à
mélanger des produits, qui eux-mêmes varient suivant les arrivages et les filières d’importation.
Pourtant, le métissage n’est pas la clé d’une intégration réussie et peut nuire aux identités, toujours d’après JP Poulain et
L. Tibère, car le culinaire peut mener à une forme de communautarisme, donc d’isolement à l’image des touristes de M.
Houellebecq, mais aussi brouiller les identités et générer un malaise, un sentiment de n’appartenir à rien, donc de n’être rien,
sans compter les stéréotypes et les préjugés que ces mêmes particularismes culinaires véhiculent, d’autant lorsque les plats
traditionnels sont dénaturés par la culture hôte, à l’instar du couscous, cité par JP Poulain et L. Tibère, qui, petit à petit, est
devenu un produit industriel, donc artificiel, dépouillé de ses significations et de son prestige, alors qu’il est un plat national,
maghrébin par excellence.
En somme, les auteurs soulignent l’ambivalence du métissage qui ouvre de nombreux ponts culturels, mais qui, par un effet
d’appropriation et d’assimilation, conduit à une perte d’identité et à des tensions nuisant à la cohésion sociale et au respect,
comme à l’acceptation de la différence.
Si la nourriture est un trait humain universel, alors elle parle à tous les individus et participe à leur construction identitaire,
notamment en termes d’appétences et de culture. En effet, JP Poulain et L. Tibère rappellent que la nourriture développe un
sentiment d’appartenance communautaire, qui favorise la socialisation de l’individu, lequel reconnait et s’approprie des
modèles, des codes. Le vin à table est un de ces codes, chez M. Houellebecq, dans la mesure où la France est un modèle en
matière viticole. Aussi, ne pas retrouver ce produit star dans un restaurant à l’autre bout du monde est incompréhensible pour
les Français, voire une insulte ou un manque d’éducation. L’attitude condescendante résolument chauvine des convives
confirme leur attachement à leur culture, mais surtout leur mépris de la culture hôte, en dépit des efforts déployés pour leur
proposer un menu typiquement français. Cette faute de goût entraîne des critiques et une attitude protectionniste, voire
xénophobe. Il en est de même chez R. Barthes, qui raconte la honte d’une femme, qui après avoir partagé son bifteck avec
un soldat, prend conscience qu’il est allemand. Partager un repas avec l’ennemi est digne d’une trahison et au-delà de la
culpabilité, cette femme a eu le sentiment d’avoir été, en somme, « violée » au sens propre comme au sens figuré, puisque le
soldat a abusé de sa confiance en touchant au sacro-saint bifteck, qui bien plus qu’un emblème national, représente la chair
des patriotes engagés. C’est comme si elle avait donné ses semblables en pâture à l’ennemi. En ce sens, toucher à la
nourriture revient à toucher à l’essence même de l’individu, ce que confirment JP. Poulain et L. Tibère.
D’ailleurs, en décrivant les difficultés d’intégration des migrants, JP Poulain et L. Tibère insistent sur la nécessité de
préserver le seul vestige de leur passé, de leur identité, à savoir l’art culinaire, qui plus qu’une langue, devient un outil de
médiation et de transmission interculturelle et intergénérationnelle. Ainsi, si la pizza, le couscous ou encore la paëlla sont des
plats nationaux étrangers, empreints d’un patriotisme affirmé, il en est de même pour le « bifteck-frites » chez R. Barthes,
dont l’élaboration, qu’elle soit rustique ou gastronomique, doit correspondre à l’âme culinaire française et contenir en une
bouchée tout le raffinement et la force de son identité. La simplicité du plat traduit l’humilité du caractère français, mais aussi
sa robustesse et son goût pour l’authenticité, les saveurs brutes. Pourtant, cette vision est très stéréotypée et ne correspond
en rien à la réalité des attitudes françaises, si on en croit M. Houellebecq, qui décrit des compatriotes peu ouverts à la
diversité et à l’échange. En déplorant l’absence de vin, ils confirment leur caractère égocentré, leur esprit de domination et
leur désir d’influence sur une culture au mieux tolérée et au pire condamnée, au regard de son archaïsme quant à la
composition de ses plats loin d’être subtile et appropriée aux palais étrangers.
La nourriture n’est, alors, plus un simple marqueur identitaire, comme le martèlent JP Poulain et L. Tibère, mais un
moyen de discriminer, de rejeter des particularismes jugés indignes et d’en reprendre d’autres jusqu’à se les approprier. Avec
la mondialisation, les particularismes culinaires se sont déployés et ont petit à petit perdu leurs singularités, devenant des
standards, au pire des produits industriels qui brouillent et déconstruisent les identités, en portant préjudice à des siècles de
traditions, qui disparaissent au profit d’une culture de masse. L’adaptation des étrangers aux palais des Français réduit le
dépaysement à néant et ne fait que renforcer la prédominance de la culture hôte, qui se flatte d’être au sommet de
l’excellence culinaire. En ce sens, quand M. Houellebecq fait mention de la cuisine chinoise, aucun commentaire n’est porté
aux produits employés, ni aux techniques culinaires. Au contraire, les discussions portent sur l’invasion de leurs restaurants et
l’aspect diététique de leur cuisine, comme si cela suffisait à définir l’identité de ces concitoyens. Ce stéréotype ne fait que
confirmer à quel point la nourriture est une arme de déshumanisation, un moyen de juger du caractère d’une personne et de
réduire son identité à néant.
En somme, si la nourriture contribue à la construction identitaire de l’individu, elle en accélère aussi la destruction depuis la
mondialisation et l’industrialisation massive de l’agro-alimentaire, qui plus que de mettre des particularismes culinaires à
l’honneur, fait disparaître de nombreuses singularités qui font de chaque individu une exception.
Vers l’essai
Plans possibles :
Plan dialectique (thèse oui/antithèse non/synthèse Plan analytique (définition/conséquences positives
alors) puis négatives)
1. Les traditions culinaires marqueurs culturels et 1. Les traditions culinaires au service de l’identité et du
identitaires. communautarisme.
3. Le métissage culinaire : les traditions au service de 3. Le métissage culinaire outil de discrimination et de repli
l’interculturalité. identitaire
Rédaction de l’essai
Si, pour le chef Joël Robuchon, « la cuisine est un art qui se partage », elle est un « voyage », pour l’illustre Guy Savoy, « à
travers un monde de saveurs », pour l’étoilée Anne-Sophie Pic. La cuisine, en constante évolution, éveille, ainsi, les sens et
s’inspire de différents modèles pour combler les papilles de nombreux amateurs. Cependant, faut-il conserver les traditions
culinaires ? En d’autres termes, s’affranchir de coutumes alimentaires serait-il la clé du bonheur et de l’évolution de l’homme ?
Pour en débattre, il serait intéressant de mesurer le bienfondé des traditions culinaires, marqueurs identitaires et culturels,
puis d’en explorer l’influence écrasante entre discrimination et repli identitaire, pour enfin envisager la force du métissage
culinaire, fleuron de l’interculturalité et du partage.
D’abord, il est important de rappeler que la cuisine est un espace de vie, qui rassemble les individus. Elle est un espace
de création, d’assemblage dédié au plaisir des sens. La déclinaison et la transformation de produits alimentaires en font un lieu
d’expression universel. Le culinaire devient, alors, une langue commune à tous les humains et un outil de transmission, à
l’image du banquet dans le Soleil des Scorta de Laurent Gaudé en 2004, qui fédère les membres d’une même famille
autour d’un repas aux saveurs locales respectant les traditions de leur appartenance culturelle. En effet, le banquet se
compose d’antipastis, de poissons et de fruits de mer typiques de leur patrimoine, renforçant leur identité italienne et leurs
valeurs de partage, d’humilité et leur foi. Il en est de même dans le Dîner de Babette de Karen Blixen en 1958, lorsque
cette cuisinière, exilée dans une communauté norvégienne luthérienne, propose de concocter un repas de tradition française
pour remercier ses hôtes et rendre hommage au pasteur défunt. L’idée de Babette n’est pas seulement de décliner ses talents,
mais aussi de faire découvrir des saveurs d’une haute culture gastronomique, où la gourmandise et le raffinement sont rois ;
deux dimensions totalement abhorrées par les luthériens. Le parti pris de Babette aura des répercussions heureuses, car les
convives se délecteront de cette cuisine traditionnelle, qui leur offrira l’occasion de dépasser leurs différends et leurs
rancœurs, mais aussi de s’ouvrir à l’échange en toute simplicité, sans honte, ni culpabilité. En conséquence, la cuisine
traditionnelle offre des perspectives d’évolution et permet aux individus de s’affirmer, de se socialiser.
En effet, les traditions culinaires participent à la construction d’identités individuelles et collectives. Elles véhiculent des
savoir-faire, mais aussi des savoir-être, des valeurs comme autant de signes distinctifs de reconnaissance et d’appartenance.
Tel est le projet de Roland Barthes dans Mythologies, étudié précédemment, lorsqu’il explore le sens symbolique « du
bifteck et des frites » pour les Français. L’association d’une pièce de viande et d’un féculent en dit long sur le caractère des
Français, qui apprécient les plats riches, qui tiennent au ventre et réchauffent le cœur, comme l’âme. Le bœuf, ruminant
paisible, usuellement symbole de force et d’irritabilité, correspond parfaitement au caractère « franchouillard » des
concitoyens de R. Barthes, qui parle même de « francité » pour désigner tous les plats traditionnels liés à la culture française.
En réalité, les traditions culinaires vont bien au-delà de simples techniques héritées et transmises de génération en génération,
car elles définissent l’essence même d’une culture, d’une nation et en disent long sur leurs aspirations et leurs prétentions, à
l’image de « la Cuisine des Mousquetaires » de la regrettée Maïté, qui se voulait généreuse et régionale. Cette
cuisinière autodidacte landaise animera pendant presque deux décennies une émission télévisuelle dédiée à la gastronomie
française et mettra de nombreux grands chefs à l’honneur, de Philippe Etchebest à Hélène Darroze en passant par Cyril Lignac,
pour revendiquer l’excellence de la cuisine française, modèle incontestable et immuable d’inspiration. En somme, les traditions
culinaires sont de véritables repères d’indentification, auxquels les individus se rattachent, car elles les rassurent en assurant
leur subsistance et leur légitimité.
Pour autant, les traditions culinaires sont, aussi, vectrices de discriminations et de repli identitaire.
Et pour cause, en respectant et en instaurant des codes, les traditions culinaires véhiculent des valeurs qui, d’une culture
à une autre, sont, parfois, diamétralement opposées. S’il est de coutume de boire du saké chaud au Japon pendant certains
repas, le français préfèrera le vin, véritable fleuron du savoir-faire artisanal français. Cependant, boire du saké exige un
cérémonial spécifique et n’est pas qu’une boisson d’accompagnement, car il sert à unir deux parties, à les lier de manière
indéfectible, dans l’idée que « l’union fait la force » ; une dimension qu’on ne retrouve pas avec le vin, dont le partage renvoie
à une symbolique judéo-chrétienne. En effet, le vin assimilé au « sang du Christ » suggère une appartenance chrétienne de
soumission et d’abnégation. En conséquence, si les valeurs diffèrent d’une culture à l’autre et d’un plat à l’autre, il parait
évident qu’elles éveilleront des réactions, donc des appréciations plus ou moins discriminantes suivant les individus, leur
éducation et leur vision du monde, elle-même en partie déterminée par la société de consommation et ses tendances. En ce
sens, il ne reste plus qu’une seule véritable boucherie chevaline en France, située à Paris. Cette tradition est tombée en
désuétude depuis les scandales sanitaires, mais aussi en raison de la relation que l’homme entretient avec le cheval. Ainsi,
consommer un animal domestique, voué à aider l’homme dans ses tâches ou à le transporter, est peu acceptable, d’autant
qu’en des temps reculés, la viande chevaline était une denrée propre aux pauvres, lesquels troquaient leur cheval pour ne pas
mourir de faim. Aujourd’hui, le cheval, utilisé notamment dans des activités de loisir ou de façon thérapeutique, ne peut plus
« finir dans des assiettes ». Pourtant, en Corée du Sud ou encore au Viet Nam, personne ne trouve anormal de
consommer du chien ou du chat. Cette particularité a le don de susciter les plus vives condamnations allant jusqu’à
qualifier les asiatiques de « barbares », ce qui est un comble dans un pays friand de cuisses de grenouilles et d’escargots.
Ces différences de mœurs alimentent des stéréotypes et des préjugés, qui évaluent le degré de civilité et de morale des
cultures, au point de développer un repli identitaire, faisant des traditions culinaires des armes d’inclusion ou d’exclusion
rédhibitoires. Norbert Elias dans la Civilisation des mœurs en 1939 confirme que l’évolution des sociétés et leur
développement industriel ont imposé des codes de conduite à table, qui séparaient sans concession l’humain du « non-
humain ». Aussi, l’introduction progressive de la fourchette marquera le point de bascule entre les individus éduqués et les
autres ; ceux qui mangent avec leurs doigts, se réduisant presque volontairement à des animaux, à des sauvages. Les
traditions culinaires ne sont, alors, plus de simples repères, mais un outil de conformité et d’uniformité des sociétés,
conduisant au communautarisme le plus sectaire, ce que Pierre Bourdieu explique dans la Distinction en 1979 en
définissant la force des « habitus », qui constituent des déterminismes sociaux et, donc, culturels peu ouverts sur une forme
d’altérité, à l’image des Hindous, qui ne peuvent tolérer la consommation de viande bovine, puisque la vache est un
animal sacré. Ces différences finissent par créer des tensions qui traduisent un manque de réflexivité et de relativisme.