DU MÊME AUTEUR :
La peste et l’orgie, Grasset, 2007.
Le Florentin, Grasset, 2016.
« Les méchants ont sans doute compris quelque chose que les bons
ignorent. »
Woody Allen
INTRODUCTION
Le 19 février 1787, Goethe se trouve à Rome. Débarqué en ville au début
de l’automne, il a pris ses quartiers dans un appartement anonyme de la Via
del Corso, d’où il peut contempler, sans être vu, l’animation de l’artère
principale du centre historique. Le poète est venu chercher dans la ville
éternelle tout ce qui, jusqu’ici, a manqué à sa vie d’enfant prodige de la
littérature allemande, de conseiller privé du grand-duc de Weimar, de
responsable des mines et de la voirie du duché. Avant tout, il est venu
chercher la liberté de disposer de son temps comme il le souhaite. Pour ne
pas être importuné par les admirateurs du jeune Werther qui, où qu’il aille,
le poursuivent depuis des années, il a choisi d’emprunter une fausse
identité, celle d’un peintre, Jean-Philippe Möller, qui lui garantit, pour le
moment, la tranquillité dont il ressent le besoin.
Mais, ce jour-là, le poète perçoit une forte agitation à l’extérieur. Il se
penche alors à la fenêtre et une scène inattendue s’offre à lui : sur les
balcons et devant les portes cochères des immeubles voisins, les habitants
ont disposé des chaises et des tapis comme si, tout à coup, ils voulaient
transformer la rue en salon. Pendant ce temps, sur le Corso, le sens de
circulation des carrosses s’est inversé, produisant le chaos, et de curieux
personnages ont commencé à pointer le bout de leur nez dans la foule.
« Des jeunes hommes déguisés en femme du peuple, moulés dans leurs
costumes de fête, le sein découvert, audacieux jusqu’à l’insolence,
caressent les hommes qu’ils croisent, traitent avec familiarité et sans égards
les femmes comme leurs pairs, s’abandonnent à tous les excès, comme leur
suggèrent le caprice, l’esprit et la vulgarité. » Symétriquement, « les
femmes prennent également plaisir à se montrer en habits d’homme »,
produisant des résultats ambigus que le poète n’hésite pas à définir « très
intéressants ». Il y a même, au milieu de la foule, un personnage avec deux
visages : « On ne comprend pas où est son devant, où est son derrière, et
s’il s’en va ou s’il vient. »
C’est le début du Carnaval, la fête qui met le monde à l’envers,
renversant non seulement les rapports entre les sexes mais aussi entre les
classes et toutes les hiérarchies qui régissent, en temps normal, la vie
sociale. « Ici, il suffit d’un signal, écrit encore Goethe, pour annoncer que
chacun peut faire le fou comme il le souhaite et que, à l’exception des coups
de bâton et de couteau, presque tout est permis. La différence entre les
castes, haute et basse, semble, pour un moment, suspendue ; tous se
rapprochent les uns les autres, tous acceptent avec désinvolture ce qui leur
arrive, tandis que la liberté et la permission sont maintenues en équilibre
par la bonne humeur universelle. »
Au sein de ce climat, les cochers se déguisent en seigneurs et les
seigneurs en cochers. Et même les abbés en robe noire, d’habitude objet du
plus grand respect, deviennent la cible idéale des lancers de dragées de craie
et d’argile. Ainsi, très vite, les pauvres hommes apparaissent couverts des
pieds à la tête de taches blanches et grises. Personne n’est à l’abri d’une
attaque, et encore moins les membres des familles les plus haut placées qui
se concentrent au niveau du Palazzo Ruspoli, où se déchaînent au contraire
les assauts les plus vicieux et les batailles les plus sanglantes. Dans le même
temps, les Polichinelle, surgis par centaines, se réunissent à un autre
endroit, puis élisent un roi, le couronnent, lui mettent un sceptre à la main,
l’accompagnent au son de la musique, et le mènent à grands cris en haut du
Corso sur un petit char décoré.
Tout cela se déroule dans une atmosphère de joie générale, même si
Goethe ne manque pas de noter quelques fausses notes : « Il n’est pas rare,
écrit-il à un moment, que la bagarre devienne sérieuse et générale ; et alors
il est effrayant de voir l’acharnement et la haine personnelle avec laquelle
tous se déchaînent. » Ou encore, décrivant la course de chevaux qui se
déroule sur le Corso, il mentionne de graves incidents et les « nombreuses
tragédies, qui du reste passent inaperçues et auxquelles on ne porte pas
d’importance ». C’est le côté obscur du carnaval, la combinaison
inextricable de la fête et de la violence sur laquelle se fonde son potentiel
subversif et qui laisse presque toujours chez les participants un doute latent
sur la vraie nature de ce qui s’est réellement passé. Le Carnaval n’est pas
une fête comme les autres, mais bien l’expression d’un sentiment profond et
irrépressible qui couve sous les cendres de la culture des peuples. Ce n’est
pas un hasard si, comme le note encore Goethe, il ne s’agit pas d’une
célébration qui est offerte au peuple par les autorités, mais bien d’une « fête
que le peuple s’offre à lui-même ».
Depuis le Moyen Âge, le Carnaval est l’occasion pour le peuple de
renverser, de manière symbolique et pour un temps limité, toutes les
hiérarchies instituées entre le pouvoir et les dominés, entre le noble et le
trivial, entre le haut et le bas, entre le raffiné et le grossier, entre le sacré et
le profane. Dans ce climat, les fous deviennent sages, les rois mendiants, et
la réalité se confond avec la fantaisie. Un renversement symbolique qui se
termine presque toujours avec l’élection d’un Roi, substitut temporaire de
l’autorité en place.
Il ne faut donc pas s’étonner si la frontière entre la dimension ludique et
la dimension politique du Carnaval a toujours été plutôt fragile. En attestent
les nombreux épisodes pendant lesquels la fête s’est transformée en révolte,
jusqu’à générer de véritables massacres, chaque fois que les peuples ne se
sont pas contentés de destituer les puissants pour rire mais ont tenté de les
assassiner pour de vrai. Il n’est pas non plus surprenant que cette fête ait été
abolie un peu partout, y compris à Rome, au lendemain de la Révolution
française, par peur que puisse se produire une contagion. En France, ce sont
les Jacobins eux-mêmes qui ont supprimé le Carnaval, allant jusqu’à punir
par la peine de mort celui qui aurait eu l’audace de se déguiser. « C’est une
fête bonne pour les peuples d’esclaves », dira Marat – la Révolution a
réalisé, pour de vrai et une fois pour toutes, le renversement, il est donc
inutile de continuer à se déguiser : circulez, il n’y a rien à voir.
Pourtant, aucun pouvoir n’a jamais complètement réussi à se libérer du
Carnaval et de son esprit subversif. Au cours des siècles, ce dernier a cessé
de parcourir les rues pour se retrouver dans les pamphlets et dans les
caricatures des journaux populaires, jusqu’à refaire surface, plus
récemment, dans la satire des shows télévisés et dans les invectives des
trolls sur Internet. Mais ce n’est qu’aujourd’hui que le Carnaval a
finalement abandonné sa place préférée, aux marges de la conscience de
l’homme moderne, pour acquérir une centralité inédite, se positionnant
comme le nouveau paradigme de la vie politique globale.
À Rome, plus de deux siècles après la visite de Goethe, le Carnaval
reprend ses droits. Le 1er juin 2018, un nouveau gouvernement entre en
fonction. Son chef est Mister Chance, le jardinier. Comme Peter Sellers,
dans le film Bienvenue, Mister Chance, Giuseppe Conte – le nouveau
président du Conseil – est un anonyme toujours un peu déphasé qui, par une
série d’étranges coïncidences, parvient au sommet du pouvoir. Mais,
contrairement au jardinier, au lendemain de la nomination de ce professeur
inconnu et sans la moindre expérience politique, les principaux journaux
étrangers essaient de le démasquer. Ils révèlent ainsi que l’unique élément
d’information disponible sur Mister Conte, son curriculum vitae publié en
ligne, regorge de fake news. À partir de ce moment, commencent à pleuvoir
des quatre coins de la planète les démentis des universités les plus
prestigieuses du monde – New York University, Cambridge, la Sorbonne –
qui sont citées dans le CV du jardinier en qualité de « lieux de
perfectionnement », et qui tiennent à préciser qu’elles n’ont conservé
aucune trace de son passage.
Cependant, malgré ce déculottage en mondovision, l’imperturbable
Mister Conte poursuit son ascension au sommet des institutions italiennes.
Ce qui permet aux deux leaders politiques du Mouvement 5 Étoiles et de la
Ligue, les vrais hommes forts du nouveau gouvernement, de réaliser leur
objectif : prendre place, tranquillement, sur les marches du podium placées
juste en dessous. Au moins, le premier, le leader du Mouvement 5 Étoiles,
Luigi Di Maio, nommé vice-président du Conseil et ministre de l’Industrie
et du Travail, n’a pas de problèmes de curriculum. Âgé de trente-trois ans et
sans diplôme universitaire, il n’avait qu’une seule expérience
professionnelle à son actif avant de devenir député grâce aux 189 voix
obtenues aux primaires en ligne du Mouvement 5 Étoiles : employé comme
steward au stade San Paolo de Naples – « Je travaillais à un haut niveau, a-
t-il déclaré au Corriere della Sera, j’ai accompagné beaucoup de VIP à leur
place. » Mais ceci ne l’empêche pas d’assumer rapidement l’un des
premiers rôles du nouveau Carnaval romain, se distinguant grâce à son
ineffable capacité à dire tout et son contraire en l’espace de quelques heures
et à produire gaffes et fake news en continu. Comme la fois où il déclare
que le gouvernement est en train d’imprimer six millions de cartes pour la
mise en place du revenu citoyen, alors que la disposition l’instituant n’a été
ni approuvée ni même encore présentée au parlement. Ou la fois où, en
visite officielle en Chine, il s’adresse au leader suprême Xi Jinping en
l’appelant « Monsieur Ping ».
Le vrai homme fort, couronné par Time Magazine comme le nouveau
visage de l’Europe, est pourtant l’autre vice-président, Matteo Salvini qui,
dès son entrée en fonction, donne vie au spectacle incroyable d’un ministre
de l’Intérieur qui tweete presque chaque jour pour répandre la peur et
inciter à la haine raciale. Depuis le début de son mandat, plusieurs dizaines
de « vidéos choc » mises en ligne par Salvini concernent les délits ou les
abus commis par des Noirs ou des clandestins, des cas les plus graves aux
événements les plus triviaux. « Aujourd’hui, dans toute l’Italie, commente-
t-il par exemple au cours de l’été 2018, les fidèles musulmans ont célébré la
fête du sacrifice, qui prévoit le sacrifice d’un animal, en l’égorgeant. À
Naples, ce chevreau a été sauvé à la dernière minute, mais dans le reste du
pays des centaines de milliers de bêtes ont été abattues sans pitié. »
Très clairement, même s’il occupe une fonction institutionnelle, « le
Capitaine », comme l’appellent ses partisans, ne s’embarrasse pas trop de la
véracité des faits qu’il avance. Il n’hésite pas à diffuser une fausse
information concernant des demandeurs d’asile qui auraient organisé une
manifestation à Vicenza pour pouvoir regarder la chaîne de télévision
câblée Sky. Une histoire qui avait été démentie par la préfecture, c’est-à-
dire par un organe appartenant au ministère que Salvini dirige.
À leur première apparition sur scène, les autres membres du
gouvernement sont, du premier au dernier, inconnus du public italien. Mais
ils ne tardent pas à se mettre dans l’ambiance. Ainsi, le jour même de son
entrée en fonction, le nouveau ministre de la Famille déclare que « les
familles gays n’existent pas ». La ministre de la Santé, interpellée sur le
thème des vaccins, répond quant à elle qu’elle y est personnellement
favorable, mais que l’on peut aussi soutenir des opinions contraires. De son
côté, le ministre de la Justice met tout de suite à l’ordre du jour l’une des
mesures phares de son programme : l’abolition de la prescription. Dans le
pays du populisme réel, il doit être possible d’intenter un procès à n’importe
qui, à n’importe quel moment. Et ce n’est pas un hasard si, lorsqu’il
demande la confiance du parlement pour son gouvernement, Mister Conte
fait un lapsus et déclare être prêt à tout pour défendre la « présomption de
culpabilité ».
Après quelques jours, pour compléter les rangs du gouvernement se
présentent sur scène d’autres personnages qui, à leur tour, semblent avoir
été sélectionnés en vue d’un tournage de Monty Python. Le nouveau sous-
secrétaire d’État en charge des Relations avec le parlement, Maurizio
Santangelo, est un adepte de la théorie des traînées chimiques selon laquelle
des avions de ligne seraient utilisés par les gouvernements pour répandre
dans l’atmosphère des agents chimiques ou biologiques nocifs pour la
population. Pour confirmer cette théorie, il poste de temps en temps sur les
réseaux sociaux des photos de traînées blanches qu’il considère suspectes,
accompagnées de commentaires comme « À quoi vous fait penser ce
ciel ? ».
Le sous-secrétaire d’État à l’Intérieur, Carlo Sibilia, n’est quant à lui pas
du genre à se laisser berner : l’idée selon laquelle les Américains ont
débarqué sur la lune ne le convainc toujours pas. « Aujourd’hui, on fête
l’anniversaire du débarquement sur la lune – a-t-il tweeté. Est-il encore
possible que personne n’ait le courage de dire que c’était une farce ? »
Mais, le plus calé en matière de théories du complot est, sans aucun doute,
le secrétaire d’État aux Affaires européennes, Luciano Barra Caracciolo,
qui, sur son blog Orizzonte48, s’attaque à l’euro, compare l’Union
européenne à l’Allemagne nazie et relance des théories du complot comme
la Hazard Circular, selon laquelle des pouvoirs financiers obscurs auraient
aboli l’esclavage en échange d’une forme d’oppression plus subtile fondée
sur le contrôle de la monnaie.
Dans ces conditions, il est difficile de donner tort au Financial Times
quand il définit le gouvernement italien comme le « plus anti-conventionnel
et inexpérimenté à diriger une démocratie de l’Europe de l’Ouest depuis la
fondation de la Communauté européenne en 1957 ». Une sorte
d’expérimentation psycho-politique qui serait peut-être fascinante si de son
résultat ne dépendait pas le destin de la septième puissance industrielle
mondiale et, dans une certaine mesure, de l’entière construction
européenne.
Mais si l’Italie fait fort comme d’habitude, le retour en force du Carnaval
va bien au-delà de la péninsule. Un peu partout, en Europe comme ailleurs,
la montée des populismes a pris la forme d’une danse effrénée qui renverse
toutes les règles établies et les transforme en leur contraire. Les défauts des
leaders populistes se transforment, aux yeux de leurs électeurs, en qualités.
Leur inexpérience est la preuve qu’ils n’appartiennent pas au cercle
corrompu des élites et leur incompétence est le gage de leur authenticité.
Les tensions qu’ils produisent au niveau international sont l’illustration de
leur indépendance, et les fake news, qui jalonnent leur propagande, la
marque de leur liberté d’esprit.
Dans le monde de Donald Trump, de Boris Johnson et de Jair Bolsonaro,
chaque jour porte sa gaffe, sa polémique, son coup d’éclat. On a à peine le
temps de commenter un événement qu’il est déjà éclipsé par un autre, dans
une spirale infinie qui catalyse l’attention et sature la scène médiatique.
Face à ce spectacle, la tentation est grande, pour bien des observateurs, de
lever les yeux au ciel en donnant raison au Barde : le temps est sorti de ses
gonds ! Pourtant, derrière les apparences débridées du Carnaval populiste,
se cache le travail acharné de dizaines de spin doctors, d’idéologues et, de
plus en plus souvent, de scientifiques et d’experts en Big Data, sans
lesquels les leaders populistes ne seraient jamais parvenus au pouvoir.
Ce livre raconte leur histoire.
C’est l’histoire d’un expert en marketing italien qui comprend, au début
des années 2000, qu’Internet va révolutionner la politique, tout en sachant
que l’époque n’est pas encore prête pour un parti purement digital.
Gianroberto Casaleggio va ainsi embaucher un comique, Beppe Grillo, pour
qu’il devienne le premier avatar en chair et en os d’un parti-algorithme, le
Mouvement 5 Étoiles, entièrement fondé sur le recueil des données des
électeurs et sur la satisfaction de leurs demandes, indépendamment de toute
base idéologique. Un peu comme si, au lieu d’être recrutée par Donald
Trump, une société de Big Data comme Cambridge Analytica avait pris le
pouvoir directement, en choisissant son propre candidat.
C’est l’histoire de Dominic Cummings, le directeur de la campagne du
Brexit, qui affirme : « Si vous voulez faire des progrès en politique,
n’employez pas des experts ou des communicants, utilisez plutôt des
physiciens. » Grâce au travail d’une équipe de scientifiques Cummings a pu
cibler des millions d’électeurs indécis dont ses adversaires ne
soupçonnaient même pas l’existence, en leur adressant exactement les
messages qu’il fallait, au moment où il le fallait, pour les faire basculer dans
le camp du Brexit.
C’est l’histoire de Steve Bannon, l’homme-orchestre du populisme
américain, qui, après avoir conduit Donald Trump à la victoire, rêve
aujourd’hui de fonder une Internationale populiste pour combattre ce qu’il
appelle le parti de Davos des élites globales.
C’est l’histoire de Milo Yiannopoulos, le blogueur anglais grâce à qui la
transgression a changé de camp. Si, dans les années 1960, les gestes de
provocation des contestataires visaient à atteindre la morale commune et à
briser les tabous d’une société conservatrice, aujourd’hui les nationaux-
populistes adoptent un style transgressif en sens opposé : casser les codes
de la gauche et du politically correct est devenu la première règle de leur
communication.
C’est l’histoire d’Arthur Finkelstein, un homosexuel juif de New York
qui est devenu le plus efficace conseiller de Viktor Orban, le porte-drapeau
de l’Europe réactionnaire, engagé dans un combat sans merci pour la
défense des valeurs traditionnelles.
Tous ensemble, ces ingénieurs du chaos sont en train de réinventer une
propagande adaptée à l’ère des selfies et des réseaux sociaux et, ce faisant,
ils transforment la nature même du jeu démocratique. Leur action est la
traduction politique de Facebook et Google. Elle est naturellement populiste
car, comme les réseaux sociaux, elle ne supporte aucun type
d’intermédiation et place tout le monde sur le même plan, avec un seul
paramètre de jugement : les like. Elle est indifférente aux contenus parce
que, comme les réseaux sociaux, elle a un seul objectif : celui que les petits
génies de la Silicon Valley appellent « engagement » et qui en politique
signifie adhésion immédiate.
Si l’algorithme des réseaux sociaux est programmé pour offrir à
l’utilisateur n’importe quel contenu susceptible de l’attirer un peu plus
souvent et un peu plus longuement sur la plateforme, l’algorithme des
ingénieurs du chaos les pousse à soutenir n’importe quelle position,
raisonnable ou absurde, réaliste ou intergalactique, à condition qu’elle
intercepte les aspirations et les peurs – surtout les peurs – des électeurs.
Pour les nouveaux docteurs Folamour de la politique, le jeu ne consiste
plus à unir les gens autour du plus petit dénominateur commun mais, au
contraire, à enflammer les passions du plus grand nombre possible de
groupuscules pour ensuite les additionner, même à leur insu. Pour conquérir
une majorité, ils ne vont pas converger vers le centre, mais joindre les
extrêmes.
En cultivant la colère de chacun sans se préoccuper de la cohérence de
l’ensemble, l’algorithme des ingénieurs du chaos dilue les anciennes
barrières idéologiques et réarticule le conflit politique sur la base d’une
simple opposition entre le « peuple » et les « élites ». Dans le cas du Brexit,
ainsi que dans celui de Trump et de l’Italie, le succès des nationaux-
populistes se mesure à leur capacité de faire exploser le clivage
gauche/droite pour capter les suffrages de tous les fâchés, et non pas
simplement des fachos.
Bien entendu, comme les réseaux sociaux, la nouvelle propagande se
nourrit principalement d’émotions négatives car ce sont celles qui
garantissent la plus grande participation, d’où le succès des fake news et des
théories du complot. Mais, elle possède aussi un côté festif et libératoire,
trop souvent méconnu de ceux qui mettent uniquement l’accent sur la partie
obscure du Carnaval populiste. La dérision est, depuis toujours,
l’instrument le plus efficace pour renverser les hiérarchies. Pendant le
Carnaval, une bonne crise de rire libératoire enterre le faste du pouvoir, ses
règles et ses prétentions. Rien de plus dévastateur pour l’autorité que
l’impertinent qui la transforme en objet de ridicule. Face au sérieux
programmatique du pouvoir, face à l’ennui et à l’arrogance qui émanent de
chacun de ses gestes, le bouffon transgressif à la Trump, ou l’explosion
contestataire à la gilets jaunes, donnent un coup de fouet qui libère les
énergies. Les tabous, les hypocrisies et les conventions linguistiques
s’écroulent au milieu des acclamations de la foule en délire.
Pendant le Carnaval, il n’y a pas de place pour le spectateur. Chacun
participe à la célébration forcenée du monde à l’envers et aucune insulte ni
aucune blague n’est trop vulgaire si elle contribue à la démolition de l’ordre
dominant et à sa substitution par une dimension de liberté et de fraternité.
Le Carnaval produit chez celui qui y prend part une intense sensation de
plénitude et de renaissance, le sentiment d’appartenir à un corps collectif
qui se renouvelle. De spectateur chacun devient acteur, sans aucune
discrimination fondée sur le revenu ou sur le niveau d’instruction.
L’opinion du premier passant vaut autant que celle de l’expert, même plus.
Entre-temps, le masque s’est déplacé sur Internet, où l’anonymat produit
l’effet de désinhibition qui, il y a un temps, naissait au moment d’endosser
un déguisement. Les trolls sont les nouveaux Polichinelle qui jettent de
l’huile sur le feu libératoire du Carnaval populiste.
Dans ce climat, il n’y a rien de plus délétère que d’interpréter le rôle du
trouble-fête. Le fact-checker qui souligne l’erreur au stylo rouge, le libéral
au sourcil relevé qui s’indigne de la vulgarité des nouveaux barbares.
« Voilà pourquoi la gauche est aussi malheureuse, dit Milo Yiannopoulos,
elle n’a pas la moindre tendance à la comédie ou à la célébration. » Aux
yeux du populiste en fête, le progressiste est un pédant avec le petit doigt
levé. Son pragmatisme est devenu un synonyme de fatalisme, alors que les
Rois du Carnaval promettent de dynamiter la réalité existante.
La vie n’est pas faite que de droits et de devoirs, de chiffres à respecter et
de formulaires à remplir. Le nouveau Carnaval ne cadre pas avec le sens
commun, mais il a sa propre logique, plus proche de celle du théâtre que de
la salle de classe, plus avide de corps et d’images que de textes et d’idées,
plus concentrée sur l’intensité narrative que sur l’exactitude des faits. Une
raison certes très lointaine des abstractions cartésiennes, mais pas non plus
privée d’une cohérence inattendue, en particulier en ce qui concerne sa
manière systématique de renverser les normes consolidées pour en affirmer
d’autres de signe opposé.
Derrière l’apparente absurdité des fakes news et des théories du complot
se cache une logique bien solide. Du point de vue des leaders populistes, les
vérités alternatives ne sont pas un simple instrument de propagande.
Contrairement aux vraies informations, elles constituent un formidable
vecteur de cohésion. « Par de nombreux côtés, les absurdités sont un
instrument organisationnel plus efficace que la vérité, a écrit le blogueur de
la droite alternative américaine, Mencius Moldbug. N’importe qui peut
croire à la vérité, tandis que croire dans l’absurde est une vraie
démonstration de loyauté. Et qui a un uniforme, a une armée. »
Ainsi le leader d’un mouvement qui intègre les fake news dans la
construction de sa propre vision du monde se détache du lot commun. Ce
n’est pas un bureaucrate pragmatique et fataliste comme les autres, mais
bien un homme d’action, qui bâtit sa propre réalité pour répondre aux
attentes de ses disciples. En Europe comme ailleurs, les mensonges ont la
cote car ils sont insérés dans une narration politique qui capte les peurs et
les aspirations d’une part croissante de l’électorat, tandis que les faits de
ceux qui les combattent sont insérés dans un récit qui n’est plus jugé
crédible. En pratique, pour les adeptes des populistes, la véracité des faits
pris un par un ne compte pas. Ce qui est vrai, c’est le message dans son
ensemble, qui correspond à leur expérience et à leurs sensations. Face à
cela, il est inutile d’accumuler les données et les corrections, si la vision
d’ensemble des gouvernants et des partis traditionnels continue d’être
perçue par un nombre croissant d’électeurs comme peu pertinente par
rapport à la réalité.
Pour combattre la vague populiste, il faut commencer par la comprendre
et ne pas se borner à la condamner, ni la liquider comme un nouvel « Âge
de la Déraison », comme le fait George Osborne, l’ancien chancelier de
l’Échiquier de David Cameron, dans le titre de son dernier livre. Le
Carnaval contemporain se nourrit de deux ingrédients qui n’ont rien de
déraisonnable : la rage de certains milieux populaires qui se fonde sur des
causes sociales et économiques réelles ; une machine de communication
surpuissante, conçue à l’origine pour des fins commerciales, devenue
l’instrument privilégié de tous ceux qui veulent multiplier le chaos.
Si j’ai choisi, pour ce livre, de me concentrer sur ce second aspect, ce
n’est aucunement pour nier l’importance des sources réelles de la colère.
Les actions des ingénieurs du chaos n’expliquent pas tout, loin de là. Ce qui
rend ces personnages intéressants, c’est plutôt le fait qu’ils aient su capter
avant les autres les signes du changement en cours, et la façon dont ils ont
su en profiter pour passer des marges au centre du système. Pour le meilleur
et surtout pour le pire, leurs intuitions, leurs contradictions et leurs
idiosyncrasies sont celles de notre époque.
1
LA SILICON VALLEY DU POPULISME
Les Américains ont toujours l’air inoffensifs. En particulier lorsqu’ils se
retrouvent immergés dans la chaleur cynique et irresponsable d’un endroit
comme Rome. Cela doit sûrement être lié à l’expression de leur visage, ou
peut-être à la façon dont ils s’habillent. Celui qui est assis en face de moi ne
fait pas exception à la règle. Il est d’ailleurs en train de me tendre un muffin
alors que je n’ai pas encore eu le temps de m’asseoir sur le canapé de la
suite de son hôtel. Pourtant, il serait le diable en personne. Il a même été
rebaptisé Dark Vador. Ou encore le Grand Manipulateur, selon Time
Magazine. L’acteur politique le plus dangereux des États-Unis, dixit
« Bloomberg News ». Et tout cela avant même qu’il apporte une
contribution décisive à l’élection de Donald Trump à la Maison Blanche, le
8 novembre 2016.
Ses amis disent que si vous entendez une explosion quelque part, c’est
que Steve Bannon est très probablement dans les parages, en train de jouer
avec une boîte d’allumettes. C’est pourquoi, depuis quelque temps, il est
très souvent à Rome – au moins une fois par mois. Dans la ville éternelle,
on le sait, le risque de finir comme le Martien du conte d’Ennio Flaiano
n’est jamais bien loin : vous débarquez pour la première fois et vous êtes
accueilli comme un saint, le monde s’arrête et les gens vous portent en
triomphe. Puis, au bout d’un moment, les Romains s’habituent à vous,
comme ils ont fini par s’habituer à tout et n’importe quoi depuis deux mille
ans, et vous finissez par être interpellé par les gamins dans la rue « Hé ! le
Martien… ». Mais, pour le moment, Bannon est encore en état de grâce. Il
donne des interviews, participe à des meetings, échange longuement avec
Matteo Salvini et Luigi Di Maio, pour lesquels il manifeste une admiration
sans bornes. Pendant les moments de pause, il se restaure dans sa suite de
l’Hôtel de Russie. Au fond, cet endroit de légende, où descendaient les
princesses et les conseillers du tsar, lui convient. Non pas pour des raisons
contemporaines d’oligarques et de manipulations électorales. Mais plutôt
parce que Bannon est un peu le Trotsky de la révolution populiste, un mix
d’idéologue et d’homme d’action qui a comme ambition, avec son
« Movement », de pousser les masses populaires européennes à la révolte
contre ce qu’il définit « le parti de Davos ».
Si on lui demande quel est son rôle dans ce mouvement, Bannon,
modeste, fait la moue : « Je suis un étudiant global du mouvement populiste
et je viens ici pour apprendre. » Mais la vraie réponse est un peu plus
ambitieuse.
Toujours vêtu de deux chemises superposées, Bannon est un pur produit
de la classe ouvrière américaine qui, grâce à son talent et à son ambition, a
traversé tous les lieux symboliques du pouvoir américain – l’armée,
Virginia Tech, Georgetown, Harvard Business School, Goldman Sachs, puis
Hollywood et enfin Washington – sans jamais se départir de sa rage
originelle, mais au contraire en accumulant un peu partout des munitions
pour mettre à feu et à sang le monde des élites, ce qu’il considère comme la
caste blindée des traîtres du peuple.
Sur les pas de son maître Andrew Breitbart, fondateur du site homonyme
de contre-information, Bannon a été l’un des premiers, parmi les nouveaux
populistes, à comprendre que « politics is downstream from culture », la
politique dérive de la culture. Depuis le début, il se bat pour arracher à
l’intelligentsia libérale le sceptre de l’hégémonie culturelle. Ainsi, à
Hollywood, il s’est lancé dans la production de documentaires
kitschissimes, farcis de citations philosophiques et de mélodies
wagnériennes, sur l’esprit américain, le choc des civilisations et l’alternance
des générations qui modèlent ainsi l’histoire et déterminent le cours des
événements. Et c’est pour la même raison qu’après la mort de son fondateur
il a transformé « Breitbart News » en point de ralliement pour la droite
alternative américaine – une bande hétérogène de nationalistes, de
conspirationnistes, de millénaristes et de simples enragés, tous décidés à
imposer un point de vue différent sur les principales questions au centre du
débat : l’immigration, le libre-échange, le rôle des minorités et les droits
civiques. En ouvrant une rédaction au Texas pour suivre de près le
phénomène de l’immigration clandestine, en finançant des think tanks
destinés à étudier les méfaits de l’establishment en général et de la famille
Clinton en particulier, en mobilisant des blogueurs et des trolls pour
dominer le débat sur les réseaux sociaux, et en participant au lancement
d’une société de Big Data appliqué à la politique – Cambridge Analytica,
qui deviendra l’objet d’un scandale global quelque temps plus tard –,
Bannon s’est transformé en homme-orchestre du populisme américain.
Ainsi, quand le cyclone Trump s’est abattu sur les primaires républicaines
en 2016, il était là, prêt à devenir l’inspirateur occulte, puis le stratège
officiel de la campagne la plus transgressive de l’histoire politique des
États-Unis.
Évidemment, après les élections Steve a un peu perdu la tête. Installé
dans le bureau du conseiller politique du président, il n’a pas résisté à la
tentation de se mettre en scène. C’est toujours une mauvaise idée, pour un
stratège, de raconter ses propres idées aux journaux au lieu de les murmurer
à l’oreille du prince, d’autant plus quand on travaille pour le symbole vivant
de l’Ère du Narcissisme. Et, en effet, au bout d’un an, Bannon a été expulsé
de la Maison Blanche, tandis que le chef du monde libre twittait ce genre de
message : « Steve le baveux a pleuré et m’a supplié quand je l’ai viré.
Désormais, pratiquement tout le monde l’a abandonné comme un chien.
Quel dommage ! » (Tweet présidentiel du 6 janvier 2018.)
Mais, parmi ceux qui courent dans le circuit des populistes
souverainistes, peu ont le cerveau, l’expérience et les relations de Bannon.
Ainsi, en l’espace de quelques mois, une perspective encore plus ambitieuse
s’est présentée à lui : « Ce que je veux, a-t-il déclaré en mars au
correspondant romain du New York Times, c’est construire une
infrastructure globale pour le mouvement populiste global. Je l’ai compris
quand Marine Le Pen m’a invité au congrès de son parti à Lille. “Que
veux-tu que je dise ?” lui ai-je demandé. “Dis que nous ne sommes pas
seuls”, a-t-elle répondu. » C’est à ce moment-là que Bannon a compris que
l’espace pour un oxymore existait, l’Internationale des nationalistes, une
plateforme conçue pour mettre en commun les expériences, les idées et les
ressources entre les différents mouvements actifs en Europe et en
Amérique. « Nous sommes du bon côté de l’Histoire. Même George Soros
l’a dit, il y a quelque temps, nous vivons des temps révolutionnaires… »
Soros, le milliardaire hongrois qui a financé des mouvements démocrates
dans le monde entier avec son Open Society, est à la fois la bête noire et le
rêve interdit des nouveaux populistes globaux. « Il est brillant, admet
Bannon. Malfaisant mais brillant. » Son ami Orban l’a déclaré hors la loi en
Hongrie, mais Bannon voudrait créer une fondation sur le modèle de celle
de Soros, avec le même impact mis au service d’un agenda complètement
différent : fermer les frontières, renverser les processus de globalisation et
d’intégration européenne, revenir aux États-nations d’autrefois.
« Les idées les plus révolutionnaires de notre temps commencent toujours
avec la phrase “Il était une fois” », dit le politologue Mark Lilla. Et, selon
Bannon, l’épicentre de cette révolution est désormais l’Italie.
C’est la raison pour laquelle il se trouve ici, assis face à moi dans la suite
de l’Hôtel de Russie, tandis qu’autour de nous s’agite sa garde rapprochée –
l’ex-bras droit de Nigel Farage, Raheem Kassam, le fondateur de l’Institut
Dignitatis Humanae Benjamin Harnwell, le neveu en survêtement de sport
Sean Bannon, et un curieux aryen qui semble être le fruit d’une expérience
eugénique suédoise des années 1930. Tous sont occupés comme des
forcenés à produire le climat saturé de testostérone qui caractérise les QG
de toutes les révolutions, et en particulier de celles nationales-populistes.
« Rome est de nouveau le centre de l’univers politique, reprend Bannon.
Parce que c’est ici que s’est produit un événement unique. Ici, les populistes
de droite et ceux de gauche ont accepté de mettre de côté leurs différences
et de s’unir pour redonner au peuple italien le pouvoir qui avait été usurpé
par le parti de Davos. C’est comme si Bernie Sanders et Donald Trump
avaient trouvé un accord. Aux États-Unis, nous n’y sommes pas parvenus,
mais vous, vous l’avez fait. Ce qui est en jeu en Italie, c’est la nature même
de la souveraineté : du résultat de cette expérience dépend le destin de la
révolte des peuples qui veulent reprendre le pouvoir des mains des élites
globales qui le leur ont volé. Si ça marche en Italie, ça peut marcher
partout. Voilà pourquoi vous représentez le futur de la politique mondiale. »
Le discours de Bannon est flatteur, mais en réalité ce n’est pas la
première fois qu’un observateur anglo-saxon regarde les inventions
politiques de la péninsule comme un modèle à suivre. « Votre mouvement a
rendu service au monde entier », proclamait Winston Churchill en
s’adressant aux fascistes italiens à la fin des années 1920. « L’Italie a
démontré qu’il existe une manière pour combattre les forces subversives.
Cette manière consiste à appeler la masse du peuple à coopérer pour
défendre l’honneur et la stabilité de la société civilisée. Elle a produit
l’antidote nécessaire au poison soviétique. Dorénavant, aucune nation ne
sera dépourvue des moyens de se protéger contre ce cancer et chaque
leader responsable dans chaque pays sent que ses pieds sont plantés plus
fermement dans la résistance face aux doctrines du nivellement et du
cynisme. »
Pendant tout le XXe siècle, l’Italie a été le laboratoire dans lequel ont été
menées des expériences politiques vertigineuses, souvent destinées à être
reproduites, sous des formes diverses, dans d’autres parties du monde. Le
fascisme a été la première et la plus lourde de conséquences, mais après sa
chute l’Italie a également donné naissance au plus grand parti communiste
d’Europe occidentale, devenant ainsi le théâtre privilégié de toutes les
manœuvres et tensions de la guerre froide. Et quand le mur de Berlin est
tombé, la péninsule s’est transformée en Silicon Valley du populisme,
anticipant de près de vingt ans la grande révolte contre l’establishment qui
secoue aujourd’hui l’ensemble de l’hémisphère occidental.
Si Heinrich Mann disait de Napoléon qu’il était un boulet de canon lancé
par la Révolution française, on pourrait dire, toutes proportions gardées, que
Grillo et Salvini sont les boulets de canon lancés par Tangentopoli, la
révolution judiciaire qui a décapité la classe politique italienne au début des
années 1990, inaugurant l’interminable époque du rejet des élites et de la
fugue de la politique. Entre 1992 et 1994, la classe politique du pays a été
éliminée : la moitié des membres du parlement appartenant à des partis de
gouvernement a été placée sous enquête, certains des leaders ont été
emprisonnés, d’autres se sont enfuis à l’étranger. Les deux partis qui
gouvernaient la République depuis toujours, la démocratie chrétienne et le
parti socialiste, ont disparu en l’espace de quelques semaines. L’opération
« mains propres » représentait déjà, dans son essence, une démarche
populiste : les petits juges contre les élites corrompues. « Quand les gens
applaudissent, ils s’applaudissent eux-mêmes », déclarait à l’époque le
procureur général de Milan, Francesco Saverio Borrelli. Et ce n’est pas un
hasard si différents magistrats protagonistes des enquêtes anticorruption
sont ensuite entrés en politique, fondant des partis, se faisant élire au
parlement, et devenant ministres et maires de grandes villes.
À partir de ce moment, les Italiens n’ont rien fait d’autre que partir à la
recherche d’élites alternatives pour gouverner le pays à la place des
politiques professionnels, discrédités, corrompus et incompétents. C’est la
gauche qui a commencé, en soutenant vigoureusement l’action des
magistrats de Mani Pulite, pour ensuite donner vie, au printemps 1993, au
premier gouvernement « technique » de l’histoire républicaine. Un exécutif
présidé par l’ancien gouverneur de la Banque d’Italie, Carlo Azeglio
Ciampi, et composé exclusivement de ministres non politiques, choisis dans
les rangs du monde académique et de l’administration publique. Durant
cette période, a commencé à fleurir, parmi les progressistes, le mythe d’une
« société civile » vertueuse et non corrompue de laquelle aurait émergé la
nouvelle classe dirigeante de la péninsule. Mais, tout de suite après,
Berlusconi est arrivé pour expliquer que le pouvoir devait être géré par les
entrepreneurs et les managers, les vrais producteurs de richesse du pays,
contrairement à une classe politique faite de bons à rien. Avec lui, sont
arrivés au gouvernement les régionalistes de la Ligue et les ex-fascistes
d’Alleanza Nazionale, un bloc composite uni dans le rejet de « Roma
ladrona », Rome la voleuse.
Dans les années qui ont suivi, le Cavaliere a continué à dominer la
politique italienne quasiment jusqu’à la fin de 2011, quand il a été contraint
de démissionner à la suite de scandales liés à sa vie personnelle. À partir de
là, se sont succédé la tentative de Mario Monti d’instaurer un
« gouvernement des compétents » et celles du centre-gauche de redonner de
l’oxygène à la politique traditionnelle à travers le leadership innovant de
Matteo Renzi.
Les élections du 4 mars 2018, qui ont vu le triomphe du Mouvement 5
Étoiles et de la Ligue, ont marqué la faillite définitive de ces tentatives et la
transformation de l’Italie en terre promise du populisme réel. S’est ainsi
réalisée, pour la première fois dans un grand pays occidental, la
convergence entre populismes de droite et de gauche qui a tant enflammé
l’imagination – et l’ambition – de Steve Bannon. Pour lui, ce qui est en
train de se jouer n’est rien de moins qu’un choc de civilisations.
« S’il y a une chose que j’admire chez Merkel et Macron, dit-il, c’est
qu’ils ne cachent pas leur programme. C’est important que les gens
comprennent : il n’y a aucun complot ! Tout est dit ouvertement à la lumière
du jour. Il y a un an, Macron a prononcé un discours dans lequel il a tiré les
conséquences logiques du projet européen, de la vision de Jean Monnet. De
façon détaillée et cohérente. C’est un projet fait d’une intégration politique
supplémentaire, d’une intégration commerciale supplémentaire, et d’une
intégration des marchés de capitaux supplémentaire. Dans la pratique, ce
sont donc les États-Unis d’Europe, où l’Italie devient la Caroline du Sud
par rapport à la France qui est la Caroline du Nord, OK ? Donc, si tu crois
dans ce projet, et que cela te plaît, cela veut dire que tu crois dans le projet
de Macron. Salvini, Orban, Marine Le Pen et les autres voix du mouvement
populiste national disent, quant à elles, non. L’opposition réside ici entre
ceux qui, en Europe, pensent que les États nationaux sont un obstacle à
surmonter et ceux qui pensent qu’ils sont un joyau à préserver. »
« Et là, nous revenons à la raison pour laquelle l’Italie est le centre de
tout, poursuit Bannon. Chez vous, les populistes et les nationalistes ont mis
de côté leurs différences et se sont unis au nom du peuple contre les
pouvoirs étrangers. C’est le premier exemple d’un modèle qui va se
répandre partout et qui représente l’avenir de la politique mondiale :
souverainistes contre globalistes. »
Au-delà des envols rhétoriques, le discours de Bannon est intéressant
parce qu’il saisit le point essentiel du cas italien, qui a été ignoré par les
alarmes sur la montée de l’extrême droite et le retour du fascisme qui se
sont multipliées ces derniers temps. Ce qui se joue en Italie n’est pas la
réédition des années 1920 ou 1930 du siècle dernier. Ce qui se joue en Italie
est l’émergence d’une nouvelle forme politique façonnée par Internet et par
les nouvelles technologies.
De ce point de vue, si Matteo Salvini représente sans doute la
personnalité la plus marquante de la saison politique actuelle, le phénomène
le plus intéressant est en réalité celui du Mouvement 5 Étoiles. En effet,
c’est ce dernier qui a fait entrer Salvini dans le jeu en permettant à une force
extrémiste minoritaire comme la Ligue d’accéder au gouvernement avec
17 % des voix et d’accroître ses soutiens, instaurant ainsi une réelle
hégémonie culturelle dans le pays.
Des partis xénophobes de droite existent plus ou moins partout en
Europe, avec des taux d’adhésion similaires ou même supérieurs à celui de
la Ligue avant le printemps 2018. Mais ils n’atteignent pas la majorité et, en
général, ils ne trouvent pas d’alliés disposés à gouverner avec eux. En Italie,
sans l’algorithme post-idéologique du Mouvement 5 Étoiles, qui a récolté
un tiers des voix des Italiens aux élections grâce à une plateforme sans
aucun contenu politique et donc prête à être utilisée par n’importe qui pour
arriver au pouvoir, Salvini n’aurait pas aujourd’hui le rôle qu’il a.
Ce qui fait encore une fois de l’Italie la Silicon Valley du populisme,
c’est qu’ici, pour la première fois, le pouvoir a été pris par une forme
nouvelle de techno-populisme post-idéologique, fondé non pas sur les idées
mais sur les algorithmes mis au point par les ingénieurs du chaos. Il ne
s’agit pas, comme ailleurs, d’hommes politiques qui engagent des
techniciens, mais bien de techniciens qui prennent directement les rênes du
mouvement en fondant un parti, en choisissant les candidats les plus aptes à
incarner leur vision, jusqu’à assumer le contrôle du gouvernement de la
nation entière.
Cette histoire est peu connue hors de l’Italie, mais elle mérite d’être
racontée pour commencer à délimiter les frontières de la terra incognita
dans laquelle nos démocraties ont commencé à s’enfoncer.
2
LE NETFLIX DE LA POLITIQUE
Livourne est une ville importante dans l’histoire politique italienne. C’est
ici qu’a eu lieu, en 1921, la scission qui a donné naissance au parti
communiste italien. C’est également ici que, quatre-vingts ans plus tard, les
deux fondateurs du Mouvement 5 Étoiles se sont rencontrés pour la
première fois : « Je l’ai rencontré […] un soir d’avril, écrit Beppe Grillo à
propos de Gianroberto Casaleggio, pendant mon spectacle “Black Out”. Il
est venu dans ma loge et a commencé à me parler d’Internet. De la manière
dont Internet pouvait changer le monde. Ne le connaissant pas, j’ai
acquiescé à ce qu’il disait. Je lui ai souri. J’ai essayé de ne pas le
contrarier. Je ne voulais pas prendre le risque d’être menacé par un
arobase ou un.com. Il était très convaincu de ce qu’il disait. J’ai pensé que
c’était un génie du mal ou bien une sorte de saint François d’Assise qui
parlait à Internet plutôt qu’aux loups et aux oiseaux. »
Dans cette scène inaugurale – la rencontre entre la bête de scène,
puissante mais ne sachant pas quel débouché donner à sa rage, et le « nerd »
froid, visionnaire mais un peu perdu dans le monde réel –, on retrouve déjà
toute la mythologie de ce qui était destiné à devenir le Mouvement 5
Étoiles. Le spectacle, la dérision, la culture Internet et la révolution.
D’un côté, Beppe Grillo, le comique irrésistible parti des salles de
spectacle underground de Gênes pour arriver aux sommets de la popularité
télévisée et capable de remplir des théâtres dans toute la péninsule avec des
one man shows pleins de paradoxes, de provocations et d’insultes, portés
par son physique imposant et sa voix féroce digne du prédicateur
Savonarole.
De l’autre, Gianroberto Casaleggio, précis, silencieux, concentré. Un
manager de cinquante ans, expert de marketing digital qui se présente
comme une espèce de John Lennon postmoderne, avec de longs cheveux
retombant sur un visage austère à lunettes. La parfaite synthèse de
l’esthétique hippie et de l’approche geek d’où est issue la cyberculture
californienne. Après trente ans chez Olivetti – pendant longtemps
l’entreprise informatique phare en Italie –, il vient de quitter le groupe pour
fonder sa propre entreprise, la Casaleggio Associati.
Mais, Casaleggio n’est pas un simple entrepreneur. C’est un visionnaire,
un autodidacte, qui s’est forgé une conception de la réalité qui unit le culte
de saint François d’Assise avec celui d’Isaac Asimov et des pionniers de la
science-fiction. Il ne prétend en aucun cas être animé d’une quelconque
passion politique. « La politique ne m’intéresse pas, dit-il, ce qui
m’intéresse c’est l’opinion publique. »
En tant qu’expert de marketing digital, Casaleggio a compris qu’Internet
allait révolutionner la politique, rendant possible l’émergence d’un
mouvement de type nouveau, guidé par les préférences des électeurs-
consommateurs. Il veut donc lancer un produit capable de répondre de
manière efficace à une demande politique que les partis existants ne sont
pas capables de satisfaire. Mais il sait aussi que la dimension digitale seule
est encore trop froide et distante pour donner vie à un vrai mouvement de
masse en Italie. C’est pour cette raison qu’il a besoin de Beppe Grillo, pour
conférer chaleur et passion à un mouvement qui risquerait, sans cela, de
rester confiné parmi les geeks de la péninsule. La force et la résilience du
futur Mouvement 5 Étoiles proviendront de cette combinaison inédite : le
populisme traditionnel qui épouse l’algorithme et accouche d’une machine
politique redoutable.
Pour l’instant, après avoir obtenu l’accord du comique, Casaleggio se
contente de lancer la construction d’un blog. Dès le début, le succès est
phénoménal : « Le 26 janvier 2005, j’ai ouvert un blog sans bien savoir ce
que c’était, raconte Grillo. Je commence à le comprendre maintenant :
beppegrillo.it est devenu en quelques semaines le blog italien le plus
visité. » Derrière l’apparente désinvolture du comédien se cache déjà une
machine parfaitement huilée. Chaque post naît sur la base d’un rituel précis.
Pendant la matinée, les collaborateurs de la Casaleggio Associati
sélectionnent les dix commentaires les plus intéressants postés sur le site et
les transmettent à Gianroberto. Celui-ci lit, retravaille et écrit le post du
jour, qui est mis en ligne dans l’après-midi. Aux yeux du public, l’auteur
unique reste Grillo, et Casaleggio est relégué au rôle de simple fournisseur
technologique. Mais, la réalité est tout autre. Les campagnes virales qui
marqueront le succès du blog, et le porteront en l’espace de quelques années
à devenir l’un des plus suivis au monde, naissent toutes dans les bureaux
milanais de la Casaleggio Associati. C’est là que sont identifiés les thèmes
qui fonctionnent, sur la base des retours des utilisateurs, dans un processus
d’interaction constant qui est déjà l’embryon des algorithmes plus
sophistiqués à venir.
Durant cette période, le Blog surfe sur les thèmes populaires qui
stimulent le ressentiment vis-à-vis de l’establishment politique et financier :
la corruption des hommes politiques, les abus des grandes entreprises aux
dépens des petits actionnaires, la précarité dans le monde du travail. Sur
tous ces sujets, le Blog ne se limite pas à dénoncer la situation mais, au
contraire, il propose des remèdes concrets, bien que simplistes. Il donne
l’impression que la solution serait toute proche, si seulement l’Italie ne se
trouvait pas dans les mains d’une bande de délinquants, droite et gauche
confondues, qui n’agissent qu’en fonction de leurs propres intérêts au
détriment du peuple.
En peu de temps, commence à se développer un réseau de supporteurs
qui souhaitent s’organiser pour aller au-delà du Blog. Casaleggio a suivi
avec intérêt la campagne du candidat démocrate Howard Dean, le premier
candidat « digital » aux primaires américaines de 2004. Comme lui, il
décide donc d’encourager les disciples de Grillo à adopter la plateforme des
Meet Up, un software qui permet d’organiser facilement des discussions et
des rencontres, aussi bien en ligne que dans le monde réel. En peu de temps,
des groupes d’« Amis de Beppe Grillo » fleurissent un peu partout en Italie.
Pendant cette phase initiale, les disciples sont complètement libres. Ils
peuvent s’organiser comme ils le veulent, se réunir et prendre n’importe
quelle initiative. La confrontation entre la rapidité et la fraîcheur de la
machine mise au point par Casaleggio et la vieille politique est impitoyable.
« En 2007, écrit Marco Canestrari, un soutien de la première heure qui sera
ensuite déçu, pour faire de la politique dans les partis, tu devais
nécessairement te soumettre à des règles et à des rituels incompréhensibles
pour une génération habituée à la rapidité des processus sur Internet. En
premier lieu, tu devais choisir de quel côté être, à droite, à gauche, presque
indépendamment du contenu ; puis tu devais décider à quel parti
appartenir, dans tous les sens du terme ; puis pendant des années il fallait
monter les échelons au niveau local et, dans la meilleure des hypothèses, il
fallait chercher un “saint au Parlement”. Le message du Blog était quant à
lui enfin différent : pour faire de la politique il ne faut pas s’inscrire dans
un parti et attendre pendant des années un résultat, tu peux faire de la
politique à n’importe quel moment de la journée, en publiant des
commentaires sur le Blog et en diffusant des posts. Et tu peux compter pour
quelque chose dès le début. »
Sur la base de cette promesse lisse, immédiate et contemporaine, et grâce
à la virulence des contenus à fort taux d’émotivité portés par la verve de
Grillo, la galaxie du Blog s’étend de manière vertigineuse. Début 2007,
Casaleggio fête le premier million de commentaires, tandis que les Meet Up
se comptent désormais par centaines et débordent d’énergies nouvelles et
d’initiatives. Entre-temps, le vieux Prodi, à la tête d’une coalition bancale
de centre-gauche, a repris le sceptre du gouvernement des mains du vieux
Berlusconi, de la même manière que dix ans plus tôt. L’Italie semble prise
au piège d’un interminable Truman Show, dans lequel les mêmes et éternels
acteurs, de plus en plus fatigués, reviennent sur scène pour un tour de
manège au terme duquel rien ne change.
Deux journalistes du Corriere della Sera publient un livre, La Casta, qui
se vendra à plus d’un million d’exemplaires et deviendra le manifeste d’une
révolte du peuple contre les élites. Dans ces pages, on découvre, avec
profusion de détails, tous les privilèges de la caste des politiques, du dernier
des conseillers municipaux au président de la République, alimentant
l’indignation des électeurs dont les commentaires sur le Blog sont toujours
plus enragés. Casaleggio sent qu’il est temps. Le moment est venu de faire
sortir de la dimension virtuelle la colère accumulée par les disciples de
Grillo pour lui donner un exutoire physique, dans la rue.
Le 8 septembre est une date symbolique dans l’imaginaire italien : ce fut,
en 1943, la proclamation de l’armistice et la capitulation face aux Alliés.
Ainsi, quand à la fin du printemps 2007 Grillo/Casaleggio écrit un post
enflammé appelant au rassemblement du « peuple du Blog » pour le
prochain 8 septembre, il est difficile d’ignorer les implications d’un tel
geste.
Pour l’occasion, le comique adopte un langage particulièrement lyrique :
« Il y a une atmosphère de 8 septembre, écrit-il. La politique sent la
tornade arriver. Elle se prépare. L’Italie aurait pu changer en 1992. Elle
n’y est pas parvenue. Les lobbies, les clans et les mafias ont gagné. La
deuxième République est morte dans son berceau […]. La tornade tourne,
tourne. Son odeur est celle du bois pourri, de la corde, des grêlons et de la
pluie dense. L’Italie est une cocotte-minute, si elle saute cette fois-ci elle
emporte tout le monde. Peut-être même l’État national. […] L’été sera très
chaud. Puis viendra septembre et le Vaffanculo Day, ou V-Day. Un juste
milieu entre le D-Day du débarquement en Normandie et le V pour
Vendetta. Il se tiendra samedi 8 septembre sur les places d’Italie, pour
rappeler que, depuis 1943, rien n’a changé. Hier, le roi en fuite et la nation
en déroute, aujourd’hui les politiques enfermés dans les palais. Le V-Day
sera un jour d’information et de participation populaire. Pour en faire
partie, restez connectés sur le blog. »
Avec son titre accrocheur, de la rage à l’état pur, l’appel du Vaffanculo
Day devient viral en quelques secondes et commence à se diffuser sur la
toile, bien au-delà des frontières des sympathisants des Meet Up.
Seuls les médias traditionnels ne s’aperçoivent de rien. Une semaine
avant la manifestation, Grillo tente de convoquer une conférence de presse
pour expliquer l’initiative, mais il est contraint de l’annuler car seul un
journaliste d’un quotidien local répond à l’invitation. Dans les jours qui
précèdent le V-Day, la presse n’y consacre pas une ligne, les télévisions pas
une minute d’antenne.
Pourtant, le 8 septembre, la piazza Maggiore de Bologne est bondée,
comme cela n’était plus arrivé depuis des années. Dans toute l’Italie, deux
cents autres places se remplissent de supporteurs, venus célébrer le
Vaffanculo colossal adressé par Grillo à la caste des hommes politiques
corrompus qui opprime les Italiens. Plus de trois cent mille signatures sont
récoltées pour l’initiative « Parlement propre » qui prévoit, entre autres, que
chaque député ne puisse exercer plus de deux mandats.
Le choc pour l’establishment politique est énorme. Personne n’avait vu
venir ce mouvement immense. Il faut bien dire qu’en 2007 Internet est
encore une créature plus ou moins inconnue pour la majorité des
responsables politiques, qui laissent leur secrétaire gérer leur boîte mail.
À partir de ce moment, se déclenche autour de Grillo la frénésie des
médias, qui veulent comprendre le phénomène, et de la classe politique, qui
regarde avec intérêt, et crainte, ces places pleines d’électeurs enragés. À
l’époque, le comique et Casaleggio n’imaginent pas encore qu’ils peuvent
jouer un rôle politique direct. Ils pensent encore devoir investir les forces
qu’ils ont commencé à mobiliser dans l’arène traditionnelle du jeu
politique.
Casaleggio a jadis cultivé un rapport privilégié avec Antonio Di Pietro, le
juge symbole de l’opération Mains Propres qui a fondé son propre parti,
allié du centre-gauche de Romano Prodi. Désormais, le couple regarde
plutôt du côté du parti démocrate naissant, une formation destinée à
rassembler les principaux courants du centre-gauche dans un unique
conteneur politique. En effet, ni Grillo ni Casaleggio ne peuvent être
considérés de gauche mais la majorité de leurs disciples, dans cette
première phase, viennent de là. Il s’agit surtout de jeunes, sensibles aux
thèmes de l’environnement et du travail, éloignés de la politique
traditionnelle et indignés par les gaspillages liés à la corruption.
Mais, la gauche ne semble guère réceptive aux avances du couple. Prodi
leur concède une demi-heure d’entretien (« Il gardait les yeux clos, il
semblait dormir », dira par la suite Grillo), et quand le comique essaie de se
présenter aux primaires du nouveau parti démocrate il est exclu d’office.
« S’il veut se créer un parti, il n’a qu’à se présenter et à prendre des voix »,
déclare, inconsciemment prophétique, l’un des caciques du parti.
C’est alors que Grillo et Casaleggio décident de faire cavaliers seuls.
D’ailleurs, l’enthousiasme de leurs partisans est devenu irrépressible.
Certains sont candidats aux élections locales dans le cadre de « listes
Grillo » plus ou moins autogérées. Et le risque que toute cette ferveur
échappe à son Démiurge est bien réel.
Casaleggio est obsédé par le contrôle. Il a étudié, pendant des années, les
grands conquérants de l’Histoire. Il admire en particulier Gengis Khan, qui
gouvernait un empire bâti sur un système de communication très
performant, capable de faire parvenir ses ordres partout. Il aime la façon
dont l’empereur mongol sélectionnait ses officiers : une fidélité à toute
épreuve, supérieure à la naissance ou à l’expérience.
De son côté il cultive la même volonté inflexible de sanctionner toute
forme d’insubordination. « Au moindre doute, plus de doute ! » répète-il
comme un mantra. Celui qui donne l’impression de ne pas adhérer à 100 %
à la vision du Chef est expulsé.
Avec son fils Davide, spécialiste passionné d’Internet et de marketing
viral, Casaleggio Senior met au point le modèle de l’organisation du
Mouvement 5 Étoiles. Une architecture en apparence ouverte, fondée sur la
participation par le bas, mais en réalité complètement verrouillée et
contrôlée par le haut.
Dans un livre largement inspiré par son père, Davide Casaleggio compare
les réseaux sociaux aux fourmilières. « Les fourmis, écrit-il, suivent une
série de règles appliquées à chacune, à travers lesquelles se détermine une
structure très organisée, mais pas centralisée. Chaque fourmi réagit au
contexte, à l’espace dans lequel elle se déplace et aux autres fourmis. »
Même s’il est auto-organisé, ce système n’exclut pas le rôle d’un
démiurge, qui observe la fourmilière d’en haut et en détermine l’évolution :
« Les informations sur les interactions locales, écrit encore Casaleggio
junior, permettent de comprendre un système émergent et, si possible, de le
modifier. Par exemple, savoir que les fourmis changent de travail si elles
rencontrent un certain nombre d’autres fourmis, qui exercent les mêmes
tâches, nous permet de comprendre leurs décisions. »
Mais, pour que cela soit possible trois conditions de base doivent être
respectées.
« Il est nécessaire que les participants soient nombreux, qu’ils se
rencontrent par hasard et qu’ils n’aient pas conscience des caractéristiques
du système dans son ensemble. Une fourmi ne doit pas savoir comment
fonctionne la fourmilière, sinon toutes les fourmis souhaiteraient occuper
les meilleurs postes et les moins fatigants, créant ainsi un problème de
coordination. »
En s’appuyant sur ces réflexions, les Casaleggio jettent les bases de leur
mouvement. Une organisation complexe, en apparence décentralisée, au
sein de laquelle aucune fourmi ne doit connaître le projet général, ni les
rôles des autres fourmis. Ces informations sont réservées à un démiurge
externe et omniscient. Cela peut sembler une caricature, mais ce sont
exactement les principes sur lesquels se fonde le nouveau Mouvement
5 Étoiles que Grillo présente dans un énième théâtre, à Milan cette fois, le
4 octobre 2009.
Selon le langage toujours très imagé du comique, il s’agit d’une « non-
association », régie par un « non-statut » qui déclare, à l’article 1 : « Le
Mouvement 5 Étoiles représente une plateforme et un moyen de
confrontation et de consultation qui tire ses origines et trouve son épicentre
dans le blog www.beppegrillo.it. Les contacts avec le Mouvement 5 Étoiles
sont assurés exclusivement à travers la boîte électronique à l’adresse
[email protected].
En pratique, le Mouvement n’est ni un parti ni une association, mais bien
un blog, appartenant à Grillo et à Casaleggio, et une adresse de messagerie
électronique liée au même site Internet. Celui qui contrôle cette plateforme
détient le contrôle absolu de la vie du Mouvement 5 Étoiles. De plus, à
l’article 3, le « non-statut » prévoit que le nom du Mouvement soit assorti
d’une marque « enregistrée au nom de Beppe Grillo, unique titulaire des
droits d’usage ».
Cette architecture privée subira différentes modifications juridiques au
cours des années, mais aucune variation substantielle jusqu’ici.
Aujourd’hui, le Mouvement 5 Étoiles représente le principal parti d’Italie et
sont issus de ses rangs le président du Conseil et la majorité des ministres
du gouvernement en fonction. Cela reste pourtant une structure presque
essentiellement privée contrôlée par Davide Casaleggio, fils et héritier de
Gianroberto.
C’est sur ce point que, dès le début, se joue le grand malentendu du
Mouvement. Pour la base des militants, Internet coïncide avec la
participation, c’est l’instrument d’une révolution démocratique destinée à
arracher le pouvoir des mains d’une caste de professionnels de la politique
pour le confier à l’homme commun. Mais, pour l’élite du Mouvement
incarnée par la dyarchie Casaleggio-Grillo, les choses sont différentes :
Internet coïncide, avant tout, avec un instrument de contrôle. C’est le
vecteur d’une révolution par le haut qui capte une quantité énorme de
données pour les utiliser à des fins commerciales et, surtout, à des fins
politiques.
Revenons à l’automne 2009. Dès le début, le modèle organisationnel du
nouveau Mouvement – qui s’oppose radicalement à la rhétorique de la
participation par le bas – permet à ses propriétaires de guider leur créature
d’une main de fer. Les adhérents sont des fourmis, il est interdit de formuler
des critiques ou d’engager des initiatives. Chacun est connecté au Centre à
travers le Blog, mais il est défendu d’établir des connexions avec d’autres
fourmis. Qui s’écarte du chemin programmé est éliminé.
C’est le cas de centaines de supporteurs, souvent parmi les plus
enthousiastes, qui sont expulsés par Casaleggio pour insubordination. La
procédure est simple et brutale. Le Mouvement n’étant ni un parti ni une
simple association, il suffit d’un clic et les traîtres peuvent être exclus du
Blog. D’un jour à l’autre, ils se réveillent sans plus pouvoir accéder à la
plateforme en ligne. Parfois, arrive aussi une lettre de l’avocat de Grillo qui
leur défend d’utiliser le logo des 5 Étoiles, propriété exclusive de ce dernier.
Si les fourmis désobéissantes sont éliminées, à l’inverse il peut arriver
que les plus disciplinées soient richement récompensées. Avec la fondation
du Mouvement, Grillo cesse d’être l’unique porte-parole du Vaffanculo.
Dans les bureaux de la Casaleggio Associati, on teste d’autres visages,
principalement des jeunes sans aucune expérience politique ou
professionnelle, qui « fonctionnent » sur la toile et peuvent être entièrement
pilotés d’en haut. Les meilleurs d’entre eux – ceux qui génèrent le plus de
buzz sur Facebook et sur les autres réseaux sociaux – sont promus par le
Blog. Ils atteignent en peu de temps des centaines de milliers, puis même
plus d’un million d’inscrits sur leurs pages Facebook. Leurs posts et vidéos,
publiés obligatoirement sur le Blog et sur d’autres sites de Casaleggio,
rejoignent ceux de Grillo et commencent à générer des revenus publicitaires
significatifs pour le parti-entreprise.
« Nous sommes en train de créer des avatars dans la vie réelle »,
s’enthousiasme Gianroberto. Pour lui, le fait que la classe dirigeante du
Mouvement 5 Étoiles soit composée de personnages improbables, sans
aucune expérience ni compétence, représente un double avantage.
Premièrement, ce sont des avatars qui peuvent être facilement contrôlés et,
si nécessaire, remplacés. Dans un second temps, leur ignorance, leur
grammaire approximative et leurs fréquentes gaffes, qui font le délice des
journalistes et des adversaires politiques, les humanisent et font percevoir
les avatars de Casaleggio comme plus proches du peuple et plus distants de
la caste.
À partir de 2012, d’autres sites rejoignent le blog beppegrillo.it. Parmi
eux, La Cosa, une espèce de web-tv, et Tze-Tze, un site d’information
composé exclusivement de nouvelles trouvées en ligne, sélectionnées sur la
base de leur popularité. Durant cette phase, le Mouvement fait un bond
qualitatif dans la production de la réalité parallèle théorisée déjà depuis
longtemps par Casaleggio. Pour les disciples de Grillo, il n’est plus
nécessaire de sortir de la bulle pour recourir aux médias traditionnels. La
Casaleggio Associati produit les informations et les distribue sur ses propres
canaux. Elles sont déjà taillées sur mesure pour devenir virales sur
Facebook et sur les autres réseaux sociaux. Les titres sont accrocheurs,
souvent trompeurs, parfois violents. Ils commencent toujours plus ou moins
avec les mêmes mots. « Honteux », « Mauvaises nouvelles », « Ça, c’est
l’Italie », « Vous allez être scandalisés », « On en peut plus », « C’est fini ».
Dès le début, on anticipe l’émotion, en général négative, qu’on veut
susciter. Puis, après avoir donné l’information, parfois vraie mais très
souvent fausse, on invite à participer : « Partage ! », « Fais circuler ! »,
« Diffusion maximale ! ». Le seul critère de sélection, bien entendu, ce sont
les clics.
Les nouvelles qui suscitent les réactions les plus intenses sont mises en
valeur, relancées, approfondies. Elles deviennent l’objet de discours et
d’initiatives politiques, chevaux de bataille du Mouvement. Les autres, les
plus ennuyeuses mais souvent les plus importantes et exactes, finissent en
arrière-fond, pour laisser de l’espace aux dénonciations de complot et de
corruption réelles ou imaginaires.
Trois ans après sa naissance, l’organisme techno-politique de Casaleggio
est une créature déjà adulte, parfaitement développée et capable de tirer le
profit maximum de l’inéluctable déliquescence du système politique italien.
À Rome, Berlusconi, emporté par les scandales sexuels et par la tempête
financière de 2011, a été contraint de présenter sa démission. À sa place, il y
a désormais un professeur glacial qui applique sur un ton académique un
programme d’austérité soutenu par presque tous les partis présents au
parlement. Mario Monti, rebaptisé « Rigor Montis » par Grillo, est une cible
parfaite pour le Mouvement 5 Étoiles.
Chaque jour, le Blog et d’autres sites de la galaxie Casaleggio martèlent
le même refrain. « Ils sont tous pareils. » « Ils nous ont ruinés ! »
« Renvoyons-les chez eux ! » En pleine récession, avec un taux de chômage
à 13 % et une pression fiscale record, les Italiens sont chaque jour un peu
plus réceptifs aux mots d’ordre simples et vulgaires du Mouvement. En
l’espace de quelques mois, le Mouvement 5 Étoiles devient le seul vrai parti
national de la péninsule, populaire aussi bien au nord qu’au sud, chez les
jeunes comme chez les vieux, et capable de capter des voix à gauche
comme à droite.
C’est ainsi qu’on arrive aux élections de février 2013, quand le
Mouvement, avec un peu moins de 9 millions de voix et 25 % des suffrages,
devient le parti qui réunit le plus de suffrages en Italie. C’est le triomphe de
l’étrange couple Grillo-Casaleggio, mais aussi le début de leur déclin.
Au lendemain des élections, les fondateurs réussissent encore à imposer
leur ligne : ne jamais compromettre leur pureté, ne jamais former des
alliances pour aller au gouvernement. Le Mouvement 5 Étoiles repousse les
invitations du parti démocrate à faire partie de la majorité gouvernementale
et reste orgueilleusement dans l’opposition. Même si le mouvement est
entré dans les institutions, son attitude ne change pas. L’objectif reste celui
de miner les bases de la démocratie représentative de l’intérieur, au nom de
la démocratie directe made in Casaleggio.
Pour celui-ci, les 163 parlementaires élus du Mouvement sont et doivent
rester des fourmis : « Ils sont là pour le Mouvement, dit-il, ils ne doivent
pas faire de politique, ils sont seulement l’instrument d’un programme et
doivent respecter les règles auxquelles ils ont souscrit. C’est simple. » Les
humiliations et les contrôles qui sont infligés aux élus, depuis le premier
jour, ne se comptent plus. On leur demande, par exemple, de communiquer
à la Casaleggio Associati leurs mots de passe pour accéder à leurs boîtes
mail et à leurs profils personnels sur Facebook et sur les autres réseaux
sociaux, de façon à donner à l’entreprise le contrôle absolu sur leur
existence digitale, la seule qui compte vraiment, aux yeux du Démiurge.
Pendant ce temps, Beppe Grillo tonne contre le parlement et les
institutions démocratiques. De « larve vide » à « boîte de thon » à ouvrir, la
verve créative de Beppe atteint depuis toujours des sommets quand il s’agit
de définir le parlement. À l’automne 2010, le Mouvement organisait déjà
son premier Cozza-day (« journée de la moule ») à l’occasion duquel les
« grillini » s’étaient donné rendez-vous à Rome, devant la Chambre des
députés. « Non seulement les condamnés de manière définitive doivent s’en
aller, avait proclamé Grillo depuis son blog, mais aussi tous ceux qui se
sont retranchés à l’intérieur du palais. Accrochés comme des moules à
leurs privilèges. Ils ne méritent même pas qu’on leur jette des petites pièces
de monnaie, cela serait leur faire trop d’honneur. Ils ne méritent que des
moules décortiquées, privées de leur mollusque, et chacune rebaptisée du
nom d’un parlementaire […]. Elles peuvent être livrées dans la rue au
député ou déposées sur les marches du parlement comme une invitation à
déguerpir. »
L’élection de 163 représentants du Mouvement ne pousse pas Grillo à
adopter un ton plus modéré. Bien au contraire, il décrit l’événement comme
une « marche sur Rome », évoquant la prise de pouvoir de Mussolini en
1922. Puis, dans un post sur le Blog, il écrit : « Le parlement pourrait
fermer demain, personne ne s’en rendrait compte. C’est un simulacre, un
monument aux morts, la tombe malodorante de la Seconde République. »
Mais la violence des invectives du Mouvement 5 Étoiles contre les
institutions démocratiques n’est que le reflet de la violence verbale que la
machine Casaleggio continue à insuffler dans le débat politique à
360 degrés. En Italie, n’importe quel journaliste ou commentateur a vite fait
d’apprendre que le seul fait de rédiger un papier sur le M5S (Movimento 5
Stelle, en italien) l’exposera automatiquement non pas à une vague de
critiques – comme cela serait normal –, mais à une tempête d’insultes.
À partir de la fin 2013, le Blog introduit une rubrique dédiée au
« journaliste du jour » : c’est généralement un reporter qui a critiqué le
Mouvement. Il est indiqué aux masses des grillini comme l’exemple de la
mauvaise foi et de la corruption des médias italiens et devient
ponctuellement l’objet d’insultes et de menaces sur la toile.
Ce n’est pas un hasard si, dans son rapport annuel, Reporters sans
Frontières dénonce, à partir de 2015, le Mouvement 5 Étoiles comme l’un
des facteurs qui limitent la liberté de la presse en Italie. Deux ans plus tard,
l’association internationale des journalistes écrira ainsi : « Le niveau de
violence contre les journalistes (intimidations verbales et physiques,
provocations et menaces) est alarmant, en particulier quand des politiques
comme Beppe Grillo n’hésitent pas à rendre publics les noms des
journalistes qui ne leur plaisent pas. »
Si tous les adhérents au Mouvement ne pratiquent pas le Squadrisme
digital, le taux d’agressivité y est bien plus élevé que dans les autres
formations politiques. Pourtant, derrière la façade, la vraie lutte à couteaux
tirés est celle qui concerne les données. Celles récoltées par la Casaleggio
Associati pendant les plus de dix ans d’activités du Blog, et celles qui
proviennent des autres sites, des réseaux sociaux des avatars du
Mouvement.
Dans un livre-enquête, Nicola Biondo, ancien responsable de la
communication du groupe M5S à la Chambre des députés, et Marco
Canestrari, bras droit de Gianroberto Casaleggio entre 2007 et 2010, ont
dévoilé pour la première fois l’envers du décor. Selon cette reconstruction,
c’est surtout la guerre pour le contrôle des données qui rythme la vie interne
du Mouvement et qui détermine les rapports entre la famille Casaleggio,
Beppe Grillo et les nouveaux avatars du M5S qui s’affichent de temps en
temps sur le devant de la scène. Par rapport aux conflits pour le pouvoir que
connaissent toutes les formations politiques, cette lutte a pour particularité
de se dérouler entièrement dans l’ombre et d’avoir un enjeu orwellien – le
contrôle des cerveaux des adhérents –, dont très peu sont conscients.
D’une part, ces données ont une valeur commerciale. « La Casaleggio
Associati, écrivent Biondo et Canestrari, n’est pas un organisme de
bienfaisance mais une société à responsabilité limitée. Et elle a un intérêt
évident à contrôler ces données : connaître le “profil” des personnes liées
au Mouvement – qui elles sont, où elles habitent, comment elles votent,
combien elles donnent – a une valeur commerciale potentielle
inestimable. »
D’autre part, vu le consensus électoral du Mouvement, les données sont
devenues l’enjeu principal d’un match politique colossal. Connaître
l’opinion des inscrits sur un territoire et sur un thème défini, ou l’opinion
des parlementaires eux-mêmes, est un avantage compétitif important aussi
bien en interne qu’à l’extérieur du M5S, pour celui qui a l’ambition de
guider le parti. Ainsi, Di Maio, ou un autre, s’il souhaite prendre en main
les rênes du Mouvement, doit avoir accès aux données. Savoir qui, au sein
du groupe parlementaire, a voté pour ou contre la direction, pour ou contre
l’abolition du délit de clandestinité, pour ou contre les unions civiles, par
exemple, peut faire la différence.
Grâce au contrôle absolu qu’il exerce sur les données, Casaleggio père
conserve le contrôle exclusif de sa créature, même quand elle devient le
premier parti italien. Et il peut continuer à développer ses expérimentations
politiques.
Au printemps 2016, le Mouvement 5 Étoiles a finalement l’occasion de
réaliser de manière accomplie son projet de privatisation digitale de la
chose publique. Le maire de Rome, issu du parti démocrate, a été obligé de
présenter sa démission en raison d’une série de scandales et le Mouvement
est en pole position pour assurer la relève. Virginia Raggi, une avocate
totalement inconnue et sans aucune expérience administrative précédente,
est choisie par Casaleggio pour être candidate aux élections municipales du
mois de juin.
Mais, encore une fois, dans les intentions du Démiurge il s’agit d’un
simple avatar : ce n’est pas elle qui administrera la ville éternelle. Avant
d’être candidate, la future maire signe dans le plus grand secret un contrat
dans lequel est prévu que « les propositions d’actions de haute
administration et les questions juridiquement complexes soient d’abord
soumises à un jugement technico-légal laissé aux bons soins du staff
coordonné par les garants du Mouvement 5 Étoiles ». Le point 4a du même
contrat décrète que « l’instrument officiel pour la divulgation des
informations et la participation des citoyens » ne sera pas le site Internet de
la mairie de Rome mais bien le blog www.beppegrillo.it. Le point 4b
prévoit, quant à lui, que le staff de communication soit nommé par Grillo et
Casaleggio. Dans le cas où la maire violerait ces dispositions, le contrat
signé par la Raggi prévoit une pénalité de 150 000 euros.
Selon la loi italienne, un contrat de ce type est bien évidemment illégal et
serait déclaré nul si la maire décidait de l’attaquer en justice. Mais le fait
même qu’il existe, et qu’il ait été accepté sans la moindre hésitation, par la
future première citoyenne de Rome, donne encore une fois le sens de la
nature orwellienne de l’expérimentation de Casaleggio.
Malheureusement pour lui, ce dernier n’aura pas le temps de voir
s’accomplir le test de Rome, ni le triomphe aux élections nationales deux
ans plus tard. Gravement malade, il s’éteint en avril 2016, dans une clinique
milanaise dans laquelle il s’est enregistré sous le pseudonyme de Gianni
Isolato, Jean l’Isolé, confirmant encore une fois qu’en politique les happy
ends n’existent pas.
Quelques jours avant sa mort, de son lit d’hôpital, Casaleggio organise
néanmoins sa succession et laisse en héritage à son fils Davide le principal
parti politique italien. Naît en cette occasion l’Association Rousseau,
composée de deux uniques personnes, le père mourant et le fils auquel
revient le sceptre – sous forme de présidence à vie de l’association.
La toute jeune association a pour objectif de « promouvoir le
développement de la démocratie digitale et d’aider le Mouvement 5
Étoiles ». En fait, selon l’article 1 du nouveau statut du Mouvement,
Rousseau est responsable, pour toujours, de l’ensemble des instruments
informatiques des 5 Étoiles. Contrairement aux partis pirates du nord de
l’Europe et aux autres forces politiques qui se battent pour la démocratie
électronique et s’appuient, de façon cohérente, sur des plateformes open
source entièrement transparentes, le Mouvement 5 Étoiles accomplit ses
choix dans l’obscurité la plus complète. Le site sur lequel se fonde toute la
vie du parti appartient à une association blindée et administrée par une
entreprise privée, qui a le même président. Ni les codes ni aucun des
éléments qui règlent le fonctionnement de la plateforme ne sont publics.
Rousseau est une boîte noire de laquelle sortent seulement, selon le bon
vouloir de Casaleggio Junior et sans aucun contrôle, les résultats des
consultations : noms des vainqueurs des primaires pour toutes les charges
publiques, décisions sur les thèmes de programme, votations sur les
expulsions des dissidents.
Dans de telles conditions, il ne faut pas s’étonner si la participation aux
votations en ligne a constamment décliné au cours des dernières années.
Aujourd’hui, les principales questions soumises aux membres sont décidées
par une poignée de clics. Le Démiurge est mort et le Bouffon Grillo, qui a
accompli son devoir d’avatar numéro 1 des Casaleggio, a été relégué à la
marge. Le pouvoir tout entier est à présent concentré dans les mains de
Davide, qui l’exerce avec beaucoup de discrétion mais sans aucun état
d’âme.
Si le père était essentiellement un autodidacte de talent, le fils est
diplômé en Économie d’entreprise de l’une des meilleures universités
privées d’Italie, la Bocconi de Milan. Timide, méthodique, très bon joueur
d’échecs et passionné de plongée sous-marine, Davide n’a pas hérité de la
nature idéaliste de son père. D’après ceux qui le connaissent, ce qui
intéresse surtout Davide ce sont les affaires. Pour lui, le Mouvement est une
sorte de super-département pour les relations institutionnelles, capable
d’ouvrir toutes les portes en Italie et, désormais, à l’étranger. Le fait que,
après les élections du 4 mars 2018, le M5S s’identifie avec les institutions
ne change pas la substance de son approche. Casaleggio Jr se tient dans les
coulisses, il a placé ses hommes de confiance aux commandes et il n’y a
aucune décision stratégique relative au Mouvement, et désormais au
gouvernement, qui ne passe par son bureau.
Sur le devant de la scène, se pressent les improbables avatars du parti-
entreprise : le président du Conseil, Mister Conte, le leader provisoire du
Mouvement, Luigi Di Maio, le président de la Chambre, Roberto Fico, et le
franc-tireur, Alessandro Di Battista. Chacun d’eux peut facilement être
remplacé au besoin, selon les exigences politiques ou les intérêts de
l’entreprise. Pour éviter tout malentendu, d’ailleurs, le statut du Mouvement
prévoit qu’aucun élu ne puisse exercer plus de deux mandats.
Face à cette situation inédite, pour une démocratie occidentale, nous
pouvons finalement prendre la pleine mesure de la puissance de l’intuition
initiale de Gianroberto Casaleggio, quand ce dernier a décidé de créer un
mouvement fondé sur l’union paritaire de deux composantes, celle
analogique et celle digitale, qui n’avaient jamais trouvé, jusque-là, une
synthèse politique aussi redoutable.
Ce dispositif possède deux caractéristiques explosives par rapport au
système politique existant.
Avant tout, le Mouvement 5 Étoiles a une vocation explicitement
totalitaire, dans le sens où il cherche à représenter, non pas une partie, mais
la totalité du « peuple ». Casaleggio Senior n’a pas conçu son mouvement
comme un parti destiné à s’insérer dans le jeu – à son avis dépassé – de la
démocratie représentative, mais bien comme un véhicule destiné à conduire
l’Italie vers un nouveau régime politique : la démocratie directe, dans
laquelle les représentants des citoyens disparaissent parce que ce sont les
citoyens eux-mêmes qui prennent toutes les décisions à travers un processus
de consultation en ligne permanent étendu à tous les domaines de la vie
sociale.
En deuxième lieu, en lien avec son aspiration totalitaire, le M5S ne
fonctionne pas comme un mouvement traditionnel mais comme le
PageRank de Google. Il n’a ni vision, ni programme, ni quelconque
contenu positif. C’est un simple algorithme construit pour intercepter le
consensus grâce à des sujets « qui marchent ». Si l’immigration est un
thème fort, le Mouvement l’investit en adoptant la position la plus
populaire, c’est-à-dire aujourd’hui une posture semblable à celle de la Ligue
du Nord. Cela vaut également pour l’euro, pour les banques, etc. Si
l’opinion publique devait évoluer dans le sens contraire à propos de
n’importe lequel de ces sujets, le M5S changerait de position, comme c’est
arrivé de nombreuses fois déjà, sans le moindre état d’âme. Le parti-
algorithme conçu par Casaleggio père a pour unique objectif de satisfaire la
demande des consommateurs politiques de façon rapide et efficace, et cette
mentalité commerciale reste la pierre angulaire du parti-entreprise. Dans un
entretien au Corriere della Sera, Davide Casaleggio parle du Mouvement
comme s’il s’agissait d’une chaîne de magasins : « Nous garantissons un
meilleur service et nous sommes plus efficaces pour porter les requêtes des
citoyens dans les institutions […] la vieille partitocratie est comme un
Blockbuster, tandis que nous sommes comme Netflix. »
3
WALDO À LA CONQUÊTE DE LA PLANÈTE
Le 25 février 2013 a été marqué par une incroyable coïncidence. Le jour
même où le Mouvement 5 Étoiles se présente pour la première fois aux
élections et devient le parti italien pour lequel on a le plus voté – il a obtenu
25 % des suffrages –, la chaîne de télévision anglaise Channel Four
retransmet une fiction qui explique ce phénomène plus clairement que
n’importe quel essai de sociologie politique. Au début de l’épisode de la
série Black Mirror diffusé ce soir-là, Waldo, l’image de synthèse d’un petit
ours bleu épaulant le présentateur d’un talk-show très trash, se moque de
l’invité du jour avec des blagues de mauvais goût. Derrière le simulacre, se
cache Jamie, un trentenaire frustré qui prête à Waldo ses gestes et ses (rares)
idées tout en maltraitant les invités, comme Liam Monroe, un arrogant
ancien ministre de la Culture issu du parti conservateur.
À un moment donné, le producteur du show comprend que l’ours est en
train de devenir populaire : « Les gens veulent voir davantage de Waldo »,
dit-il. L’occasion se présente quand un député conservateur est contraint de
se démettre à cause d’un scandale de pédophilie et que Liam Monroe
devient candidat pour prendre sa place. Pourquoi ne pas le suivre partout et
ridiculiser sa campagne, imaginent alors les producteurs. Mieux encore :
pourquoi ne pas présenter Waldo face à lui ?
En début de campagne, Monroe tente d’ignorer Waldo qui suit ses
moindres faits et gestes en se moquant de lui et en l’insultant. Mais le
problème est que cet ours plaît au public. Il fait rire et il parle sans langue
de bois, contrairement aux politiques qui s’expriment en langage codé.
Soutenu par le peuple, Waldo finit par être admis au débat public parmi les
candidats. Jamie, l’acteur qui se cache derrière l’ourson, n’en a pourtant pas
vraiment envie : « Je ne sais absolument pas comment on répond à une
question sérieuse, dit-il. Mais personne ne te demande de le faire, répètent
les producteurs, toi tu es l’intermède comique. »
Durant le débat, Monroe essaie d’en finir une fois pour toutes avec la
pantomime de l’ours en peluche : « Sa présence sur scène dévalorise notre
démocratie, s’exclame-t-il. C’est seulement un personnage de dessin animé,
il ne propose rien, hormis quelques blagues, et quand il n’en a plus il passe
aux insultes. Derrière lui se cache un acteur raté qui, à trente-trois ans, n’a
jamais rien fait de sa vie. Parle, si tu as quelque chose à proposer, ou bien
retire-toi et laisse la place aux vrais candidats ! »
Pendant un instant, Waldo vacille. Mais il se reprend vite. « Va te faire
voir, Monroe. Tu es moins humain que moi et pourtant moi je suis un ours
inventé avec une bite turquoise. Vous, les politiques, vous êtes tous pareils,
c’est de votre faute si la démocratie est devenue une blague et que personne
ne sait plus à quoi ça sert ! » En quelques minutes, la tirade de Waldo
devient virale et enregistre des millions de vues sur Youtube, de like, de
retweets, de partages.
C’est alors que les commentateurs se déchaînent : « Tout le monde en a
assez de l’immobilisme, cet ours est le porte-parole des laissés-pour-
compte ! » Waldo se met à participer aux émissions les plus sérieuses, et
quand les présentateurs font mine d’être indignés par son impolitesse et son
ignorance, il réplique : « Mais ferme ton clapet, hypocrite, grâce à moi tu
vas obtenir le plus grand nombre de partages de ta vie ! »
En vue du vote, les producteurs mettent au point une application qui
géolocalise les électeurs de Waldo se rendant aux urnes et qui les
récompense avec un gadget et une blague. Un spin doctor américain
contacte les producteurs : « Pour le moment, Waldo est antipolitique, mais à
l’avenir il pourrait véhiculer n’importe quel contenu politique ! Et cela peut
fonctionner dans le monde entier ! » « Comme les Pringles », lui répond
Jamie goguenard. « Exactement comme les Pringles », réplique l’Américain
sans la moindre ironie.
Le producteur alors prend les commandes de Waldo à la place du trop
scrupuleux Jamie, et il commence à inciter ses partisans à accomplir des
actions toujours plus violentes. Le jour des élections, Waldo perd d’une
poignée de voix, mais peu importe. Le phénomène est désormais
incontrôlable. Au moment de la proclamation des résultats, Waldo ordonne
à ses fans d’enlever leurs chaussures et de les jeter sur Monroe, qui,
submergé par une pluie de projectiles, se retrouve aussitôt protagoniste
involontaire d’une nouvelle vidéo virale. « Si ce truc devient la principale
opposition, prédit-il sombrement alors qu’il traverse la ville dans sa voiture
de fonction, c’est le système entier qui se révèle absurde. Et il est probable
qu’il le soit, même si c’est lui qui a bâti ces rues. »
La scène finale se passe quelques années plus tard, de nuit, dans une
mégalopole non identifiée, à la Blade Runner. Une patrouille de miliciens
en uniforme chasse à coups de matraque un groupe de clochards qui
dorment sous un pont. Parmi eux, se trouve Jamie qui s’arrête face à un
gigantesque écran. Devant lui, défilent des images provenant des quatre
coins de la planète : des écoliers asiatiques avec l’uniforme turquoise de
Waldo, des avions militaires à l’effigie de Waldo. En superposition, se
détachent, traduits dans toutes les langues, les slogans creux du nouveau
pouvoir : Change, Hope, Believe, Future. L’antisystème est devenu le
système et, derrière le masque du carnaval, il a établi un régime de fer.
En février 2013, quand l’histoire de Waldo a été diffusée pour la première
fois, les spectateurs non italiens ont pu penser qu’il s’agissait d’une satire
invraisemblable. À l’époque, Donald Trump était encore le présentateur
flamboyant d’un reality-show de NBC et, en Grande-Bretagne comme en
France et dans le reste de l’Europe, des hommes politiques traditionnels,
issus des partis traditionnels, exerçaient le pouvoir de façon traditionnelle,
sans que rien ne laisse alors présager le changement qui était sur le point de
s’abattre sur eux. Mais, à quelques années de distance, il est désormais clair
que Waldo est en train de prendre le pouvoir un peu partout. Il vaut donc la
peine d’étudier les caractéristiques de cette étrange bête qui se nourrit
essentiellement de rage, de paranoïa et de frustration.
Dans un livre publié en 2006, Peter Sloterdijk a reconstruit l’histoire
politique de la colère. Selon lui, un sentiment irrépressible traverse toutes
les sociétés, alimenté par ceux qui, à tort ou à raison, pensent être lésés,
exclus, discriminés ou pas assez écoutés. Historiquement, c’est d’abord
l’Église qui a donné un exutoire à cette énorme rage accumulée. Puis, les
partis de gauche ont pris le relais à partir de la fin du XIXe siècle. Ces
derniers ont assuré, selon Sloterdijk, la fonction de « banques de la colère »,
en accumulant les énergies qui, au lieu d’être dépensées sur le moment,
pouvaient être investies pour construire un projet plus ample. Un exercice
difficile car il s’agissait, d’une part, d’attiser constamment la fureur et le
ressentiment et, dans le même temps, de contrôler ces sentiments pour
qu’ils ne soient pas gâchés en épisodes individuels, mais servent à la
réalisation du plan général. Selon ce schéma, le perdant se transformait en
militant et sa rage trouvait un débouché politique.
Aujourd’hui, dit Sloterdijk, personne ne gère plus la colère que les
hommes accumulent. Ni la religion catholique – qui a dû abandonner les
tons apocalyptiques, le jugement universel et la revanche des perdants dans
l’au-delà pour s’adapter à la modernité – ni la gauche – qui, en général,
s’est réconciliée avec les principes de la démocratie libérale et les règles du
marché. De ce fait, depuis le début du XXIe siècle, la colère s’exprime de
manière toujours plus désorganisée, des mouvements « no gobal » jusqu’à
la révolte des banlieues.
Une dizaine d’années après la publication de l’essai de Sloterdijk, il est
désormais avéré que les forces de la rage se sont réorganisées et
s’expriment au sein de la galaxie des nouveaux populismes qui, de l’Europe
de l’Est aux États-Unis, en passant par l’Italie, l’Autriche et la Scandinavie,
dominent chaque jour un peu plus la scène politique de leurs pays
respectifs. Au-delà de toutes leurs différences, ces mouvements ont pour
point commun de placer en première ligne de l’agenda politique la punition
des élites politiques traditionnelles, de droite et de gauche. Ces dernières
sont accusées d’avoir trahi le mandat populaire, en cultivant les intérêts
d’une minorité resserrée au lieu de servir ceux de la « majorité
silencieuse ».
Bien plus que des mesures spécifiques, les leaders populistes offrent aux
électeurs une opportunité unique : voter pour eux signifie donner une claque
aux gouvernants. Ainsi, l’un des prospectus distribués en faveur du Brexit
affichait les visages satisfaits du Premier ministre David Cameron et du
chancelier de l’Échiquier George Osborne, avec comme slogan
d’accompagnement : « Faites-leur passer leur envie de sourire, votez
Leave. » Les foules qui accueillaient Trump dans ses meetings électoraux
entonnaient, quant à elles, en chœur « Lock her up ! Lock her up ! »
(« Mettez-la en prison »), faisant référence à sa rivale Hillary Clinton.
Déjà dans la Grèce ancienne, la punition des puissants était toujours le
premier point des programmes des démagogues. Et, même si le reste des
projets des populistes est fumeux et irréaliste, il faut admettre que sur ce
point ils tiennent parole. Une voix supplémentaire en leur faveur – ou même
une simple préférence exprimée dans un sondage – est capable de semer la
panique parmi les élites politiques traditionnelles. Ainsi, ceux qui déclarent
que la flamme populiste durera peu – car une fois arrivées au pouvoir les
forces qui l’incarnent ne réussiront pas à maintenir leurs promesses –
nagent en pleine illusion. La promesse centrale de la révolution des
populistes est l’humiliation des puissants et cette dernière se réalise au
moment même où ils accèdent au pouvoir.
Derrière la rage du public, il y a des causes réelles. Les électeurs
punissent les forces politiques traditionnelles et se tournent vers des leaders
et des mouvements de plus en plus extrêmes car ils se sentent menacés par
la perspective d’une société multiethnique et, dans l’ensemble, pénalisés par
les processus d’innovation et de mondialisation que les élites leur ont fait
avaler par doses de cheval au cours du dernier quart de siècle.
Nous ne serions évidemment pas en train de parler de Waldo, de Trump
et de Salvini, du Brexit et de Marine Le Pen s’il n’y avait pas une réalité
matérielle sur laquelle les nouveaux populistes ont pu s’appuyer pour
avancer leurs revendications. Mais, si on regarde les données de plus près,
ces éléments, bien que pertinents, ne suffisent pas à expliquer l’ampleur du
bouleversement en cours. Comme le prouve d’ailleurs le simple fait que,
presque partout, ce ne sont pas nécessairement les catégories les plus
pauvres, ni les plus exposées à l’immigration et au changement qui se
jettent dans les bras de Waldo. Les électeurs de Trump avaient, en 2016, un
niveau de revenus plus élevé que celui des électeurs de Hillary Clinton,
alors qu’en Europe les partis xénophobes enregistrent leurs scores les plus
élevés dans les régions qui abritent le moins d’immigrés.
Si la défiance contemporaine se fonde sur des raisons objectives dont
personne ne prétend nier l’importance, elle se nourrit aussi d’un ingrédient
ultérieur, le vrai tabou que personne n’ose évoquer : ce ne sont pas
seulement les élites qui ont changé, mais aussi le « peuple ».
Comme le dit l’écrivain américain Jonathan Franzen, il se peut que
« tous, chacun pour soi, soient devenus à l’improviste méfiants envers les
élites ». Mais il est plus probable qu’Internet et l’avènement des
smartphones et des réseaux sociaux y soient pour quelque chose. Un
élément fondamental de l’idéologie de la Silicon Valley est la sagesse des
foules : ne vous fiez pas aux experts, les gens en savent plus. Le fait de se
promener avec la vérité dans sa poche, sous la forme d’un petit appareil
brillant et coloré sur lequel il suffit exercer une légère pression pour obtenir
toutes les réponses du monde, influence inévitablement chacun d’entre
nous.
Nous nous sommes habitués à voir nos demandes et nos désirs
immédiatement satisfaits. Quelle que soit l’exigence, « There’s an app for
that » (« Il y a une application pour cela »), précisait le slogan d’Apple. Une
forme d’impatience légitime s’est emparée de chacun d’entre nous : nous ne
sommes plus disposés à attendre. Google, Amazon et Deliveroo nous ont
habitués à voir nos désirs exaucés avant même de les avoir complètement
formulés. Pourquoi la politique devrait-elle être différente ? Comment est-il
encore possible de tolérer les rituels dilatoires et inefficaces d’une machine
gouvernée par des dinosaures imperméables à n’importe quelle
sollicitation ?
Mais derrière le rejet des élites et la nouvelle impatience des peuples il y
a la manière dont les relations entre les individus sont en train de changer.
Nous sommes des créatures sociales et notre bien-être dépend, dans une
bonne mesure, de l’approbation de ceux qui nous entourent. Contrairement
aux autres animaux, l’homme naît sans défenses et sans compétences, et il
le reste pendant de nombreuses années. Dès le départ, sa survie dépend des
rapports qu’il réussit à instaurer avec les autres. Le pouvoir d’attraction
diabolique des réseaux sociaux se fonde sur cet élément primordial. Chaque
like est une caresse maternelle faite à notre ego. L’architecture entière de
Facebook est fondée sur notre besoin de reconnaissance, comme l’admet
tranquillement son premier bailleur de fonds Sean Parker :
« Nous te fournissons une petite dose de dopamine chaque fois que
quelqu’un te met un like, commente une photo ou un post, ou n’importe
quoi d’autre. C’est un loop de validation sociale, exactement le genre de
chose qu’un hacker comme moi pourrait exploiter, parce qu’il tire profit
d’un point faible de la psychologie humaine. Les inventeurs, les créateurs,
moi, Mark [Zuckerberg], Kevin Systrom de Instagram, en étaient
parfaitement conscients. Et nous l’avons fait quand même. Cela transforme
littéralement les relations que les personnes entretiennent entre elles et avec
la société dans son ensemble. Cela interfère probablement avec la
productivité d’une certaine manière. Seul Dieu sait quel effet cela produit
sur les cerveaux de nos enfants. »
Bien avant les Bannon et les Casaleggio, il y a le travail des apprentis
sorciers de la Silicon Valley. La machinerie hyperpuissante des réseaux
sociaux, fondée sur les ressorts les plus primaires de la psychologie
humaine, n’a pas été conçue pour nous apaiser. Bien au contraire, elle a été
construite pour nous maintenir dans un état d’incertitude et de manque
permanent. Le client idéal de Sean Parker, de Zuckerberg et de tous les
autres est un être compulsif, contraint par une force irrésistible de revenir
sur la plateforme des dizaines, voire des centaines de fois par jour, à la
recherche de ces petites doses de dopamine dont il est devenu dépendant.
Une étude américaine a démontré qu’en moyenne chacun d’entre nous
exerce 2 617 pressions par jour sur son smartphone. Pas vraiment le
comportement d’une personne saine d’esprit, mais plutôt celui d’un junkie
en phase terminale, qui se shoote à longueur de journée à coups de refresh
et de like.
Pour comprendre la rage contemporaine, il faut donc sortir de la
perspective purement politique et entrer dans une logique différente. La
rage, disent les psychologues, est l’« affect narcissique par excellence », qui
naît d’une sensation de solitude et d’impuissance et qui caractérise la figure
de l’adolescent, un individu anxieux, toujours à la recherche de
l’approbation de ses pairs, et en permanence effrayé à l’idée d’être en
inadéquation.
Le problème est qu’aujourd’hui, sur les réseaux sociaux, nous sommes
tous des adolescents enfermés dans nos chambrettes, où s’accroît notre
frustration due à l’écart grandissant entre la médiocrité de notre vie et tous
les possibles qui s’offrent virtuellement à nous.
Et, exactement comme un adolescent, expliquent les psychologues, nous
avons de fortes probabilités de finir sur deux types de sites Internet qui
alimentent encore plus notre frustration. Les sites pornographiques et les
sites conspirationnistes, qui exercent un pouvoir de fascination intense
parce qu’ils offrent, enfin, une explication plausible aux difficultés dans
lesquelles nous nous trouvons. C’est la faute des autres, nous disent-ils, qui
ne font rien d’autre que nous manipuler pour réaliser leurs objectifs
diaboliques. Nous te dévoilerons la vérité, continuent-ils, ainsi tu pourras
t’unir à d’autres qui, comme toi, ont finalement ouvert les yeux !
Le conspirationniste propose toujours un message flatteur. Il comprend
l’énervé, il connaît sa rage et il la justifie : ce n’est pas sa faute, c’est celle
des autres, mais lui peut encore se racheter en devenant un acteur de la
bataille pour la vraie justice. On part des choses les plus infimes pour
arriver aux plus grandes. Simone Lenzi a raconté, dans un beau livre,
l’épidémie de ressentiment et de rage qui s’est emparée des Italiens, à partir
d’un épisode en apparence insignifiant. « Je me souviens qu’un jour avait
débuté, sur le blog, une discussion sur le fait de rendre la monnaie. Et
notamment sur ceux qui se trompent quand ils rendent la monnaie. Tout le
monde y allait de sa propre expérience : avec le buraliste, avec le
marchand de journaux, avec le pharmacien, et avec le serveur qui se
trompe en te donnant le reste. Tous les participants à la discussion avaient
été les victimes d’un mauvais rendu de monnaie mais, bien sûr, à l’inverse,
personne ne s’était jamais trompé en rendant trop de monnaie. On avait
essayé d’arnaquer untel de deux euros, un autre de dix euros. Buralistes,
pharmaciens, serveurs, taxis : tous faisaient exprès de se tromper pour les
escroquer. Mais, était enfin arrivé le moment de dire stop. Ils n’acceptaient
plus de se faire arnaquer. Ils n’étaient plus seuls, ils n’étaient plus des
atomes perdus dans l’univers : ils étaient devenus légion. » – « Comment
t’appelles-tu ? » demanda Jésus. – « Je m’appelle légion parce que nous
sommes nombreux. »
L’histoire du rendu de la monnaie est clairement un exemple trivial, mais
il illustre bien la dynamique paranoïaque qui est à la base des mille
conspirations qui fleurissent sur la toile.
Les réseaux sociaux ne sont pas, par nature, portés à la conspiration. Sean
Parker et Mark Zuckerberg ne sont pas particulièrement intéressés par la
question du rendu de la monnaie, ni – je le présume – ne croient que les
vaccins causent l’autisme, ou que George Soros a planifié l’invasion de
l’Europe par des migrants musulmans. Mais, les complots fonctionnent sur
les réseaux sociaux parce qu’ils provoquent des émotions fortes, des
polémiques, de l’indignation, de la rage. Et ces émotions génèrent des clics
et maintiennent les utilisateurs collés à leur écran.
Une récente étude du MIT a démontré qu’une fausse information a, en
moyenne, 70 % de probabilité en plus d’être partagée sur Internet, car elle
est en général plus originale qu’une vraie. Selon les chercheurs, sur les
réseaux sociaux, la vérité prend six fois plus de temps qu’une fake news
pour toucher 1 500 personnes. Nous avons finalement la confirmation
scientifique de la phrase de Mark Twain selon laquelle « un mensonge peut
faire le tour de la terre le temps que la vérité mette ses chaussures » !
Les nouveaux employés qui entrent chez Facebook apprennent tout de
suite que le paramètre crucial pour l’entreprise s’appelle L6/7 – un indice
qui mesure le pourcentage d’utilisateurs tellement intoxiqués par la
plateforme qu’ils l’utilisent six jours sur sept. Pour augmenter ce nombre,
les vraies informations et les effusions entre anciens camarades de classe ne
suffisent pas. « La simple contemplation de la réalité n’occupe pas assez de
temps, écrit Jaron Lanier. Pour maintenir ses utilisateurs connectés, une
entreprise de réseau social doit plutôt faire en sorte qu’ils s’énervent, qu’ils
se sentent en danger ou qu’ils soient effrayés. La situation la plus efficace
est celle dans laquelle les utilisateurs entrent dans d’étranges spirales de
très fort consensus ou au contraire de conflit avec d’autres utilisateurs.
Cela n’en finit jamais, et c’est bien le but. Les entreprises ne planifient ni
n’organisent aucun de ces modèles d’utilisation. En revanche, des tierces
parties sont incitées à faire le sale boulot. Comme, par exemple, les jeunes
Macédoniens qui arrondissent leur fin de mois en postant des fake news
empoisonnées. Ou même les Américains qui veulent se faire un peu d’argent
supplémentaire. »
Les implications d’un business model de ce genre, appliqué au tiers de
l’humanité – 2,2 milliards de personnes – qui utilise Facebook au moins une
fois par mois, doivent encore être pleinement comprises. Mais, il est déjà
évident que l’un des effets de la propagation des réseaux sociaux a été
d’élever structurellement le niveau de colère déjà présent dans notre société.
Toutes les études démontrent que les réseaux sociaux tendent à exacerber
les conflits, en radicalisant les tons jusqu’à devenir, dans certains cas, un
véritable vecteur de violence.
En Birmanie, les ONG dénoncent depuis des années le rôle joué par les
communications via Facebook dans la persécution de la minorité
musulmane des Rohingyas. En 2014, un extrémiste bouddhiste a provoqué
une série de lynchages en partageant sur la plateforme la fausse information
d’un viol. Les autorités ont été contraintes de bloquer l’accès à Facebook
pour interrompre le déferlement. Une étude sur des milliers de posts a tracé
les contours d’une véritable campagne qui déshumanise les Rohingyas et
promeut le recours à la violence contre eux jusqu’à arriver au génocide.
Plus près de nous, une enquête du New York Times a documenté le
rapport entre l’usage de Facebook et les violences commises contre les
réfugiés en Allemagne. En passant à la loupe les plus de trois mille cas
d’agressions enregistrées au cours des deux dernières années, les chercheurs
ont découvert que le nombre d’incidents est directement lié au taux de
pénétration de Facebook. Là où l’usage de la plateforme est supérieur à la
moyenne, la fréquence des agressions augmente aussi, avec une relation
directe qui se reproduit dans tous les milieux, du village de campagne à la
grande ville.
En France, le mouvement des Gilets jaunes se nourrit dès le début de
deux ingrédients : la rage de certains milieux populaires et l’algorithme de
Facebook. À partir des premiers Groupes Colères qui ont commencé à
apparaître sur la plateforme début 2018, jusqu’aux pétitions en ligne contre
le prix de l’essence qui ont récolté des millions d’adhésions, en passant par
les groupes comme « La France en colère !!! » qui sont devenus les organes
d’information et les lieux de coordination de la protestation. En l’absence
d’une quelconque organisation formelle, les créateurs des pages Facebook
les plus suivies se sont automatiquement métamorphosés en leaders du
mouvement, reçus par les autorités et courtisés par les médias. L’idée même
du gilet de sécurité comme signe de reconnaissance naît d’ailleurs d’une
vidéo postée sur Facebook par un jeune mécanicien, Ghislain Coutard, qui a
été visionnée plus de 5 millions de fois en l’espace de quelques jours. Là
aussi, ce qui frappe est la rapidité : la vidéo a fait son apparition en ligne le
24 octobre et, trois semaines après, le 17 novembre, 300 000 Gilets jaunes
étaient mobilisés sur l’ensemble du territoire français, pour une protestation
autogérée qui a causé 1 mort et 585 blessés.
Encore une fois, Facebook a fonctionné comme un formidable
multiplicateur, se nourrissant des ingrédients les plus disparates pour
alimenter une épidémie de colère qui s’est transférée de la dimension
virtuelle à la réalité. À la base de la protestation, il y avait bien les plaintes,
légitimes, des contestataires qui s’opposaient à l’augmentation des taxes sur
l’essence et à d’autres mesures du gouvernement. Mais, dès le premier jour,
l’algorithme déchaîné du réseau social californien a mixé ces thèmes avec
les appels à la révolte des extrémistes de droite et de gauche, les fake news
et les théories du complot provenant des sources les plus variées. Ont ainsi
circulé une fausse lettre du président de la République invitant les forces de
l’ordre à faire usage de la force contre les manifestants, les détails d’un
complot maçonnique pour soumettre la France, l’analyse d’un prétendu
constitutionnaliste expliquant que l’élection de Macron était illégitime. Une
autre thèse a également été énormément partagée : celle selon laquelle le
Global Compact sur les migrations promu par l’ONU serait en réalité un
complot pour se libérer de la classe moyenne blanche. Macron aurait, selon
cette théorie, « vendu la France » en le signant, à Marrakech, une seconde
avant de démissionner.
Pour se faire une idée de la nature du cocktail explosif qui alimentait la
fureur des manifestants, il suffisait, pendant les jours de la contestation,
d’aller faire un tour sur la page Facebook « La France en colère !!! »,
principal lieu de coordination du mouvement avec des dizaines de millions
de clics à son actif. Les arguments les plus sensés et les témoignages de
vrais Gilets jaunes en difficulté y alternaient en continu avec les attaques
contre les députés trop payés et les médias asservis au pouvoir, jusqu’à
arriver aux fake news de matrice russe et aux invitations à prendre d’assaut
l’Élysée.
Dans sa plasticité, capable de combiner tout et surtout le contraire de
tout, le mouvement des Gilets jaunes a démontré pour la énième fois que la
rage contemporaine ne naît pas seulement de causes objectives, de nature
économique ou sociale. Cette dernière naît aussi de la rencontre de deux
grandes tendances que nous avons observées. Sur le plan de l’offre
politique, l’affaiblissement des organisations qui canalisaient
traditionnellement la rage populaire, « les banques de la colère » de
Sloterdijk : l’Église et les partis de masse. Et, sur le plan de la demande,
l’irruption de nouveaux médias qui semblent faits exprès – en réalité, ils le
sont bien – pour exacerber les passions les plus extrêmes, les « fight club
des lâches » comme les a bien définis Marylin Maeso.
Le vrai talent des ingénieurs du chaos réside dans leur capacité à se
positionner au cœur de ce croisement. L’un d’entre eux, le grand conseiller
de Viktor Orban, Arthur Finkelstein, a décrit la situation en ces termes dès
le printemps 2011 :
« Je me déplace beaucoup dans le monde et je vois, partout, une énorme
quantité de rage. En Hongrie, Jobbik a obtenu 17 % des voix avec le
message “c’est la faute des Roms”. La même chose se passe en France, en
Suède, en Finlande. Aux États-Unis, la rage se focalise sur les Mexicains,
sur les musulmans. Il y a un seul cri : ils nous prennent notre travail, ils
changent notre style de vie. Ceci produira une demande pour des
gouvernements plus forts et des hommes plus forts, qui “stoppent ces gens”,
qui que soient “ces gens”. Ils parleront d’économie, mais le cœur de leur
business est tout autre : c’est la rage. C’est une grande source d’énergie
qui est en train de se développer partout. »
Les ingénieurs du chaos ont donc compris avant les autres que la rage
était une source d’énergie colossale, et qu’il était possible de l’exploiter
pour réaliser n’importe quel objectif, du moment qu’on en comprenait les
codes et qu’on en maîtrisait la technologie.
Waldo n’est rien d’autre que la traduction politique des réseaux sociaux.
Une machine redoutable qui se nourrit de la rage et a pour unique principe
l’engagement de ses partisans. L’important est de l’alimenter en
permanence avec des contenus « chauds », qui suscitent des émotions.
Derrière le bureau de Davide Casaleggio, à Milan, un écran mesure, en
temps réel, le taux de popularité des contenus postés sur les différentes
plateformes digitales de la galaxie du Mouvement 5 Étoiles. Qu’ils soient
positifs ou négatifs, progressistes ou réactionnaires, vrais ou faux, peu
importe. Les concepts qui plaisent sont développés et relancés, et se
transforment en campagnes virales et en initiatives politiques. Les autres
disparaissent, dans un processus darwinien qui a pour unique critère de
sélection l’attention générée sur la toile.
Depuis la fin de 2014, la Ligue de Matteo Salvini s’est dotée d’un
appareil similaire, appelé « la Bête ». Les réseaux sociaux de Salvini sont
systématiquement analysés pour comprendre quels sont les posts et les
tweets qui obtiennent le plus grand nombre de réponses et quel type de
personnes a interagi. Aucun effort n’est ménagé pour alimenter la Bête,
comme ce fut le cas de l’initiative « Vinci Salvini », un jeu en ligne lancé
durant la campagne électorale de 2018 qui permettait d’accumuler des
points grâce à la production de contenus pro-Ligue et, pourquoi pas, de
rencontrer le leader du parti. Toutes les données sont dévorées par la bête
qui les recrache sous forme de slogans et de campagnes capables
d’intercepter des centaines de milliers, parfois des millions d’électeurs.
Bien entendu, comme dans le cas de Waldo, une main humaine se cache
derrière la Bête. Elle appartient à Luca Morisi, docteur en philosophie de
l’université de Vérone où il a enseigné pendant dix ans « l’informatique
philosophique », c’est-à-dire « comment la révolution digitale redétermine
les thèmes classiques de la pensée occidentale ».
Manifestement, le fruit de cette réflexion approfondie s’identifie aux
postures à la Mussolini 2.0 du « Capitaine », le surnom que Morisi a
inventé pour Salvini. « Matteo est un champion de la communication
polarisée, dit-il. Il va au contact des gens même quand ces derniers lui
tirent dessus au bazooka. Il embrasse le conflit. Ainsi, il réussit, même plus
que Trump, à engager ceux qui le suivent. Si tu pars en vacances et qu’un
restaurant te plaît, tu mets un like sur la page Facebook mais il est peu
probable que tu y retournes. Le secret de Salvini réside dans le fait qu’il a
réussi à catalyser une attention constante sur lui-même. La continuité du
contact est la chose la plus importante. »
Engagement, engagement, engagement. Le paramètre capital est toujours
le même. Grâce aux arts magiques de Morisi, le Capitaine est devenu en
quelques mois le leader européen le plus suivi sur Facebook, avec
3,3 millions de like, contre les 2,5 d’Angela Merkel et les 2,3 de Macron.
Trump en a 22 millions, mais, ajoute encore Morisi, « Matteo le bat en
termes d’engagement du public : 2,6 millions de clics en une semaine pour
Salvini contre 1 million et demi pour Trump ».
Pour atteindre ces résultats, certains affirment que la Ligue aurait
employé des armées de logiciels informatiques et de faux profils. Ce que
Morisi nie : « Je n’ai jamais créé ou géré de faux profils Twitter ou
Facebook pour accroître artificiellement l’engagement », assure-t-il.
En revanche, il revendique la création d’avatars en chair et os. « Nous
avons créé, en 2014, un système, “Deviens le porte-parole de Salvini”, dont
on a beaucoup parlé : l’utilisateur s’enregistrait et acceptait de tweeter
automatiquement des contenus publiés par Salvini. Ce n’était pas des
personnes inventées, mais des personnes réelles qui acceptaient de donner
un blanc-seing pour tweeter certains contenus dans certains contextes. »
L’initiative a eu un bon succès. Des dizaines de milliers de personnes,
souvent novices sur Internet, ont accepté de s’enregistrer exprès sur les
réseaux sociaux pour devenir les avatars du Capitano. « Mais, désormais, il
y a une base tellement forte, même sur Twitter, que nous n’en avons même
plus besoin. »
Ce résultat, indiscutable en termes numériques, naît en partie grâce à
l’habileté de Morisi. Les nouveaux ingénieurs du chaos sont souvent
créatifs et ils maîtrisent parfois des techniques que les spin doctors plus
traditionnels ne connaissent pas toujours.
En Allemagne, la campagne de l’AFD, le parti d’extrême droite, a fait en
sorte que chaque fois qu’un électeur écrivait le nom « Angela Merkel » sur
Google, le premier résultat était une page dénonçant la trahison de la
chancelière sur la politique des réfugiés et les victimes du terrorisme en
Allemagne.
Aux États-Unis, derrière l’apparente simplicité de la campagne low cost
de Donald Trump il y avait aussi les techniques psychométriques de
Cambridge Analytica et, surtout, la capacité de faire levier sur les
fonctionnalités les plus avancées de Facebook grâce à une équipe de
techniciens mis à disposition par l’entreprise (que la campagne de Clinton
avait refusée).
Au Brésil, les communicants au service du candidat ultranationaliste Jair
Bolsonaro ont contourné les limites imposées aux contenus politiques sur
Facebook en achetant des milliers de numéros de téléphone pour bombarder
les utilisateurs de WhatsApp de messages et de fake news.
Mais, malgré les exploits réalisés par les ingénieurs du chaos, le vrai
avantage compétitif de Waldo n’est pas de caractère technique. Il réside
dans la nature des contenus sur lesquels se fonde la propagande populiste.
L’indignation, la peur, le préjudice, l’insulte, la polémique raciste ou
sexiste se propagent sur la toile et génèrent bien plus d’attention et
d’engagement que les débats soporifiques de la vieille politique.
Les ingénieurs du chaos en sont bien conscients. Comme le dit Andy
Wigmore, bras droit du leader souverainiste britannique Nigel Farage et
stratège d’une des deux campagnes en faveur du Brexit : « Quand nous
publiions quelque chose sur l’économie, nous recevions trois ou quatre
mille like tout au plus. Si nous mettions quelque chose d’émotionnel, nous
avions chaque fois quatre ou cinq cent mille like, parfois même deux ou
trois millions ! »
Peu importe si l’engagement naît en soufflant sur les braises des préjugés
et du racisme, ou en propageant des fausses informations : « Nous
photographions la réalité, se défend Morisi. Bien sûr, nous utilisons des
couleurs fortes, mais en fait on se rend compte que ces sentiments sont déjà
chez les gens. »
Waldo prétend ne rien faire d’autre que répéter ce que les gens pensent et
le faire sans hypocrisie, avec le langage que les gens utilisent. Et tant mieux
si les élites ennemies du peuple jugent ce langage offensif et vulgaire. C’est
le signe de leur déconnexion du peuple, que Waldo est le seul à représenter.
Mieux encore, à refléter.
Mais en se posant en miroir du pire, Waldo agit comme un multiplicateur.
En Italie comme dans les États-Unis de Trump ou dans la Hongrie de
Orban, le premier et principal effet de la nouvelle propagande est la
libération de la parole et des comportements.
Pour la première fois depuis longtemps, la vulgarité et les insultes
personnelles ne sont plus des tabous. Les préjugés, le racisme et le sexisme
sortent du bois. Les mensonges et les complots deviennent une clé
d’interprétation de la réalité.
Et tout cela est présenté comme la guerre sacro-sainte pour la libération
de la parole du peuple, finalement délivrée des codes oppressifs des élites
globalisées et politically correct. Ces mêmes élites qui ont provoqué la crise
financière, qui ont causé l’appauvrissement des classes populaires et qui,
pour couronner le tout, ont comploté avec les ONG et le lobby judéo-
maçonnique pour remplacer la main-d’œuvre locale par les migrants
provenant des pays du Sud.
Une fois la colère libérée, il devient possible de construire n’importe quel
genre d’opération politique. « Découvre pourquoi les personnes sont
énervées, dis-leur que c’est de la faute de l’Europe, vote et fais voter
Brexit », c’est ainsi que l’un des ingénieurs du chaos a résumé la stratégie,
élémentaire et redoutable, d’une campagne référendaire qui semblait vouée
à la défaite. « Laissez-moi être le porte-drapeau de votre colère », c’est
comme cela que le candidat le plus improbable de l’histoire a donné
l’assaut à la Maison Blanche.
Derrière les principales évolutions géopolitiques de ces dernières années,
il y a le rire moqueur de Waldo, l’ours bleu qui semblait être une blague et
est devenu l’acteur qui est en train de changer la face du monde. Si pour
Lénine le communisme c’était les Soviets et l’électricité, pour les
ingénieurs du chaos le populisme naît de l’union de la colère avec les
algorithmes.
4
TROLL EN CHEF
Le 4 novembre 2008, l’Amérique fait son entrée dans une nouvelle ère,
ou du moins c’est ce dont nous sommes persuadés ce soir-là. Pour la
première fois, les États-Unis élisent à la Maison Blanche un président
d’origine africaine. Les fractures qui ont marqué l’histoire de ce grand pays
semblent finalement résorbées, et tous les sondages sont unanimes : « Le
racisme n’existe plus. » Même dans les États les plus rétrogrades du Sud, on
ne trouve plus un seul électeur disposé à admettre que son vote est influencé
par la couleur de la peau. Après plus de trois siècles, le melting-pot
américain paraît avoir finalement trouvé son aboutissement naturel.
Pourtant, cette même nuit du 4 novembre, loin des projecteurs du Grant
Park de Chicago où Barack Obama célèbre son élection, un phénomène
bien différent se produit. Les données de Google, qui contrairement aux
sondages révèlent les pensées et les comportements réels des personnes,
nous disent que pendant la soirée, dans certains États, le nombre de
recherches pour « first nigger president » – « premier président nègre » –
dépasse le nombre de recherches pour « first black president » – « premier
président noir ». Le même soir, le réseau social raciste « Stormfront »
enregistre également le pic d’inscriptions le plus élevé de son histoire.
Concrètement, pendant que l’histoire officielle annonce la fin de la haine
raciale, cette dernière est déjà en train de se réorganiser, en adoptant la
forme nouvelle, moins explicite et plus contemporaine, qui va lui permettre,
huit ans plus tard, de faire un retentissant come-back. À l’époque, personne
ne s’en rend compte. Il faudrait un sourcier, plus qu’un homme politique
traditionnel, pour détecter ce phénomène : dès les premiers mois du mandat
d’Obama, ce sourcier, capable de mobiliser la base occulte mais importante
des électeurs racistes, va prendre le visage improbable de Donald Trump.
Improbable pas tant en raison de ses cheveux jaunes, de ses affaires
douteuses et de ses poses théâtrales. Mais plutôt parce que, à l’automne
2008, le bâtisseur new-yorkais est l’une des figures les plus populaires
auprès des Afro-Américains et des latinos. The Apprentice, le show de
téléréalité qu’il présente avec un grand succès depuis 2004, et dans lequel il
interprète son propre rôle, plaît particulièrement aux minorités parce qu’il
met en scène des jeunes de toutes origines ethniques, mis en compétition
pour réaliser le rêve américain sous le regard implacable mais juste de
Donald. Au début de chaque épisode, un instant avant de monter dans
l’hélicoptère marqué de son nom, le tycoon se tourne vers la caméra : « J’ai
maîtrisé l’art des affaires et transformé le nom de Trump en une marque de
la plus haute qualité. En tant que maître, je veux transmettre ma
connaissance à quelqu’un d’autre. Je cherche… l’Apprenti. »
Parmi les seize jeunes qui chaque saison participent à la compétition pour
gagner les faveurs du Maître, il y a bien sûr des hommes et des femmes qui
représentent la mixité de la société américaine. Et il n’est pas rare qu’ils
gagnent, comme, à l’automne 2005 quand le show couronne Randall
Pinkett, un jeune et brillant Afro-Américain de vingt-six ans. The
Apprentice est un spot pour la vitalité de la société multiethnique, et les
minorités apprécient. Durant cette période, Donald Trump est donc plus
populaire chez les Noirs et les latinos qu’il ne l’est auprès du public blanc.
Pourtant, tout cela est destiné à changer très rapidement à partir de 2010.
C’est à ce moment que Trump s’empare d’une théorie du complot, restée
jusque-là confinée aux franges les plus extrêmes de la droite alternative,
selon laquelle Barack Obama ne serait pas né aux États-Unis et n’aurait
donc pas eu le droit d’être élu président : « Je suis un peu sceptique sur la
naissance d’Obama, dit-il, et je ne pense pas que ceux qui partagent cette
opinion doivent être considérés trop facilement comme des idiots. » « Là où
il dit être né, personne ne le connaissait. » « Il y a quelque chose dans ce
certificat de naissance qui ne plaît pas à Obama. » Ainsi, de petite phrase
en petite phrase, Trump donne vie à une campagne dont l’objectif est de
forcer Obama à présenter son certificat de naissance. Quand la Maison
Blanche publie finalement le document, Donald surenchérit même en
offrant cinq millions de dollars à celui qui sera capable de fournir la copie
originale de la demande d’inscription d’Obama à l’université. En quelques
mois il s’impose donc comme l’opposant le plus radical, et le plus
politically incorrect, du président.
Bien avant l’annonce officielle de sa candidature, on détecte déjà dans cet
acte inaugural les principaux ingrédients de ce qui deviendra le trumpisme.
En premier lieu, on retrouve l’appel de la forêt adressé à la base de
l’électorat traditionnel, blanc, imprégné de préjugés et de racisme, et qui a
vécu l’élection d’Obama comme une aberration. En remettant en cause les
origines du Président, sous le voile subtil de l’argument légal, Trump
conteste en réalité la légitimité pour un Noir d’occuper la Maison Blanche.
Et dans le même temps, il adresse un clin d’œil à l’électorat blanc, rural et
périurbain, qui se sent, pour la première fois, marginalisé au sein du
système politique américain.
Le deuxième élément de la polémique sur le certificat de naissance est la
théorie du complot : derrière l’élection d’Obama, on trouverait une vaste
conspiration de pouvoirs plus ou moins occultes et d’élites globales
capables de falsifier la réalité pour réaliser leurs propres objectifs contre les
intérêts du bon peuple américain.
Enfin, depuis l’origine, les fake news constituent le troisième ingrédient.
La présumée naissance d’Obama hors du territoire des États-Unis est,
évidemment, un mensonge. Trump lui-même l’admettra sans problème
quelques années plus tard. Mais, le fait que la trajectoire politique de
Donald se fonde, dès le départ, sur une fake news ne constitue absolument
pas un point faible. Au contraire, et de façon étonnante, cela sera l’un des
plus grands atouts de sa candidature.
Quand Trump lance sa campagne de communication sur le certificat de
naissance d’Obama, personne n’imagine qu’une initiative de ce genre
puisse constituer une rampe de lancement pour accéder à la Maison
Blanche. Nous sommes dans l’Amérique du XXIe siècle, où les Blancs
deviendront une minorité à partir de 2040 et où la culture dominante est
déjà depuis longtemps celle de la méritocratie et du politically correct des
grandes universités, d’Hollywood et de la Silicon Valley. Dans un tel
monde, The Donald est, tout au plus, un homme de Cro-Magnon
folklorique, une espèce de survivant des années 1980.
Mais, en marge de la vie politique américaine, depuis un certain temps
rôde un personnage qui a la sensibilité et l’expérience qu’il faut pour flairer
avant les autres les courants qui bougent sous l’apparent consensus de la
Nouvelle Amérique, en particulier dans le monde digital. Il est vrai qu’un
épisode a priori secondaire dans le curriculum de Steve Bannon a marqué
de façon déterminante sa manière de voir les choses.
En 2005, Bannon quitte Hollywood pour Hong Kong. Là-bas, il participe
au lancement d’une société, Internet Gaming Entertainment, au business
model assez curieux. Cette entreprise exploite la popularité d’un jeu vidéo,
World of Warcraft, qui a des millions de passionnés à travers le monde, et
emploie des milliers de jeunes Chinois qui jouent du matin au soir et
accumulent les trophées virtuels – armes et or – réservés aux joueurs les
plus experts. Ces gains virtuels sont ensuite revendus, en échange de
monnaie réelle, aux joueurs occidentaux plus paresseux qui souhaitent
progresser dans le jeu sans y passer tout leur temps.
Un problème se pose néanmoins : ce modèle rend furieux les vrais
gamers, ceux qui ont fait du jeu vidéo une raison de vivre. Pour eux, acheter
les trophées au lieu de les gagner est synonyme de triche et d’atteinte aux
principes d’honneur qui réglementent la vie des guerriers digitaux. Débute
ainsi une violente campagne virtuelle au terme de laquelle les gamers
déchaînés forcent l’entreprise propriétaire de World of Warcraft à suspendre
les comptes d’utilisateurs qui font appel à Internet Gaming Entertainment.
Pour Bannon, ce fiasco total est l’occasion de découvrir une réalité dont
il ne soupçonnait même pas l’existence. On trouve, en ligne, des millions de
jeunes, surtout des hommes, immergés dans une réalité parallèle à laquelle
ils sont férocement attachés et pour la défense de laquelle ils sont prêts à
mobiliser une puissance de feu énorme, elle-même capable d’abattre des
entreprises et de faire plier des colosses mondiaux. Bien sûr, c’est un monde
anarchique, composé de communautés difficiles à contrôler et imprégné
d’une culture souvent misogyne et hyperviolente, du moins dans la
dimension virtuelle. Pourtant, c’est là que s’est transférée une part
significative de l’énergie qui fait que les jeunes ont toujours été le socle des
tumultes et des révolutions. Beaucoup pensent que cette énergie a disparu.
En réalité, elle est encore là. Il suffit de savoir l’intercepter, pour ensuite la
canaliser dans une direction politique.
À partir de ce moment, Bannon commence à accorder une attention
particulière aux communautés digitales. Non pas aux communautés bien-
pensantes et politically correct qui seront à la base du succès de la
candidature d’Obama en 2008 puis applaudies comme le moteur global du
changement à l’occasion du printemps arabe de 2011, mais à celles, moins
visibles, et moins présentables, qui s’agitent en dessous des radars des partis
et des médias traditionnels. Des plateformes comme 4chan, 8chan ou des
sous-groupes de Reddit, qui agrègent des millions d’utilisateurs à travers
des polémiques enflammées contre l’establishment des médias et des
politiques et les nouveaux dogmes du politically correct. Ce sont des
microcosmes dans lesquels aucun argument n’est tabou et la seule règle est
la surenchère, pour attirer l’attention et choquer les bien-pensants avec des
propos outranciers, misogynes, racistes ou antisémites.
Entre-temps, Bannon, rescapé de son aventure dans le monde des
gamers, rentre aux États-Unis et s’allie avec l’un des personnages les plus
intrigants de la nouvelle droite américaine. Andrew Breitbart est un
journaliste, écrivain, fils adoptif d’un couple bourgeois de confession juive
de Los Angeles. Élevé dans un environnement progressiste, Breitbart a eu
sa révélation politique en 1991, à l’occasion d’un scandale lié au juge noir
Clarence Thomas, un conservateur anti-avortement présélectionné par
George Bush pour siéger à la Cour suprême, rattrapé par des accusations
d’agressions sexuelles sur son ex-collaboratrice Anita Hill. « Je suivais
l’enquête parlementaire depuis ma position de bon libéral par défaut qui
voulait que Clarence Thomas tombe, raconte-t-il, parce que les
présentateurs vedettes des journaux télévisés disaient que Clarence Thomas
était le méchant et Anita Hill la gentille. L’Organisation nationale pour les
femmes dépeignait aussi Clarence Thomas comme le méchant et Anita Hill
comme la gentille, je me positionnais donc du même côté. J’étais assis face
à la télévision, et je regardais les auditions du Sénat, attendant les preuves
qui donneraient raison à l’accusation, parce que dans le fond il s’agissait
d’un procès. À la fin de la semaine, je me suis dit : Quand fourniront-ils les
preuves ? Je crois en Anita, très bien. Admettons qu’elle dise la vérité. Et
alors ? Si en six ans de carrière, passant d’un travail à un autre avec des
augmentations constantes de salaire, le pire qui lui est arrivé est d’avoir vu
une canette de Coca-Cola avec dessus un poil pubien, et le seul moyen
qu’elle a trouvé pour gérer ça est une audition publique face au Sénat, de
quoi parle-t-on ? Cela a été mon épiphanie, j’ai compris que quelque chose
ne tournait pas rond. Je ne comprenais pas comment la NAACP
(l’association nationale pour la promotion des gens de couleur) pouvait
rester comme ça, les bras croisés, pendant que ces Blancs privilégiés,
comme Ted Kennedy – Ted Kennedy, le Ted Kennedy ! –, crachaient des
condamnations sur le comportement d’un homme vis-à-vis des femmes.
C’est une chose qui m’a dégoûté. »
À partir de ce moment, Breitbart commence à penser que l’establishment
américain est imprégné d’une culture progressiste hypocrite et élitiste, qui
dicte les termes du discours public et persécute sans pitié tous ceux qui ne
se conforment pas à ses dogmes politiquement correct. Dans son livre
manifeste de 2011, Righteous Indignation, Breitbart reconstruit la genèse
complexe de l’hégémonie culturelle de la gauche américaine. Selon lui, tout
a commencé avec les théoriciens de l’École de Francfort, exilés en
Amérique pour fuir les persécutions nazies. Ces philosophes, tels que
Adorno, Horkheimer, Marcuse, ouvertement marxistes, auraient eu dès le
départ l’objectif de miner les bases de la société de consommation
américaine, à travers leur Théorie critique destinée à mettre en lumière la
nature aliénante du capitalisme. En peu de temps, leurs idées se sont
diffusées dans les universités américaines, devenant la base de la
contestation étudiante des années 1960, pour ensuite s’immiscer, à mesure
que les anciens étudiants ont fait carrière, dans les rédactions des journaux,
à Hollywood et aux sommets du pouvoir politique.
C’est ainsi que serait né ce que Breitbart définit le Democrat Media
Complex, une machine inexorable qui trace les frontières du juste et de
l’injuste, du dicible et de l’indicible et persécute farouchement tous les
hérétiques et les iconoclastes, en particulier ceux de droite. Combattre cette
machine sur son propre terrain, à travers les médias traditionnels et
l’industrie du divertissement, est une bataille perdue d’avance : dans ces
mondes, la pensée unique progressiste s’est enracinée jusqu’à devenir une
seconde nature pour celui qui y opère.
Internet, au contraire, est encore un territoire vierge. Une frontière
inexplorée et sauvage, dans laquelle l’hégémonie du politically correct n’a
pas encore eu le temps de prendre racine. C’est donc là que Breitbart décide
d’ouvrir les hostilités : « Je suis en guerre contre le Democrat Media
Complex, dit-il. Ils le savent. Je le sais. C’est une guerre ouverte, je veux
descendre l’Étoile de la mort. »
Dès le départ, Breitbart joue le jeu à haut niveau. En 1995, il aide Matt
Drudge à lancer son site Internet, le Drudge Report, qui peu après révélera
au monde la relation entre Bill Clinton et Monica Lewinsky. Quelques
années plus tard, il participe, avec Arianna Huffington, au lancement du
Huffington Post. À travers ces expériences, Breitbart met au point les
techniques de base de la guérilla virtuelle : comment trouver les
informations et capter l’attention dans un milieu hautement compétitif ;
comment retourner contre eux-mêmes les réflexes des médias traditionnels ;
comment multiplier les clics et les partages jusqu’à générer un vrai
mouvement d’opinion.
En 2005, Breitbart décide de se mettre à son compte en fondant Breitbart
News, un site qui a pour ambition de devenir le Huffington Post de la
droite. Dès le départ, sa force n’est pas tant constituée de sa capacité à
dénicher des informations que de sa capacité à les insérer dans un récit
cohérent. Bien sûr, un scoop de temps en temps peut être utile. Mais il sert
la cause seulement s’il devient une facette de la guerre contre l’hégémonie
progressiste. Récupérer la culture est l’obsession de Breitbart. C’est pour
cela qu’il place l’actualité, en particulier les problèmes d’immigration, de
terrorisme et de crise des valeurs traditionnelles, dans le schéma plus
général d’une seule grande bataille contre l’establishment, qui comprend
aussi bien les démocrates que les républicains modérés, asservis à la doxa
de la pensée unique.
C’est pendant cette période que ses rapports avec Bannon deviennent
plus étroits. Les deux hommes partagent clairement la même vision du
monde. Ainsi, Bannon décide d’héberger la rédaction de Breitbart dans ses
bureaux de Los Angeles et, en 2011, il lui présente Robert Mercer, un
millionnaire, qui accepte de financer l’entreprise à hauteur de dix millions
de dollars.
Il faut dire que le site est en pleine ascension. Il brasse les scandales –
comme lorsqu’il révèle l’exhibitionnisme du député Anthony Weiner, jeune
protégé des Clinton – et il s’affirme comme l’un des points de référence de
la droite radicale américaine. Mais, le 1er mars 2012, le partenariat entre
Breitbart et Bannon prend fin tragiquement quand le premier meurt d’un
arrêt cardiaque.
Resté seul, Bannon est contraint de reprendre les rênes de Breitbart
News. Ce qu’il fait avec son énergie habituelle. « Facts get shares ;
opinions get shrugs » est sa devise : « Les faits rapportent des clics ; les
opinions rapportent des haussements d’épaules. » Bannon est un idéologue
tellement convaincu par ses idées qu’il atteint parfois le fanatisme, mais il
sait que les vieux arguments ne suffiront pas pour gagner la bataille
culturelle contre l’establishment.
Prenez le couple Clinton, le duo au pouvoir inoxydable qui règne sur
Washington depuis vingt ans et qui représente la bête noire de la droite
américaine. Pour l’abattre – ce qui est indispensable puisque Hillary est en
pole position pour la succession d’Obama – il ne faut pas se laisser aveugler
par la haine. Depuis vingt ans, les ennemis des Clinton colportent sur eux
les théories les plus invraisemblables, les accusant de n’importe quel type
de malveillance, avec le seul résultat de se discréditer, sans réussir à
atteindre le couple démocrate. Désormais, pense Bannon, il faut sortir du
ghetto nombriliste des haineux de profession que personne n’écoute plus, et
conquérir l’opinion publique au sens large. Et le seul moyen de le faire est
de récolter de nouveaux éléments. Construire méticuleusement un dossier,
sur la base de faits réels, qui discréditera les Clinton aux yeux de leurs
propres soutiens, à commencer par les médias de l’establishment.
Voilà pourquoi Bannon fonde un think tank, le « Government
Accountability Institute », dirigé par Peter Schweizer. Avec le soutien de
Bannon, Schweizer passe des mois à accumuler des informations sur la
« Clinton Global Initiative », la fondation de Bill qui récolte des centaines
de millions de dollars par an à travers des financements provenant du
monde entier. Cette organisation constitue l’assise matérielle du pouvoir du
couple, mais aussi la rampe de lancement pour la candidature de Hillary à la
présidentielle de 2016. En parlant avec les gorges profondes du cercle
clintonien et en creusant dans les moindres recoins du Deep Web,
Schweizer reconstruit certains passages plus obscurs des activités de la
CGI. La fois où, par exemple, le magnat des mines canadiennes Frank
Giustra donne des millions à la fondation puis, à bord de son jet privé,
emmène Bill Clinton dîner avec le dictateur kazakh Nazarbayev et obtient
une concession pour l’exploitation des gisements d’uranium du pays. Ou
bien la fois où un autre généreux financier de la fondation obtient, en
échange de son altruisme, la concession du réseau mobile de Haïti où Bill
coordonne les efforts de reconstruction après le tremblement de terre. Sans
parler des dizaines de milliardaires à la réputation sulfureuse qui financent
la fondation, ou des cachets que Bill récolte dans le monde pour des
événements publics organisés en soutien à certaines des pires dictatures de
la planète.
Les fruits de cette méticuleuse enquête sont rassemblés dans un livre,
Clinton Cash (« L’argent des Clinton »), qui deviendra l’un des principaux
réquisitoires contre Hillary, le carburant destiné à alimenter dans un premier
temps le défi lancé par Bernie Sanders à gauche, puis dans un second temps
celui jeté par Donald Trump.
Au lieu de lancer le livre sur la plateforme Breitbart, ce qui le
condamnerait à rester confiné aux médias de droite, Bannon décide de
donner l’exclusivité aux porte-voix détestés de l’establishment : le premier
d’entre eux étant bien sûr le New York Times. Dès le départ, les révélations
contenues dans Clinton Cash ont un impact immense sur l’ensemble de
l’opinion publique. Les clintoniens tentent de discréditer le livre, comme ils
l’ont déjà fait dans beaucoup d’autres cas, mais sans succès : les faits
rapportés par Schweizer sont soigneusement documentés.
À ce stade, les grands médias ne peuvent que suivre les pistes tracées par
Bannon. Et ce dernier exulte : « Nous avons les 15 meilleurs reporters
d’investigation des 15 meilleurs journaux du pays aux trousses de Hillary
Clinton ! » Bien sûr, il aura ensuite tout le temps de développer ce filon sur
Breitbart, transformant chaque accusation contre Hillary en un buzz destiné
à générer des millions de clics.
Car, derrière la façade respectable, Bannon a tiré des leçons de sa brève
incursion dans le monde des jeux vidéo. Il sait que sous la surface du web
s’agitent des courants invisibles mais très puissants, alimentés par la
frustration de millions d’individus qui se sentent en marge de la société et
par cette « colère innée et sourde » de l’Amérique dont parlait déjà Philip
Roth dans Pastorale américaine. Et il pense avoir enfin trouvé le bon appât
pour l’intercepter.
Début 2013, cet appât s’est matérialisé de manière inattendue en la
personne de Zoe Quinn, qui est à l’origine du développement d’un jeu vidéo
un peu hors norme. Ce jeu, « Depression Quest », constitue une sorte
d’immersion virtuelle dans le monde de la dépression, que Quinn connaît
d’expérience. L’objectif étant de démontrer que les jeux vidéo peuvent être
autre chose que des aventures de soldats, de ninjas et de guerriers
médiévaux, et les femmes y apporter une contribution précieuse.
Les gamers, les purs et durs, ne le prennent pas très bien. Pour eux, les
jeux vidéo sont des aventures hyperviolentes, réservées essentiellement aux
hommes, et ils doivent le rester. Quinn commence donc à être l’objet
d’attaques sur Internet, qui se transforment en un ouragan quand son ex-
copain écrit un message dans lequel il soutient qu’elle aurait obtenu des
commentaires positifs sur « Depression Quest » grâce à une relation avec
un journaliste. Il signe ainsi le coup d’envoi du déchaînement des gamers
qui, par centaines de milliers, élaborent et partagent des insultes et des
menaces de mort contre Zoe Quinn. « La prochaine fois que tu te présentes
à une conférence, on te blesse au cerveau, écrit l’un d’entre eux. T’auras
des séquelles permanentes mais pas assez graves pour t’empêcher de
continuer à avoir peur de nous pour le reste de tes jours. » L’acteur Adam
Baldwin crée même le hashtag #gamergate sur Twitter pour coordonner les
attaques. Les trolls découvrent l’adresse et d’autres informations
personnelles de Quinn et les partagent sur les réseaux, au point qu’elle se
retrouve obligée de quitter son domicile. Tous ceux qui tentent de défendre
Quinn deviennent, à leur tour, la cible d’attaques très violentes. Entre
septembre et octobre 2014, sont créés, seulement sur Twitter, plus de
2 millions de messages contenant le hashtag #gamergate.
Il ne s’agit plus d’une controverse, c’est une guerre. Et l’objet de la
contestation va bien au-delà du cas spécifique. Le vrai problème est le
suivant : à qui appartient le monde des jeux vidéo ? À tous ceux, hommes et
femmes, qui veulent y participer, en apportant leurs idées et leurs passions ?
Ou au noyau des gamers purs et durs, quelques millions de jeunes liés par
une sous-culture misogyne et violente cultivée par des années de pratique
sur Internet et d’échanges sur des plateformes comme 4chan, 8chan et
Reddit ?
Cette guerre pourrait se limiter au monde des jeux vidéo. Mais c’est sans
compter sur Steve Bannon qui, fidèle à son personnage, passe dans les
parages, une boîte d’allumettes à la main. Pour lui, le Gamergate est
l’occasion rêvée pour enfin enrôler les gamers dans sa bataille contre
l’establishment politique et médiatique.
C’est ainsi que fait son entrée sur scène Milo Yiannopoulos, de loin le
personnage le plus haut en couleur de la galerie des ingénieurs du chaos,
qui en compte pourtant plusieurs. Trentenaire anglais, homosexuel, beau
garçon monstrueusement sûr de lui, Milo, comme il se fait appeler, est le
cofondateur d’un magazine en ligne consacré aux nouvelles technologies,
The Kernel, qui s’est fait connaître pour son approche irrévérencieuse. Ses
admirateurs le définissent comme « le croisement entre un pitbull et Oscar
Wilde », tandis qu’aux yeux de ses détracteurs il est seulement un Narcisse
cynique, prêt à tout pour attirer l’attention et impressionner son public.
Quoi qu’il en soit, Yiannopoulos comprend que le Gamergate est un
immense mouvement sans visage et décide de devenir ce visage. Il
commence à raconter un peu partout que, dans cette histoire, les vraies
victimes ne sont pas Quinn et les autres développeurs et journalistes,
presque toujours des femmes, qui ont pourtant été la cible de milliers
d’insultes et de menaces. Non, les vraies victimes sont les trolls eux-
mêmes, ces guerriers contemporains qui se battent contre la censure
progressiste au nom de la liberté d’expression qui, pour Milo, doit être
absolue. « Il y a une armée de programmeuses et d’activistes féministes
psychopathes, écrit-il, protégées par des blogueurs esclaves du
politiquement correct, qui cherche à s’emparer de la culture des jeux
vidéo. » Il est normal que, face à une offensive de ce genre, les gamers
cherchent à se défendre.
Rien d’étonnant à ce qu’une position de ce type attire l’attention de
Bannon. Voilà, enfin, le maillon qui manquait entre sa guerre contre
l’establishment et les masses désœuvrées des trolls et des gamers.
Aussitôt dit aussitôt fait, Bannon convoque Milo dans ses bureaux de
Washington.
« Quand je l’ai rencontré pour la première fois, se souvient-il, j’ai vu un
personnage capable de faire des connexions culturelles comme Andrew
Breitbart. Il avait le courage, le cerveau, le charisme – il y a quelque chose
de spécial chez les types de ce genre. Ils ont tout simplement une vitesse en
plus. La différence est qu’Andrew possédait un univers moral très fort,
tandis que Milo est un nihiliste immoral. J’ai su dès le premier instant qu’il
serait un putain de météorite. »
En attendant que le météorite accomplisse sa trajectoire, Bannon est
fermement décidé à en capter l’énergie. C’est ainsi qu’il nomme Milo à la
tête d’une nouvelle section du site, « Breitbart Tech », avec une mission
bien précise : « Tu dois mobiliser cette armée. Nous les faisons entrer à
travers le Gamergate ou autre chose, et puis nous les convertissons à la
politique et à Trump. »
Milo ne se le fait pas dire deux fois. « Nos lecteurs en ont assez d’être
taxés de trolls, de harceleurs, ou de misogynes, seulement parce qu’ils ne se
conforment pas aux opinions des journalistes, proclame-t-il dans la vidéo
de lancement de “Breitbart Tech”. Nous voulons prendre la défense des
utilisateurs de 4chan qui souhaitent rester anonymes, de ceux de Reddit qui
se battent contre les modérateurs envahissants. Nous défendrons les gamers
contre tous ceux qui sont assez stupides pour s’en prendre à eux. »
Pour Milo, comme pour Bannon, la bataille des gamers s’intègre à un
contexte plus vaste. Les libertés fondamentales, à commencer par la liberté
d’expression, sont menacées par l’orthodoxie progressiste. Ainsi, « les
dissidents anonymes d’aujourd’hui » seraient comme les auteurs des
Federalist Papers, les fondateurs de la démocratie américaine, Alexander
Hamilton et James Madison, qui eux aussi écrivaient à l’origine en utilisant
des pseudonymes.
Pour éviter tout malentendu, le jour du lancement de « Breitbart Tech »,
le site publie une interview exclusive de Donald Trump. « À l’exception
d’Hillary Clinton, grâce au scandale de ses mails, annonce de façon
ironique l’accroche, peu de candidats à la présidence se sont exprimés sur
les thèmes technologiques au cours de cette campagne. C’est aujourd’hui
chose faite avec l’interview exclusive accordée par Donald Trump à propos
de hacking, de cyber-warfare et d’intelligence artificielle. »
Le message que Breitbart fait passer aux gamers et aux autres
ressortissants du monde numérique est clair : votre monde est en danger, la
machine puissante du politically correct et des censeurs démocrates veut
vous enlever tout ce qui vous tient à cœur, la liberté d’expression,
l’anonymat, c’est-à-dire l’essence de ce qui a défini jusqu’ici la
cyberculture. Le seul moyen pour vous sauver est de faire de la politique.
Unissez-vous à nous et à Trump pour combattre l’establishment, les médias
et la politique traditionnelle, pour défendre vos droits et votre identité.
Le souverainisme classique se marie ainsi avec une forme plus
contemporaine de souverainisme digital. Être « maître chez soi » ne vaut
pas seulement pour la frontière avec le Mexique ou pour les entrées de
musulmans dans le pays. Cela vaut aussi pour le cyberespace, qui doit rester
comme il est, sans interférences.
Les trolls sont ouvertement invités à entrer en guerre. Et, dans le même
temps, Milo s’étend bien au-delà des frontières des forums technologiques,
devenant un personnage public à part entière.
Tout compte fait, le schéma est assez simple. Yiannopoulos est un
homosexuel qui déclare ne jamais travailler avec les autres homosexuels
parce qu’« ils prennent trop de drogues, ont trop de relations sexuelles, ne
se présentent jamais au travail et inventent toujours des excuses. Presque
pires que les femmes ». De plus, il considère les lesbiennes comme de
simples fanfaronnes, des femmes à la recherche d’affection qui devraient se
calmer, parce que « l’homosexualité féminine n’existe génétiquement pas ».
Yiannopoulos a une mère juive et un mari afro-américain, mais il flirte
dangereusement avec les mouvements suprémacistes et néonazis
américains. Une vidéo le montre en train de chanter America the Beautiful
dans un bar sous les acclamations d’un public qui fait le salut nazi.
Techniquement, Yiannopoulos est un immigré, mais il se déclare
entièrement favorable à la construction du mur avec le Mexique et à la mise
au ban des musulmans. En fait, Milo prend un malin plaisir à faire exploser
les présupposés de la gauche identitaire américaine : « Je suis un immigré
juif et gay qui ne couche qu’avec des hommes noirs et qui est vraiment,
vraiment de droite. Ça les rend fous ! »
Ajoutons que Yiannopoulos est un troll, capable de se faire radier de
Twitter pour sa campagne d’invectives contre la première actrice de
« Ghostbusters ». Selon Milo, la gauche veut faire la police de l’humour
parce qu’elle ne réussit pas à le contrôler, mais en réalité elle s’érige en juge
de la sensibilité des gens, avec son habituel complexe de supériorité. Même
s’ils sont cruels, les mots n’ont jamais fait de mal à personne, affirme
Yiannopoulos qui se pose en grand défenseur de la liberté d’expression.
« C’est la seule chose qui me tient vraiment à cœur, dit-il. Parce que les
frontières de ce qui est considéré comme un discours acceptable aux États-
Unis sont devenues trop étroites. »
Pour Milo, le trolling est « une forme de journalisme fait par quelqu’un
qui n’est pas assis dans une rédaction » et les trolls sont « les seules
personnes qui disent encore la vérité, comme les bouffons du Moyen Âge »
qui, derrière la surface de l’écran, révèlent la nudité du pouvoir.
Trump lui-même est un troll. La polémique sur le certificat de naissance
était déjà une forme de trolling et l’ensemble de sa campagne officielle suit
la même ligne. En juin 2015, il fait irruption dans la campagne électorale
avec deux manœuvres qui auraient mis fin à n’importe quelle candidature
traditionnelle. D’abord, il officialise sa participation aux primaires
républicaines avec un discours, apparemment improvisé, contre les
immigrés mexicains qu’il définit, entre autres, comme des « violeurs ».
Puis, quelques jours plus tard, il s’exprime à propos du sénateur républicain
John McCain, une véritable institution de la politique américaine, auréolé
du respect de tout le spectre constitutionnel. « Ce n’est pas un héros de
guerre, dit Trump. Parce qu’il a été capturé. Moi j’aime les gens qui ne se
font pas capturer. »
Passe encore pour les Mexicains, mais un candidat républicain qui trolle
McCain et les vétérans de guerre ? C’est du jamais vu dans les rangs du
Grand Old Party. L’indignation est immédiate et très violente. Le chef du
parti l’excommunie sur-le-champ : « Il n’y a pas de place dans notre parti
ni dans notre pays pour des commentaires qui offensent ceux qui l’ont servi
avec honneur. » Trump est mis à l’index par toute la classe politique
américaine : indigne, misérable, rebutant. Dans les rédactions, les
journalistes jubilent. Matt Taibbi, de Rolling Stone, raconte : « Nous nous
attendions alors à ce que Donald adopte la position classique et amorce le
rituel expiatoire des personnalités qui ont fait un faux pas, en commençant
par l’Acte de Contrition Public. »
Au contraire, c’est à ce moment-là que Trump fait quelque chose
d’absolument inouï. Il ne cherche aucunement à s’excuser et affirme, sans
sourciller, n’avoir jamais dit que McCain n’était pas un héros. « Si
quelqu’un est prisonnier, je le considère comme un héros », dit-il. Comment
ça ? ! Il avait dit le contraire ! Il y a la vidéo ! Les journalistes s’affolent :
comment est-il possible qu’un candidat à la Maison Blanche nie
l’évidence ?
Et pourtant, c’est comme ça. Trump surmonte l’incident McCain avec la
désinvolture d’un golden retriever et continue à gagner des soutiens.
S’ensuit la longue série de gaffes apparentes et de mensonges avérés qui le
conduiront triomphalement aux élections de novembre 2016. Après
l’épisode des vétérans, arrivent les insultes sexistes contre une journaliste
de télévision (« elle a du sang qui lui sort de partout », dit le candidat) ;
l’imitation d’un reporter handicapé qui l’avait critiqué ; les surnoms
enfantins dont il affuble les autres candidats républicains (ainsi Marco
Rubio devient « Little Marco », et Ted Cruz, « Ted le menteur »). Faire
campagne contre Trump signifie se retrouver catapulté dans une cour
d’école, où le caïd de la classe est à moitié analphabète mais aussi – allez
savoir comment – sacrément efficace pour ridiculiser l’institutrice et les
intellos binoclards.
Les initiés sont déconcertés, mais le public adore (pour ne pas parler des
gamers…) et récompense son favori avec les audimats toujours les plus
élevés, lui permettant ainsi de faire campagne avec une fraction de l’argent
qui sert aux autres pour promouvoir leur candidature.
Le mégaphone de Trump est l’incrédulité et l’indignation des médias
traditionnels qui tombent dans toutes ses provocations. Ils lui font de la
publicité et, surtout, ils donnent de la crédibilité à sa revendication, a priori
saugrenue pour un milliardaire new-yorkais, d’être le candidat anti-
establishment.
Sans les cris quotidiens et scandalisés des commentateurs politiques, des
insiders de Washington et des intellectuels vêtus de noir, il serait difficile
pour Trump de s’accréditer comme le porte-drapeau de la rage des laissés-
pour-compte contre le système. De cette façon, au contraire, tout devient
plus facile. Les téléspectateurs de l’Amérique rurale n’ont qu’à observer la
réaction scandalisée des élites urbaines face à la candidature de The Donald
pour se convaincre que, vraiment, cet homme peut représenter leur ras-de-
bol contre Washington.
La campagne d’Hillary emploie plus de mille personnes, celle de Trump
dix fois moins. En effet, il lui suffit d’être lui-même pour catalyser
l’attention des médias et du public, pendant que les « stratèges » d’Hillary
font savoir « qu’ils sont en train de travailler pour la faire apparaître plus
spontanée ».
Le grand mérite de Trump est, au fond, celui d’avoir compris que la
campagne électorale était un format télévisé de pacotille, produit par des
dilettantes et mettant en scène des personnages tristes et sans vie, qui
n’auraient probablement pas passé les présélections de la Roue de la
fortune, et encore moins celles d’un show de téléréalité suivi par des
millions de fans de Kim Kardashian et de Justin Bieber.
C’est dans ce paysage morne, dominé par des réalisateurs et des acteurs
de seconde catégorie – la mauvaise Clinton, le mauvais Bush et quelques
apparitions improvisées de personnages arrivés là avec l’enthousiasme de
ceux qui font la queue à la poste en pensant « de toute façon tôt ou tard mon
tour arrivera » – que Trump a fait irruption comme Clint Eastwood dans un
western.
« Je travaille dans le monde de la téléréalité depuis dix ans, a déclaré un
producteur au New York Times, et je peux vous dire que Donald est
exactement ce que nous recherchons dans nos castings. Il n’est pas
compliqué et il est authentique. Tu peux comprendre sa personnalité en
l’entendant parler quinze secondes. Son emblème est l’autopromotion. Ses
immeubles sont hauts et dorés, avec le nom TRUMP inscrit en lettres
majuscules […]. Durant les campagnes politiques, il y a des conflits, mais
ces derniers sont souvent trop nuancés pour le grand public. Trump a
résolu le problème. Ses insultes personnelles sont devenues sa marque
distinctive. Et ce même quand il dit se contenir, comme quand il déclare à
propos du sénateur Rand Paul : “Je ne l’ai jamais attaqué sur son physique
– et pourtant, croyez-moi, le matériel ne manquerait pas.” »
Dans l’Amérique de 2016, les critères d’évaluation des politiques sont
devenus les mêmes que ceux utilisés pour les autres célébrités : d’abord, la
capacité d’attirer l’attention – et sur ce point The Donald se pose en
maître – et ensuite, la capacité d’identification – « à quel point puis-je me
reconnaître en lui ? ».
L’authenticité des participants est l’obsession de toutes les émissions de
téléréalité, et c’est ce même caractère qui, comme par hasard, est devenu le
souci principal des électeurs par rapport à ceux qui prennent part au reality
show de la politique.
Sous ce profil, la posture de Trump recèle bien sûr une composante de
mise en scène, mais elle contient aussi un véritable élément de spontanéité.
Bien avant qu’il ne soit candidat, un investisseur étranger lui a un jour
demandé ce qu’on entendait par « white trash », l’épithète insultante à
travers laquelle certains snobs se réfèrent aux petits Blancs du Midwest,
perçus comme incultes et généralement obèses, en permanence collés
devant la télévision. « Ce sont des personnes exactement comme moi, avait-
il répondu, seulement elles sont pauvres. »
À travers la brutalité de son langage et de ses provocations, à travers ses
discours improvisés et ses tweets, à travers ses blagues insultantes et ses
fanfaronnades naïves, Trump exprime une authenticité qui le distingue des
politiques professionnels, sur lesquels tout semble glisser avec la même
indifférence inaltérable. Donald est sûrement un peu fou mais c’est une
personnalité vraie, ce n’est pas l’assemblage artificiel des conseils de spin
doctors. Il dit les choses telles qu’elles sont. Il n’a pas de temps pour le
politically correct et ce, dit-il, exactement comme l’Amérique, qui se perd
dans des bavardages sur les toilettes transgenres et les potagers bio alors
que les usines ferment et que les emplois se délocalisent vers le Mexique et
l’Extrême-Orient. Le style agressif de Trump transmet un sentiment de
force. Lui qui n’a pas peur de défier les conventions se battra avec la même
énergie pour changer les choses.
Il n’est pas étonnant que cette attitude recueille l’adhésion de Milo et de
la vaste communauté des gamers les plus radicaux. Durant toute la
campagne, Trump va continuer à cimenter cette alliance en retweetant
régulièrement des messages provenant des franges les plus extrêmes de la
blogosphère.
En échange, les gamers et les blogueurs de la droite alternative vont
rendre au candidat républicain plusieurs services essentiels. Dans un
premier temps, ils vont créer des slogans et des campagnes virtuelles. Ils
vont ainsi rompre de nombreux tabous et faire en sorte que des opinions
précédemment jugées extrêmes imprègnent le débat public, en partie grâce
à la force des réseaux sociaux mais aussi grâce aux réflexes conditionnés
des médias traditionnels qui tombent dans tous les pièges en relançant,
indignés, n’importe quel type de provocation. Le modèle Milo coïncide en
ceci avec le modèle Trump. Aucun des deux ne pourrait fonctionner sans
les cris d’indignation de l’establishment qui, d’un côté, propagent les
arguments de la nouvelle droite et, de l’autre, confirment que ces idées sont
effectivement antisystèmes. Comme le cardinal Mazarin, qui avait pour
devise « ex inimici salus mea », le salut de Donald Trump vient avant tout
de ses ennemis. Un milliardaire aurait pu apparaître comme non crédible
aux yeux des gens du commun, mais l’hostilité très violente de
l’establishment et des journalistes contre lui lui a donné ses galons auprès
de l’électorat populaire.
La contribution des troupes digitales de Bannon et de Milo ne se limite
pas à cet aspect. En investissant massivement les sites d’information et les
réseaux sociaux, les trolls de la droite alternative créent un climat
d’intimidation sur Internet. Ainsi, n’importe quel observateur ou journaliste
qui ose prendre position contre eux est bombardé d’insultes et de menaces.
C’est le squadrisme en ligne, pratiqué depuis longtemps par les trolls
populistes en Italie. Il contribue à influencer le climat, l’atmosphère dans
laquelle on mène le débat. Ou, mieux encore, il empêche n’importe quel
débat de fond. L’Anti-Defamation League a calculé que 2,6 millions de
tweets antisémites ont été diffusés sur Internet durant la campagne, la
plupart ayant été envoyée à des journalistes et à des personnalités qui
s’opposaient à Trump.
Les hordes numériques rendent également des services plus ponctuels au
candidat républicain. À l’occasion du premier débat télévisé avec Hillary,
par exemple, elles se mobilisent pour altérer les résultats des sondages en
ligne effectués par les principaux organes de presse. C’est ainsi que, même
s’il perd dans les sondages téléphoniques traditionnels, Trump l’emporte ce
soir-là dans tous les résultats en ligne. Time, CNBC, Fortune, The Hill et les
autres organes de presse qui se basent sur Internet le donnent vainqueur, et
le candidat lui-même peut tweeter : « Vraiment un grand honneur. Les
sondages sur le débat disent que le MOUVEMENT gagne ! »
Dans les prochains chapitres, nous verrons que la campagne de Trump a
eu recours, sur Internet, à d’autres outils, plus sophistiqués, pour
promouvoir le candidat républicain et décourager les soutiens de Hillary. Et
différentes enquêtes en cours aux États-Unis sont en train de démontrer le
rôle joué par la Russie au cours des élections. Mais, à l’origine, le triomphe
inattendu du candidat le plus improbable à la présidentielle de 2016 reste
avant tout le fruit d’une opération politique et culturelle qui est restée
longtemps dissimulée, avant d’émerger à la lumière du jour.
Voilà pourquoi, quand lors du premier face-à-face entre les deux
candidats à la Maison Blanche Hillary Clinton accuse Trump de vivre dans
sa propre réalité, Steve Bannon ne parvient pas à dissimuler un sourire. Il
est certain que Donald a « une conception narrative de la vérité », qui lui
permet d’adopter un comportement plutôt créatif vis-à-vis des faits réels.
Mais, la réalité dans laquelle il vit, et qu’il construit jour après jour avec ses
one man shows improvisés et son flux continu de tweets, coïncide avec
celle de millions d’électeurs, disséminés dans la quarantaine d’États qui ne
donnent ni sur l’Atlantique ni sur le Pacifique, et que les habitants
privilégiés des deux côtes surnomment avec mépris les « Fly-overs », « les
survolés ». Des millions d’hommes américains, blancs, ouvriers, habitués
depuis des générations à se considérer comme le nerf de la nation et qui, à
l’improviste, sont devenus un motif d’embarras pour les « classes
créatives » multiethniques qui dominent l’économie et les médias tout en
sirotant des cappuccinos et des jus bio dans les cafés de Manhattan et de
Palo Alto.
Hillary et les libéraux, qui parlent souvent de fake news et de bulles
informatives, n’ont pas encore compris le problème. C’est vrai, les filtres
cognitifs existent. Mais, la vraie bulle, celle qui empêche d’appréhender
correctement la réalité en cet automne 2016, ce n’est pas celle de Trump, de
Breitbart et de la galaxie des sites conspirationnistes de la droite alternative
américaine. C’est celle des démocrates, des libéraux et des médias des deux
côtes qui répètent, inlassablement, qu’il est absolument impossible de
parvenir à la Maison Blanche en insultant les minorités, les femmes, les
immigrés et les handicapés, tout en faisant preuve d’une incompétence sans
précédent.
« C’est un groupe de personnes qui se parlent entre elles et qui n’ont pas
la moindre idée de ce qui se passe. Si le New York Times n’existait pas,
CNN et MSNBC ne sauraient pas quoi faire. L’Huffington Post et tout le
reste se fondent sur le New York Times. C’est un circuit fermé, à partir
duquel Hillary Clinton tire toutes ses informations – et sa sécurité. C’est
cela notre opportunité. »
Voilà l’intuition capitale de Bannon : la victoire de Trump est possible
parce que les médias mainstream ne réussissent même pas à l’imaginer.
« S’ils disent que ce n’est pas possible, ça veut dire que nous pouvons y
arriver. »
5
DRÔLE DE COUPLE À BUDAPEST
Le 11 janvier 2015 est une journée particulière. Une ville, Paris, et avec
elle la France entière, se réveille après l’horreur de l’attentat contre la
rédaction de Charlie Hebdo. Le président François Hollande a invité
quarante chefs d’État et de gouvernement du monde entier à s’unir à lui
pour ce qui sera la plus grande manifestation jamais vue dans les rues de
Paris depuis la libération de 1944. Deux millions de personnes défilent le
long du boulevard qui porte le nom de l’auteur du Traité sur la tolérance.
Le Premier ministre anglais, la chancelière allemande, le président du
Conseil italien, tous unis, serrent avec émotion dans leurs bras leur collègue
français. Ils perçoivent peut-être déjà qu’ils ont été précipités, pour la
seconde fois après le 11 septembre 2001, dans une saison imprévisible,
violente, qui va bientôt les balayer. Mais ils ont choisi pour l’instant d’y
entrer ensemble, se faisant fort des valeurs de liberté et d’ouverture qui ont
marqué la construction européenne dans ses meilleurs moments.
Seul un homme, parmi tous les leaders européens, se tient un peu à
l’écart. Et ce n’est pas par timidité. Bien au contraire, Viktor Orban s’est
justement révélé au monde lors d’une manifestation du printemps 1989
quand, à l’âge de vingt-six ans, d’une estrade installée sur la place des
Héros à Budapest, il a crié la soif de liberté de son peuple et ordonné le
retrait immédiat des troupes soviétiques du territoire hongrois.
Mais, aujourd’hui, Orban se refuse à jouer le jeu. « L’esprit du
11 janvier », très peu pour lui. Ce qu’il souhaite, au contraire, c’est marquer
sa différence. « L’immigration économique, déclare-t-il en marge de la
manifestation, est une mauvaise chose pour l’Europe. Nous ne devrions lui
reconnaître aucun mérite, parce qu’elle apporte seulement le désordre et
des dangers pour les peuples européens […]. Tant que je serai Premier
ministre et que mon gouvernement sera en place, nous ne permettrons pas à
la Hongrie de devenir la destination d’immigrés sur la base de plans pensés
par Bruxelles. Nous ne voulons aucune minorité au patrimoine culturel
différent du nôtre parmi nous. Nous voulons que la Hongrie reste aux
Hongrois. »
Quand Orban prononce ces mots à Paris, l’immigration est encore bien
loin des préoccupations des Hongrois. Les sondages disent qu’à peine 3 %
des électeurs estiment ce thème prioritaire. Mais, en bon sourcier politique,
le Premier ministre sait qu’il tient là un filon en or. Il suffit de savoir
l’exploiter, et lui sait comment – et surtout avec qui – le faire.
À première vue, Arthur Finkelstein est l’exact contraire de Viktor Orban.
Autant l’un est tapageur, autant l’autre est réservé et obsédé par la
discrétion. Un jour, CNN l’a d’ailleurs comparé à Keyser Söze, le méchant
de Usual Suspect que personne n’a jamais rencontré : « Digne de
Hollywood, un personnage capable d’abattre l’adversaire le plus puissant,
mais tellement secret que très peu l’ont réellement vu. » Ainsi, après
quarante ans de carrière passés dans les hautes sphères, il existe très peu de
photos et d’interviews de Finkelstein. Quand il va à l’hôtel il s’enregistre
sous des noms d’emprunt, et la société dont il est propriétaire ne porte pas
non plus son nom. Si Viktor revendique ses origines provinciales, son style
rude et viril d’ancien footballeur que la vie a endurci à force de coups dans
les tibias, Arthur est un juif homosexuel de New York, passionné par
l’opéra lyrique et la littérature russe.
Et pourtant, même si tout les sépare, ces deux-là sont faits pour
s’entendre. Comme Orban, Finkelstein est un enfant prodige qui milite, très
jeune, dans l’aile dure du parti républicain. Il n’a pas encore vingt ans et il
travaille déjà pour Barry Goldwater, le candidat ultra-conservateur à la
Maison Blanche, puis pour Richard Nixon. En 1976, il joue un rôle décisif
dans la campagne pour les primaires qui positionne, pour la première fois,
le gouverneur de la Californie, Ronald Reagan, sur la scène nationale.
Quatre ans plus tard, il deviendra l’un de ses proches conseillers politiques
à la Maison Blanche, tout en développant une activité de conseil électoral
qui fera élire des dizaines de membres du Congrès et de gouverneurs à
travers les États-Unis.
À cette époque déjà, sa méthode est le microtargeting. C’est-à-dire des
analyses démographiques sophistiquées et des sondages effectués à la sortie
des urnes sur les électeurs des primaires, qui vont permettre d’identifier les
divers groupes auxquels envoyer des messages différents. Facebook est
encore loin, mais Finkelstein utilise massivement les lettres papier et le
marketing téléphonique pour segmenter les supporteurs potentiels de ses
clients. Aux uns il envoie des messages plus modérés, alors qu’avec
d’autres il force le ton et accentue certains aspects du programme ou de la
personnalité des candidats qu’il soutient.
Mais, le vrai talent de Finkelstein consiste, dès le début, non pas tant à
promouvoir son candidat qu’à détruire l’adversaire. Dans les mains de
Finkelstein, les negative campaigns, les campagnes jouées sur l’attaque, qui
mettent en lumière les défauts des opposants, deviennent une forme d’art.
Quand, par exemple, il s’agit de faire élire Al D’Amato, un républicain sans
aucun charisme, dans une circonscription à forte tendance démocrate,
Finkelstein explique : « Je n’avais pas beaucoup de matière sur laquelle
travailler. Si vous connaissez D’Amato vous savez de quoi je parle. Je ne
pouvais bien sûr pas mettre en avant ses qualités. Alors j’ai décidé de le
montrer le moins possible. Je ne l’ai jamais envoyé sur les plateaux télé.
Pas une seule fois. » En revanche, démolir ses adversaires n’a pas été
difficile. Il faut d’abord éliminer le sénateur sortant, un patricien d’un
certain âge décrit par Finkelstein comme une espèce de cadavre ambulant.
Puis, il s’attaque au rival démocrate de D’Amato, le procureur général de
l’État. « Un libéral sans aucun espoir », selon Finkelstein. Ce qui, dans son
langage, signifie un élitiste hypocrite, coupé de la réalité et occupé à dicter
des lois avec le petit doigt en l’air, alors que l’Amérique fonde depuis
toujours sa grandeur sur l’initiative personnelle, libérée des règles et de la
bureaucratie.
Pour insister sur ce point, Finkelstein tourne un spot télévisé. Mais, il ne
le fait pas avec D’Amato, toujours soigneusement tenu à l’écart des
projecteurs, mais avec sa mère, armée de ses sacs de course. Elle incarne
ainsi les difficultés de la vie quotidienne des petites gens ignorés par la
gauche caviar. Durant cette campagne, comme dans une dizaine d’autres,
Finkelstein transforme l’adjectif « libéral » en insulte. Et, ce faisant, il
contribue à l’élection d’un bataillon de candidats ultraconservateurs et à la
défaite de véritables icônes du parti démocrate comme Frank Church,
George McGovern et Mario Cuomo – « trop libéral pendant trop
longtemps » est le slogan vainqueur que Finkelstein murmure à l’oreille de
son adversaire inconnu, George Pataki.
En quelques dizaines d’années, Finkelstein devient une légende dans le
premier cycle républicain et il forme une génération entière de spin doctors
qui joueront par la suite un rôle central dans les victoires successives de
George W. Bush et de Donald Trump. Les deux principaux spin doctors
inculpés dans le cadre de l’enquête sur les intromissions russes en faveur de
Trump, Paul Manafort et Roger Stone, ont tous deux étés formés à l’école
Finkelstein.
Au milieu des années 1990, Finkelstein commence aussi à exporter ses
dons au-delà des frontières des États-Unis. En 1996, il débarque en Israël
où il trouve une situation encore plus explosive que d’habitude. Le Premier
ministre, Yitzhak Rabin, vient d’être assassiné par un fanatique juif opposé
aux accords de paix qu’il avait conclus avec les Palestiniens. Son ministre
des Affaires étrangères, prix Nobel de la Paix, Shimon Peres lui a succédé.
Il s’agit d’une figure modérée, mondialement reconnue, pour laquelle tout
le monde prédit une large victoire aux prochaines élections de printemps.
Mais, Finkelstein ne se laisse pas abattre. Son candidat, Benjamin, dit
« Bibi » Netanyahu, est considéré comme un extrémiste inexpérimenté et
peu fiable ? Dans un premier temps, Arthur le pousse à se teindre les
cheveux en gris, pour lui donner une apparence plus respectable : « L’aspect
physique est important, dit-il, le candidat le plus grand gagne les élections
dans 75 % des cas. » Puis, il commence le travail habituel de démolition de
l’adversaire. « Peres veut diviser Jérusalem », en donner la moitié aux
Palestiniens : voici sa ligne d’attaque.
À travers une campagne très violente, totalement inédite en Israël,
Finkelstein dépeint Shimon Peres comme un traître à la patrie, imprégné
des habituelles pieuses illusions qui caractérisent les libéraux du monde
entier. À l’inverse, le slogan élaboré pour le candidat conservateur est
simple et efficace : « Netanyahu est bon pour les juifs. » En gros, lui seul
est un vrai patriote, et seulement ceux qui sont avec lui peuvent être
considérés comme des vrais juifs. Les autres ne sont que des libéraux,
faibles ou, encore pire, complices des Arabes. Peu importe si 20 % des
citoyens israéliens sont eux-mêmes arabes. Si cela permet de cimenter le
bloc du vrai peuple israélien derrière son candidat, Finkelstein renonce à
leurs votes le cœur léger. Étonnamment, la manœuvre fonctionne :
Netanyahu conquiert la majorité grâce à une poignée de voix de différence
et il devient le Premier ministre d’Israël.
Dans les années qui suivent, Bibi continuera à renforcer son hégémonie
politique en utilisant la simple ligne de division définie par Finkelstein :
nous contre eux, le peuple d’un côté et ses ennemis de l’autre. Qui n’est pas
avec Netanyahu n’est pas un vrai juif.
Pendant ce temps, la légende d’Arthur Finkelstein, le Keyser Soze de la
droite nationaliste, continue de grandir jusqu’à atteindre les frontières de
l’Europe de l’Est et de l’ancien empire soviétique. Le spin doctor court de
part et d’autre, de la République tchèque à l’Ukraine, de l’Autriche à
l’Azerbaïdjan, et partout il déploie ses talents pour les campagnes
négatives. Parfois avec légèreté, comme en Albanie où il produit un spot
qui place côte à côte un lutteur de sumo, un kangourou et l’adversaire de
Finkelstein. « Qu’est-ce que ces personnages ont en commun ? demande la
voix off. Aucun d’entre eux ne sait quelque chose de l’Albanie. En y
repensant, Finkelstein en rit encore. « Le candidat s’est énervé, raconte-t-il,
il a convoqué une conférence de presse pour dire que nous l’avions
comparé à un animal, à un kangourou ! Après cela, tout le monde voulait
voir le spot… » Dans d’autres contextes, une approche plus dure s’impose.
En 2009, Finkelstein débarque en Hongrie, où l’attend celui qui deviendra
son principal client et, peut-être, l’esprit politique le plus proche du sien sur
la scène internationale.
Comme Finkelstein, Orban est un disciple de Carl Schmitt – la politique
consiste, avant tout, à identifier l’ennemi. C’est sur cette action
fondamentale que se construisent un parcours et une communauté de
personnes unies dans la lutte.
En 2009, l’ennemi est tout trouvé. C’est l’Europe, qui n’a pas épargné à
la Hongrie l’humiliation d’une crise financière dont elle n’a pu se sortir
qu’avec l’aide du FMI, et qui impose aujourd’hui des mesures d’austérité
qui pèsent sur les classes moyennes. À la tête du pays se trouve Gordon
Bajnai, un technocrate imposé par Bruxelles et par les marchés, qui a
commencé à réduire les salaires des fonctionnaires et les retraites.
Orban, qui a déjà gouverné la Hongrie pendant quatre ans sur une
plateforme largement proeuropéenne, a compris que le moment est arrivé de
changer de cap. Avec l’aide de Finkelstein, il bâtit une campagne intensive
contre la technocratie de Bruxelles et contre les libéraux qui ont trahi le
peuple et conduit le pays à la banqueroute à cause de leur corruption et de
leur soumission à des intérêts étrangers.
La Hongrie n’est pas une colonie, scande Orban avec vigueur. Après
avoir subi l’occupation des Turcs, des Habsbourg et des Soviétiques, elle
n’acceptera pas d’être soumise à Bruxelles.
Et Bajnai, le technocrate soutenu par la gauche, est une proie facile pour
la campagne négative orchestrée par Finkelstein.
Au printemps 2010, Orban gagne haut la main les élections avec 57,2 %
des voix. Dans le climat surchauffé de cette campagne négative et
hargneuse, 17 % des votes vont également au parti xénophobe Jobbik.
Concrètement, les trois quarts de l’électorat hongrois choisissent cette
année-là un parti de droite ou d’extrême droite. Les vieux partis de centre
droit et de centre gauche qui avaient dominé la scène après 1989 sont
renvoyés chez eux, les socialistes passent de 46 à 19 % des voix. En
Hongrie se réalise ainsi, avec des années d’avance, le scénario qui
s’imposera ensuite dans d’autres pays européens.
Dès le départ, Orban présente la victoire non pas comme une simple
alternance mais comme le début de la révolution qui a permis au peuple de
prendre finalement le pouvoir.
Un Manifeste pour la coopération nationale, dans lequel « le travail, la
maison, la famille, la santé et l’ordre » sont indiqués comme les piliers du
« nouveau système né de la volonté du peuple », est voté par la majorité
parlementaire et affiché dans les bâtiments publics. La Constitution est
réécrite pour accélérer les procédures (une loi pourra désormais être
approuvée en quelques heures) et pour centraliser le pouvoir (les cours de
justice sont désormais soumises au contrôle de l’exécutif).
Orban s’appuie fortement sur l’esprit de revanche d’une nation qui, au
lendemain de la Première Guerre mondiale, a été amputée des deux tiers de
son territoire et des deux cinquièmes de sa population. À la suite du traité
de Trianon de 1920, plus de trois millions de Hongrois se sont retrouvés
dans des pays étrangers : Roumanie, Tchécoslovaquie et Yougoslavie. Dès
son entrée en fonction, le gouvernement du peuple confère la citoyenneté à
tous les Hongrois qui résident à l’étranger et proclame le 4 juin, date de la
signature du traité de Trianon, « Jour de la Solidarité nationale ». À partir
de ce moment, les ressortissants hongrois des pays voisins deviendront
l’une des principales et des plus solides composantes de l’électorat
d’Orban : aux élections de 2014 ils voteront à 95 % pour Fidesz, le parti du
Premier ministre.
Mais c’est la citoyenneté dans son ensemble qui est mobilisée en
permanence par « la lutte pour la libération nationale » mise en scène par
Orban et ses conseillers. Des taxes spéciales sont introduites pour les
multinationales étrangères. Acheter des terrains agricoles devient, pour les
étrangers, pratiquement impossible. Les médias, aussi bien privés que
publics, sont placés sous le contrôle de l’exécutif. Tout ceci en violation
flagrante des règles les plus élémentaires du marché commun européen.
Chaque fois que les institutions européennes essaient, timidement, de
faire entendre leur voix, Orban en profite pour réveiller les mémoires les
plus douloureuses de l’histoire de la patrie. « Nous connaissons bien la
nature de cette assistance non sollicitée offerte par les camarades, et nous
la repérons même quand elle ne se présente pas en uniforme à épaulettes
mais en costume bien taillé », déclare-t-il par exemple à l’occasion de la
fête nationale de 2012.
Surfant sur la vague de la lutte pour la libération populaire, Orban gagne
à nouveau les élections en 2014 et, grâce à la nouvelle loi électorale, ses
45 % de voix se transforment en 90 % des sièges au parlement (96 sur 106).
Mais, à partir de ce moment, quelque chose se brise. Rien ne va plus : une
série de scandales de corruption touchent des personnages proches du
Premier ministre ; Jobbik remporte des sièges au détriment du parti de
gouvernement, lors d’élections partielles ; les rues de Budapest sont le
théâtre d’immenses manifestations de jeunes qui catalysent et rendent
visible le mécontentement accumulé vis-à-vis du « gouvernement du
peuple ». En quelques mois, Fidesz chute dans les sondages jusqu’à
atteindre les 20 %.
« Nous devons changer de schéma », répète Finkelstein, même si Orban
l’a déjà compris. Dans un premier temps, il tente de déplacer le débat sur la
peine de mort. Pourquoi ne pas la rétablir, pour rendre encore plus
vigoureuse la reprise en main de la révolution nationale ?
Mais le public réagit froidement, le débat ne décolle pas. Étonnamment,
le sujet n’excite pas les esprits. Orban et Finkelstein le savent bien, ce dont
ils ont besoin c’est d’un nouvel ennemi et, par chance, les attentats le leur
servent sur un plateau d’argent.
Grâce à un tour de passe-passe, l’Islam, incarné par les visages sombres
des migrants en provenance de l’Afrique et du Moyen-Orient, devient
l’ennemi numéro un. Le seul hic, c’est qu’en Hongrie le problème n’existe
pas, ou peu. Les étrangers ne représentent que 1,4 % de la population
hongroise et, parmi eux, les musulmans sont une infime minorité.
Peu importe, Finkelstein ne s’est jamais laissé décourager par la réalité.
« La chose la plus importante, dit-il lors d’une conférence qu’il donne à
Prague, c’est que personne ne sait rien. En politique, c’est ce que tu perçois
comme vrai qui l’est, pas ce qui est vrai. Si je vous dis que c’est un plaisir
d’être ici, parce que j’ai quitté Boston où il neigeait et que maintenant je
suis à Prague où le soleil brille, vous me croirez. Parce que vous savez
qu’ici aujourd’hui est une belle journée. Si, au contraire, je vous dis que je
suis triste d’être ici parce que j’ai laissé Boston sous le soleil et qu’ici, à
Prague, il neige, vous ne me croirez ni sur Prague, parce qu’il vous suffit de
vérifier par la fenêtre, ni sur Boston parce que je vous ai menti sur Prague.
Voilà : un bon politique est un type qui vous dit un certain nombre de
choses vraies avant de commencer à vous dire un certain nombre de choses
fausses, parce qu’ainsi vous croirez à tout ce qu’il vous raconte, vérités et
mensonges. »
Dès qu’Orban rentre de Paris, la machine de la propagande se met en
route.
Avec ses collaborateurs locaux Finkelstein conçoit un questionnaire qui
sera envoyé à tous les électeurs dans le cadre d’une gigantesque
« consultation nationale sur le terrorisme et sur l’immigration ». Huit
millions de citoyens reçoivent dans leur boîte aux lettres un formulaire
officiel avec des questions du type : « Certains disent qu’il y a un lien entre
la mauvaise gestion de l’immigration de la part de Bruxelles et la montée
du terrorisme. Partagez-vous cette opinion ? »
En même temps, Finkelstein organise une gigantesque campagne
d’affichage avec des messages théoriquement adressés aux immigrés, mais
écrits en hongrois et rigoureusement pensés pour influencer les électeurs.
Les murs de tout le pays sont recouverts de messages en lettres capitales :
« Si vous venez en Hongrie, vous ne pouvez pas voler le travail des
Hongrois ! » « Si vous venez en Hongrie, vous avez le devoir de respecter
notre culture ! »
Contrairement aux autres dirigeants européens que la crise migratoire du
printemps 2015 va prendre par surprise, Orban et Finkelstein sont prêts.
Suivant le principe de Machiavel qui impose de ne jamais laisser passer une
crise, ils ont créé les conditions parfaites pour transformer les flux de
réfugiés en provenance de la Syrie en une machine à générer de l’adhésion.
Et, étant donné que la chance sourit aux audacieux, l’invasion se produit
bien. Cette année, les entrées irrégulières dans le pays vont se multiplier par
huit, passant de 50 000 l’année précédente à plus de 400 000.
En réalité la grande majorité de ceux qui arrivent n’a aucune intention de
s’arrêter en Hongrie. Elle souhaite seulement la traverser pour se diriger
vers l’Allemagne et les autres pays du nord de l’Europe. Mais Orban a
besoin d’un coup d’éclat pour renforcer son message de tolérance zéro vis-
à-vis de l’immigration. Non seulement il fait approuver par le parlement, en
un temps record de deux heures, une loi pour construire une barrière de
175 kilomètres le long de la frontière, mais il impose en plus la fermeture
de la gare ferroviaire de Budapest. Par conséquent, les migrants qui
voulaient seulement traverser le pays restent bloqués dans la capitale
hongroise, et seront contraints d’entreprendre une longue marche pour
rejoindre la frontière autrichienne.
En termes politiques, la ligne intransigeante d’Orban, qui arrive à point
nommé au sein du climat de paranoïa générée par les campagnes de
Finkelstein, fonctionne à merveille. La popularité du Premier ministre
s’envole dans les sondages, tandis que l’extrême droite de Jobbik se
retrouve court-circuitée par un gouvernement qui a récupéré ses principales
propositions.
Les spin doctors de l’exécutif donnent des instructions précises à la
télévision d’État sur la manière dont la crise doit être couverte. Les enfants
ne doivent jamais être filmés – officiellement pour les protéger mais en
réalité pour éviter de susciter trop d’empathie envers les nouveaux arrivés.
Le terme « réfugiés » ne doit jamais être employé et même le terme
« bevandorlo », qui désigne depuis toujours les immigrés, est aboli en
faveur de « migrans », mot d’origine latine qui sonne résolument étranger
dans l’idiome hongrois.
Rien n’est laissé au hasard, afin que l’urgence se transforme en une
vague de popularité en faveur du Premier ministre. Cependant, en
mars 2016, sous l’impulsion de l’Allemagne, l’Union européenne signe un
accord controversé avec la Turquie pour bloquer le flux de migrants sur la
route des Balkans. En soi, la crise serait donc terminée. Mais après avoir
trouvé le bon filon, Orban n’a pas l’intention d’y renoncer si facilement.
Par chance l’Union européenne annonce un plan de répartition des
réfugiés qui continuent à affluer en Italie et en Grèce, sur la base duquel la
Hongrie devrait accueillir 1 294 personnes. Le chiffre est dérisoire mais
pour Orban c’est l’occasion rêvée pour poursuivre sa guerre de civilisation.
À peine le plan de Bruxelles est-il lancé qu’Orban fixe, pour le 2 octobre,
la tenue d’un référendum au cours duquel le peuple sera appelé à
l’approuver ou à le rejeter. En même temps, la campagne d’affichage repart
– elle occupera la moitié de tous les espaces publicitaires du pays, avec des
slogans du type « Les attaques de Paris ont été commises par des
immigrés », ou « Depuis la crise des migrants, les agressions contre les
femmes ont beaucoup augmenté ! » La force de ces messages réside dans le
fait qu’ils sont partout, il n’y a qu’un pas à faire pour tomber sur l’un d’eux.
Pendant l’été, les retransmissions en direct du Championnat d’Europe de
football et des Jeux olympiques – extrêmement suivies – sont interrompues
toutes les heures par des bulletins d’information consacrés aux migrants et à
leurs méfaits. Parallèlement, la télévision d’État interviewe des acteurs et
des sportifs qui, unanimes, expliquent pourquoi ils voteront Non au
référendum.
Aucune surprise si, le jour du référendum, le « Non » l’emporte avec
98 % des voix, même si moins de la moitié des électeurs se sont rendus aux
urnes. En un peu moins de deux ans, Orban a réussi à transformer son pays
en une espèce de bunker et à embrigader les autres pays de la région qui ont
signé, à Visegrad, un pacte historique pour s’opposer à n’importe quelle
forme de redistribution des réfugiés. Orban a également ses convertis en
Europe occidentale, où il commence à être perçu comme le porte-drapeau
d’un modèle alternatif ouvertement opposé à la technocratie de Bruxelles.
Les contours du modèle sont clairs, le Premier ministre hongrois les a
délimités, en 2014, lors d’un discours entré dans les annales : « La nation
hongroise n’est pas un simple agglomérat d’individus, mais bien une
communauté, qui doit être organisée, renforcée et, dans les faits, construite.
Dans ce sens, le nouvel État que nous sommes en train de bâtir en Hongrie
est un État illibéral, pas un État libéral. Il ne nie pas les valeurs
fondamentales du libéralisme comme la liberté, mais il ne fait pas de
cette idéologie l’élément central de l’organisation étatique. »
En pratique, pour Orban, l’État doit être au service du peuple, lui-même
entendu comme la majorité des Hongrois. Et personne, que ce soit un juge,
un journal ou une ONG, ne doit pouvoir s’opposer à l’exercice de volonté
au nom de la défense d’une quelconque minorité ou d’un quelconque
principe constitutionnel. Selon lui, « aujourd’hui le libéralisme en Europe
ne se concentre pas sur la liberté, mais sur le “politiquement correct”. Il
est devenu une idéologie sclérosée, dogmatique. Les libéraux sont les
ennemis de la liberté ». Les contre-pouvoirs, sont « une invention
américaine que l’Europe a adoptée par médiocrité intellectuelle ».
Les paroles d’Orban ont le mérite d’être claires. Même s’il demeure un
peu difficile de les entendre dans la bouche de l’ancien étudiant rebelle de
1989 rentré en vitesse d’Oxford, où il étudiait grâce à une bourse de la
fondation de Soros, pour prendre les rênes des jeunes libéraux,
anticommunistes et pro-européens de Budapest.
Comme Trump et comme le Mouvement 5 Étoiles, Orban est avant tout
un politique opportuniste, guidé par un algorithme, qui a soif de pouvoir. Si
le libéralisme et la tolérance leur avaient assuré ce pouvoir, leur boussole
interne les aurait sans aucun doute poussés à respecter scrupuleusement les
principes de la libéral-démocratie.
Mais dans le cas d’Orban il y a peut-être quelque chose en plus. Pour
comprendre de quoi il s’agit, il convient de se laisser guider par Ivan
Krastev, l’un des observateurs les plus fins de la scène politique post-
soviétique.
Après la chute du mur, dit Krastev, les élites de l’est de l’Europe se sont
lancées dans un processus d’imitation de l’Occident, avec l’espoir de
rattraper le retard accumulé durant un demi-siècle de communisme.
Malheureusement, outre les bouleversements matériels qu’il a entraînés
dans la vie des citoyens des ex-satellites soviétiques, ce processus a aussi eu
un coût psychologique important. Ce qui rend l’imitation si douloureuse,
selon Krastev, ce n’est pas seulement le présupposé selon lequel l’imitateur
est inférieur au modèle. C’est aussi le fait que cela donne le droit à
l’Occident de juger le succès, ou l’échec, des pays de l’Est à partir de leurs
standards occidentaux. Sous cet angle, l’imitation se traduit par une perte de
souveraineté.
Il était donc naturel qu’à un certain moment la frustration accumulée par
les imitateurs produise un retour de bâton. D’autant plus si l’on considère
que l’admiration des élites de l’Europe de l’Est se fondait, au moins en
partie, sur un malentendu. Aux yeux des conservateurs hongrois, tchèques
et polonais, l’Europe occidentale représentait un idéal parce que,
contrairement au communisme, elle garantissait le respect des traditions et
de la religion. Rien d’étonnant donc qu’ils se soient sentis dupés quand ils
ont compris que la norme, en Occident, était le multiculturalisme et les
mariages homosexuels.
Les crises de ces dernières années, le terrorisme islamiste et l’urgence
migratoire n’ont fait que renforcer la désillusion. Jusqu’à produire une
inversion radicale.
Sous la houlette des nouveaux leaders souverainistes, les démocraties
non-libérales de l’Est se présentent comme le nouveau modèle pour tous
ceux qui ont à cœur les valeurs séculaires de la « vraie » Europe : Dieu, la
patrie et la famille. Ces régimes constituent, aujourd’hui, les remparts
contre la dictature du « politically correct » et des droits des minorités qui
balaient les traditions et remettent en cause l’importance de la famille. Ils
s’opposent aussi à l’immigration de masse qui menace l’homogénéité et
l’identité culturelle des peuples européens.
Il y a encore quelque temps, les gouvernants des pays de l’Est adoptaient,
à Bruxelles comme ailleurs, la posture un peu humiliante du parvenu qui,
toujours exposé au risque d’une critique ou d’une condamnation, attend
d’être jugé. Aujourd’hui, au contraire, leur mission est de préserver la
flamme des valeurs que l’Ouest a perdue.
« Il y a vingt-sept ans, a dit Orban dans un discours en 2017, ici, en
Europe centrale, nous pensions que l’Europe était notre avenir ; à présent
nous sentons que nous représentons l’avenir de l’Europe. »
Difficile de lui donner entièrement tort, compte tenu des évolutions de
ces dernières années. Dans beaucoup de pays européens, Orban est devenu
le modèle d’inspiration des mouvements souverainistes qui gagnent les
élections et parviennent parfois à prendre le pouvoir.
La question migratoire permet d’alimenter Waldo dans tous les contextes.
En Italie, la Casaleggio Associati a élaboré dès 2014 un manuel de conduite
pour les élus du Mouvement 5 Étoiles qui participent à des émissions
télévisées. Sur le thème des migrants, le texte suggère d’adopter l’attitude
suivante :
« Le sujet immigration suscite beaucoup d’émotions, parmi lesquelles
d’abord la peur et la colère. Ainsi, à la télévision, commencer à
argumenter, expliquer les traités ou même proposer des solutions plus ou
moins réalistes est inutile. Les gens sont en proie à leurs émotions et se
sentent menacés ainsi que leur famille. On ne peut prétendre qu’ils suivent
un discours purement rationnel. » En conclusion, le vademecum suggère la
stratégie du « calque émotionnel » : « Nous sommes un exutoire à la rage et
la peur. »
Durant la campagne pour les élections municipales de 2017, Grillo
poussera la « stratégie du calque émotionnel » jusqu’à employer à
l’encontre d’une minorité ethnique comme les Roms – en majorité citoyens
italiens – le terme allemand « Raus », « dehors ». Devenu ministre de
l’Intérieur, le chef de la Ligue Matteo Salvini se chargera de transformer ces
idées en textes de loi concrets, avec le plein soutien du Mouvement 5
Étoiles.
La même chose s’est produite un peu partout, sous des formes à peine
différentes. Dans tous les pays industrialisés, les ingénieurs du chaos se sont
emparés du thème des relations avec l’Étranger, que ce soit un réfugié, un
immigré ou même un compatriote aux origines ethniques ou à la religion
différentes, pour le transformer en carburant principal du Waldo populiste.
De leur point de vue, l’avantage de la question migratoire n’est pas
seulement qu’elle renforce la division de Schmitt entre Nous et Eux, mais
surtout qu’elle fait exploser les barrières traditionnelles entre droite et
gauche.
Le stratège du Brexit, Dominic Cummings, raconte à ce sujet un épisode
très éclairant. « J’étais en train de conduire un groupe de discussion avec
des électeurs du parti conservateur. J’ai discuté avec eux d’immigration
pendant environ vingt minutes. Puis nous sommes passés à l’économie. Au
bout de quelques minutes, un peu surpris par leurs propos, j’ai demandé :
mais pour qui avez-vous voté ? Le “Labour”, m’ont-ils tous répondu. Par
une erreur de planning, j’étais en train de parler avec des militants du
Labour, au lieu des conservateurs. Mais sur le thème de l’immigration, ces
électeurs des couches populaires étaient pratiquement impossibles à
distinguer des tories et des souverainistes de l’UKIP. »
L’accent sur l’immigration permet de désarticuler les formations
habituelles, libérant un immense espace politique pour le Waldo populiste
qui peut ainsi se présenter comme ni de droite ni de gauche.
Cummings poursuit : « Les médias ont essayé de classifier la campagne
du Leave comme étant “de droite” mais aux yeux du public nous n’étions ni
de droite ni de gauche. Cela s’est ensuite répété avec Trump. Trump a fait
beaucoup d’erreurs, mais il y avait dans son message national quelque
chose d’attirant qui allait au-delà des catégories droite/gauche. Là encore,
les médias ne l’ont pas compris et l’ont étiqueté, comme pour le Brexit, de
“droite populiste”, avec l’imprimatur de quelques charlatans
universitaires. Mais la raison pour laquelle il a tant de succès c’est
précisément parce que son message n’est pas qu’un simple message de
droite. »
La question migratoire est le thème sur lequel la droite populiste peut
sceller son union avec la gauche populiste, à l’instar de ce qui s’est produit
en Grande-Bretagne au moment du Brexit, et en Italie à l’occasion de la
fermeture des ports décrétée par Matteo Salvini. Au fond, il ne s’agit que de
faire évoluer l’offre politique pour qu’elle s’aligne sur la demande. Voilà
pourquoi, dans les pays où la fusion n’a pas encore eu lieu, nombre
d’acteurs, à l’extrême droite ainsi qu’à l’extrême gauche, œuvrent pour être
les premiers à dynamiter l’ancien clivage idéologique.
En Allemagne, une campagne agressive centrée presque exclusivement
sur le thème de l’immigration a permis au mouvement d’extrême droite
AFD (« Alternative pour l’Allemagne ») de siphonner les suffrages des
partis de gauche. Selon les analyses des transferts de voix entre partis aux
élections de 2017, le mouvement a puisé presque autant de votes dans les
rangs du parti social-démocrate et de la gauche radicale Die Linke que dans
ceux de la droite traditionnelle CDU-CSU. C’est pourquoi, après les
élections, plusieurs anciens leaders d’extrême gauche ont créé le
mouvement, Aufstehen (« Debout »), pour, selon l’une de ses fondatrices,
« en finir avec la bonne conscience de la gauche sur la culture de
l’accueil ».
En France, la question est posée de savoir si le mouvement des Gilets
jaunes peut constituer le détonateur d’une convergence entre populistes de
droite et populistes de gauche. Malgré les efforts considérables pour aller
dans ce sens déployés par Marine Le Pen d’un côté et par Jean-Luc
Mélenchon de l’autre, ce qui manque encore dans le cas français c’est une
sorte de « Macron à l’envers » – un leader qui aurait la capacité de
transcender le clivage droite/gauche pour réunir les nationaux-populistes
des deux bords. Mais l’expérience même du locataire actuel de l’Élysée
prouve qu’une figure de ce type peut émerger très rapidement quand les
circonstances y sont favorables.
6
LES PHYSICIENS
À la fin des années 1960, alors que le cauchemar de la guerre atomique
menaçait de détruire la planète, le dramaturge suisse Friedrich Dürrenmatt
imagina, dans une pièce de théâtre, d’enfermer Newton, Einstein et Möbius
au sein d’une clinique dédiée aux maladies mentales. Dans l’asile des
Physiciens, les sols sont en bois, les lits accueillants munis d’édredons et les
balcons donnent sur les montagnes. Pourtant, Newton et Einstein ne sont
pas particulièrement enchantés par le lieu et ils passent leurs journées à
imaginer des stratagèmes pour s’en échapper : leurs laboratoires les
attendent et ils ont encore mille et une découvertes à faire.
À un certain moment, Möbius se retrouve contraint de leur expliquer ce
qui se passe réellement.
« Nous avons atteint la fin de notre voyage, déclare-t-il. Mais l’humanité
n’y est pas encore arrivée. Nous avons avancé sans nous arrêter et
aujourd’hui personne ne nous suit, nous nous sommes jetés dans le vide.
Notre science est devenue terrible, notre recherche dangereuse, nos
découvertes mortelles. En tant que physiciens, il ne nous reste plus qu’à
capituler devant la réalité. L’humanité ne peut tenir tête à notre science et
elle risque de périr par notre faute. Nous devons révoquer notre savoir, et
moi je l’ai déjà fait. Il n’existe pas d’autres solutions, pas même pour
vous. »
« Qu’est-ce que cela signifie ? » lui demandent alors les deux autres, très
préoccupés.
« Que vous devez rester avec moi dans l’asile. »
La pièce de Dürrenmatt m’est revenue à l’esprit au lendemain du
référendum anglais, quand le directeur de la campagne en faveur du Brexit,
Dominic Cummings, a fait une déclaration quelque peu surprenante. « Si
vous voulez faire des progrès en politique, a-t-il écrit sur son blog, mon
conseil est d’embaucher des physiciens, et non des experts ou des
communicants. »
En fait, au lieu de s’adresser aux habituels consultants politiques,
Cummings a organisé sa campagne avec l’aide d’une équipe de
scientifiques originaires des meilleures universités de la Californie et d’une
société canadienne de Big Data liée à Cambridge Analytica, AggregateIQ.
La requête que Cummings a adressée à ces deux groupes était toute simple :
aidez-moi à cibler juste. Dites-moi où je dois envoyer mes volontaires, à
quelles portes frapper, à qui adresser des mails et des messages sur les
réseaux sociaux et avec quels contenus. Selon les dires du stratège du
Brexit, les résultats ont dépassé toutes ses attentes. Au point que Cummings
lui-même en tire une conclusion troublante : « Si tu es jeune, intelligent et
intéressé par la politique, réfléchis bien avant d’étudier les sciences
politiques à l’université. Tu aurais plutôt intérêt à étudier les
mathématiques ou la physique. Dans un second temps, tu pourras entrer en
politique et tu auras des connaissances plus utiles, aux applications infinies
[…]. On peut toujours lire des livres d’histoire plus tard, mais il n’est pas
toujours possible d’apprendre les mathématiques. »
Face à ce raisonnement, il est légitime d’être quelque peu sceptique.
Dans le fond, la technologie en politique a souvent tendance à se révéler
une bulle. Après chaque élection, il se trouve toujours quelqu’un pour
prétendre que le vainqueur n’a pas été élu pour des raisons politiques, parce
qu’il avait les meilleures idées ou une personnalité plus séduisante, mais
plutôt grâce à une nouvelle science connue de lui seul, déployée en secret
dans un sous-sol de Wichita ou de Skopje. Après le Brexit et l’élection de
Trump, cette tendance a atteint son paroxysme quand les médias du monde
entier se sont engagés dans une chasse forcenée contre les manipulateurs
occultes, de Facebook à Cambridge Analytica, en passant par les blogueurs
macédoniens et les fermes à trolls russes, tous personnellement accusés
d’avoir rendu possible la concrétisation de ces résultats inouïs.
Il est vrai que différents acteurs ont intérêt à amplifier le rôle joué par les
technologies dans le processus électoral. Les médias, qui tiennent ainsi une
histoire nouvelle et fascinante à raconter, au lieu des analyses habituelles
des politologues. Les perdants, qui peuvent dire, à eux-mêmes et à leurs
partisans, qu’ils n’ont pas été battus à cause de leur mauvaise performance
mais à cause de forces obscures. Les stratèges, comme Cummings, les
technologues, les consultants et les plateformes qui peuvent se vanter
d’avoir changé le cours de l’histoire. Quand Christopher Wylie, le
« repenti » de Cambridge Analytica, bat sa coulpe en direct devant le
monde entier en confessant « j’ai fait élire Trump avec mes algorithmes », il
fait surtout une publicité à lui-même et à la société qu’il feint d’attaquer,
bien plus qu’il ne mène un combat pour la liberté et la démocratie.
Cela dit, il est vrai que certaines élections se jouent sur des écarts si
infimes que la capacité d’influencer même quelques votes, de façon ciblée,
peut faire la différence. Trump a gagné en Pennsylvanie avec 44 000 voix
d’avance sur 6 millions, avec 22 000 dans le Wisconsin, et avec seulement
11 000 dans le Michigan.
À un niveau général, il serait difficile de nier que, dès lors, quelque chose
de fondamental a changé dans le rapport entre la technologie et le politique.
Les scientifiques rêvent depuis toujours de réduire le gouvernement de la
société à une équation mathématique qui supprimerait les marges
d’irrationalité et d’incertitude inhérentes aux comportements humains. Il y a
deux siècles, Auguste Comte définissait déjà la physique sociale comme
« la science qui a pour objet propre l’étude des phénomènes sociaux,
considérés dans le même esprit que les phénomènes astronomiques,
physiques, chimiques et physiologiques, c’est-à-dire comme assujettis à des
lois naturelles invariables, dont la découverte est le but spécial de ses
recherches ». Et depuis, beaucoup ont proposé leurs visions de la « science
de la politique », sans jamais atteindre l’objectif de rendre plus prévisible
l’évolution de la société.
Mais, ces dernières années, un phénomène décisif s’est produit. Pour la
première fois, les comportements humains qui étaient jusqu’ici restés une
fin en soi ont commencé à produire un flux massif de données.
Grâce à Internet et aux réseaux sociaux, nos habitudes, nos préférences,
nos opinions et même nos émotions sont devenues mesurables.
Aujourd’hui, chacun d’entre nous se déplace volontairement avec sa propre
« cage de poche », un instrument qui nous rend traçables et mobilisables à
tout moment. Dans le futur, avec l’Internet des objets, chaque geste
générera un flux de données non plus exclusivement liées aux actes de
communication et de consommation, mais aussi au simple fait de se laver
les dents ou de s’endormir sur le canapé. Éric Sadin parle à ce propos
d’« industrie de la vie », le secteur le plus prometteur de la nouvelle
économie, destiné à cannibaliser tous les autres.
Cette profusion inédite de données – et les puissants intérêts
économiques qu’elle représente – est à l’origine du nouveau rôle des
physiciens en politique. Pour mieux comprendre de quoi il s’agit, j’ai pensé
qu’il valait mieux rester éloigné de tous les charmeurs de serpents qui
affolent déjà la scène des Big Data appliqués à la politique, pour tenter de
retourner aux fondamentaux.
C’est pourquoi j’ai décidé de rendre visite à Antonio Ereditato, un
chercheur qui participe aux plus importantes expériences internationales sur
la physique des particules, entre le CERN de Genève, le Fermilab de
Chicago et le J-Parc de Tokai, au Japon. Il est basé à Berne, où il dirige le
Laboratory for High Energy Physics et le Centre de physique fondamentale
Albert Einstein. La physique appliquée à la politique ne l’intéresse que
jusqu’à un certain point. « Ce sont des applications déjà connues », me dit-
il alors qu’il me reçoit dans un bureau austère qui semble avoir été conçu
par un designer de la Wiener Werkstätte. « Le vrai chercheur est, quant à
lui, animé par la curiosité, il veut repousser les frontières de la
connaissance. C’est une évidence qu’il faut plus de fantaisie pour
comprendre comment le monde est fait que pour l’inventer. »
Cela dit, il est tout de même disposé à faire quelques commentaires sur le
sujet. « En physique, le comportement de chaque molécule n’est pas
prévisible, étant donné que chacune d’entre elles est soumise à des
interactions avec une infinité d’autres. Le comportement de l’agrégat est en
revanche prévisible, car à travers l’observation du système il est possible
de déduire le comportement moyen. Les interactions comptent davantage
que la nature des unités, et le système pris dans son ensemble a des
caractéristiques – et obéit à des règles – qui en rendent prévisibles les
évolutions. Les lois de la physique s’appliquent aux comportements
humains agrégés. Bien sûr, on ne gérera jamais un milliard de personnes
comme un milliard de molécules, mais il y a des analogies, sur la base
desquelles certains principes peuvent s’appliquer, même s’il s’agit de
systèmes chaotiques. »
« À ce propos, comme le dit Nanni Moretti, les mots sont importants.
Affirmer qu’un système est chaotique, pour un physicien, ne veut pas dire
que c’est le bordel et qu’on n’y comprend rien. Dire qu’un système est
chaotique signifie parler d’un système dans lequel une petite variation des
conditions initiales du système peut produire des effets énormes sur son
évolution. Un système d’êtres humains qui interagissent entre eux peut être
un système chaotique au sein duquel, par exemple, une fake news peut être
la petite modification initiale qui produit d’énormes effets secondaires. »
Jusqu’à il y a une dizaine d’années, les données pour appliquer les lois
physiques aux agrégats humains n’existaient pas. Mais aujourd’hui, oui.
Nous avons même davantage de données sur les agrégats humains que sur
la majorité des phénomènes physiques que nous avons l’habitude d’étudier.
« En règle générale, confirme Ereditato, si tu analyses un gaz, ou un
système physique statistique classique, tu as un nombre de capteurs
beaucoup plus bas que le nombre de molécules. Si tu analyses Facebook
aujourd’hui tu as presque autant de capteurs que de molécules, c’est-à-dire
d’utilisateurs. Le problème devient alors l’interprétation des données. Et là
intervient l’avantage compétitif du physicien qui, contrairement au
politique, est habitué à travailler avec une quantité infinie de données. »
Jusqu’à il y a peu, avoir un esprit scientifique en politique représentait un
handicap. Il y avait bien les sondages, mais ces derniers permettaient
seulement, dans la meilleure des hypothèses, une analyse grossière des
orientations de l’opinion publique prise dans son ensemble. Chaque
tentative de parvenir à un ciblage plus précis était nécessairement coûteuse
et produisait, au mieux, des résultats aléatoires. Au final, en politique, ce
qui comptait était l’instinct, la capacité de flairer l’air du temps et de choisir
le bon moment qui caractérise l’animal politique depuis Thucydide, pour
qui le leader est celui capable de « prévoir parmi les différentes choses
imminentes celle qui aura effectivement lieu ».
Dans un tel contexte, le moindre projet pour mettre en place une
administration « scientifique » de la politique pouvait paraître dérisoire, le
fruit des angoisses d’esprits peu habitués à se confronter au risque et à
l’incertitude, deux facteurs qui caractérisent depuis toujours l’expérience
politique. Aujourd’hui, pour la première fois, cette situation s’est inversée.
« Avant d’intervenir sur un système, reprend Ereditato, il est nécessaire
de le comprendre, chose que l’homme politique ne sait pas faire. Ce dernier
s’appuie sur trop peu d’éléments, quelques sondages, son instinct. Le
politique acquiert des informations de base et agit en fonction de celles-ci :
Salvini, par exemple, sait qu’il y a des gens qui sont contre les migrants et
il cherche à gagner leurs voix. »
« Le physicien, au contraire, est habitué à collecter le plus grand nombre
de données, c’est-à-dire les valeurs des variables qui décrivent le système.
De plus, il réalise presque toujours des simulations en soumettant le
système au maximum de conditions différentes, à travers des
expérimentations virtuelles. Dans le cas de Salvini, il ne lui suffit pas de
savoir combien il y a de personnes contre les migrants, il veut aussi savoir
combien sont celles qui, opposées aux migrants, veulent rester en Europe,
ou quel est le point de rupture des électeurs de son allié Di Maio, qui sont
sûrement un peu racistes mais pourraient, devant trop d’excès, rejoindre la
gauche dans la défense des migrants, ou de l’Europe. »
« Aujourd’hui, les données pour obtenir les réponses en temps réel à ces
questions, et à de nombreuses autres, existent. Mais, pour les obtenir, il faut
être capable de faire trois choses : il faut savoir conduire des
expérimentations, il faut savoir recueillir les données et il faut savoir les
analyser. »
Bien sûr, les physiciens ne sont pas les seuls à savoir mener ces trois
entreprises, mais parmi tous les scientifiques ce sont ceux qui ont le plus
développé la méthode des simulations. La physique déterministe a pris fin
au début du XXe siècle. En janvier 1900, lord Kelvin annonçait : « Il n’y a
plus rien à découvrir, la seule chose qui reste à faire ce sont des mesures
toujours plus exactes. » Et en décembre de la même année, Max Planck
introduisait les premiers éléments de la physique quantique, ouvrant ainsi
les portes d’un monde complètement nouveau. Depuis lors, la physique a
cessé d’être une discipline déterministe au sein de laquelle telle cause
produit nécessairement tel effet, car les variables sont devenues aléatoires
au niveau le plus profond. Parfois, dans ces conditions, il n’est pas possible
de résoudre un problème de manière rigoureuse, numérique, et l’on procède
alors par solutions approximatives.
« Voilà pourquoi les physiciens travaillent en usant de simulations. Cela
fait vraiment partie de notre façon de penser, dit encore Ereditato. Nous
sommes même des créatures un peu perverses. Si l’homme construit un
château de sable, le physicien est celui qui après l’avoir construit enlève le
grain de sable pour voir comment il s’écroule : à partir de quel moment,
par quel côté, etc. Puis, il répète la simulation des milliers de fois, jusqu’à
ce qu’il comprenne quelle est la règle qui régit la stabilité des châteaux de
sable. »
« Aujourd’hui, les simulations se font en utilisant aussi des données
réelles. Une fois que tu as fait l’expérience, que tu as récolté les données et
que tu les as analysées, tu es capable d’identifier les corrélations, c’est-à-
dire la manière dont la modification d’un paramètre, même infime, a une
incidence sur le système dans son ensemble. Un système, dans notre cas,
avec beaucoup de variables et d’effets chaotiques potentiels. »
À ce moment seulement, il devient possible de commencer à intervenir
pour produire un effet plutôt qu’un autre.
« Tu vas t’y prendre en optimisant les paramètres du système. Tu changes
quelque chose et tu améliores le résultat sur la base de l’objectif que tu
veux atteindre. Tu veux inciter quelqu’un à cliquer sur un lien ? Vendre des
glaces à la pistache ? Pousser quelqu’un à aller voter pour toi ou, au
contraire, à rester à la maison le jour des élections ? Peu importe l’objectif,
il y a des messages plus efficaces et des messages moins efficaces. Les clics
te le disent en temps réel et, sur la base de ceux-ci, tu peux faire des tests en
continu et modifier en permanence les messages, dans les contenus et dans
la forme, en conservant les caractéristiques qui fonctionnent et en écartant
les moins efficaces. Clairement, chaque fois que tu optimises les
paramètres, tu modifies le système, donc tu dois à nouveau obtenir des
données pour comprendre de quelle manière, pour ensuite optimiser de
nouveau et ainsi de suite, dans un cycle quasi infini. »
Concrètement, dans le cas de la campagne en faveur du Brexit, les choses
se sont passées de la manière suivante. Dans un premier temps, les
physiciens ont croisé les données des recherches sur Google avec celles des
réseaux sociaux et avec des bases de données plus traditionnelles pour
identifier les potentiels soutiens du Leave et leur répartition sur le territoire.
Puis, en exploitant « Lookalike Audience Builder », un service de Facebook
très populaire auprès des entreprises, ils ont mis en lumière les
« persuadables », c’est-à-dire les électeurs qui n’étaient pas acquis à la
cause du Brexit, mais qui, sur la base de leur profil, pouvaient être
convaincus.
Une fois délimité le bassin potentiel du Leave, Cummings et les
physiciens sont passés à l’attaque. L’objectif étant de concevoir les
messages les plus convaincants pour chaque cible de sympathisants.
« Pendant les dix semaines qu’a duré la campagne officielle, nous avons
produit presque un milliard de messages digitaux personnalisés,
principalement sur Facebook, avec une forte accélération durant les
derniers jours avant le vote. » Sur ce front également, le rôle des
scientifiques a été décisif. Facebook leur a permis de tester simultanément
des dizaines de milliers de messages différents, sélectionnant en temps réel
ceux qui obtenaient un retour positif et réussissant, à travers un processus
d’optimisation continue, à élaborer les versions les plus efficaces pour
mobiliser les partisans et convaincre les sceptiques.
Grâce au travail des physiciens, chaque catégorie d’électeurs a reçu un
message ad hoc : pour les animalistes, un message sur les réglementations
européennes qui portent atteinte aux droits des animaux ; pour les
chasseurs, un message sur les réglementations européennes qui protègent
les animaux ; pour les libertaires, un message sur le poids de la bureaucratie
de Bruxelles et pour les étatistes, un message sur les ressources soustraites à
l’État providence par les transferts à l’Union. De plus, grâce à toutes les
versions possibles de ces messages taillés sur mesure, les physiciens ont pu
identifier celles qui étaient les plus efficaces, de la formulation du texte au
graphisme. Ils ont ainsi pu les optimiser en continu, en fonction des clics
enregistrés en temps réel.
Mesurer l’impact précis de cette activité complexe sur le vote est
impossible. Mais tout laisse penser qu’il a été important. Cummings lui-
même a écrit que « si Victoria Woodcock, la responsable du software
employé dans la campagne, avait été renversée par un autobus, le
Royaume-Uni serait resté dans l’Union européenne ».
Notons tout de même que le « Vote Leave » n’a pas l’exclusivité de ce
genre de pratiques qui sont devenues de plus en plus habituelles dans les
campagnes électorales du monde entier. À commencer par la campagne
pour la réélection d’Obama en 2012, qui a représenté le vrai saut qualitatif
en la matière.
En termes politiques, l’avènement des Big Data pourrait être comparé à
l’invention du microscope. Dans le passé, sur la base de sondages toujours
aléatoires, les communicants politiques pouvaient cibler de grandes
agrégations démographiques ou professionnelles : les jeunes, les
enseignants du secteur public, les femmes au foyer et ainsi de suite.
Aujourd’hui, le travail des physiciens permet d’adresser à chaque électeur
un message personnalisé sur la base de ses caractéristiques individuelles.
Cela permet une communication beaucoup plus efficace et rationnelle que
par le passé, mais soulève aussi un certain nombre de problèmes. Ainsi, si
le croisement des données nous dit qu’une personne est particulièrement
sensible au thème de la sécurité, il sera possible de lui envoyer des
messages adaptés (à travers Facebook par exemple), en mettant en lumière
la rigueur des uns ou le laxisme des autres, sans que le grand public et les
médias n’en sachent rien. On peut désormais aborder les arguments les plus
controversés, en les adressant seulement à ceux qui y sont sensibles, sans
prendre le risque de perdre le soutien des autres électeurs qui pensent
différemment.
Étant donné que la grande partie de cette activité se déroule sur les
réseaux sociaux, cela implique, au moins en apparence, une communication
entre pairs plutôt qu’un message officiel provenant du haut – ce type de
propagande virale échappe à n’importe quelle forme de contrôle et de fact
checking. Si par hasard elle devait être révélée, sa paternité pourrait être
facilement reniée par l’acteur politique qui en est à l’origine. Le résultat
étant ce que certains ont commencé à définir comme une « dog whistle
politics », la politique du sifflet à chien où seulement certains perçoivent et
comprennent l’appel, tandis que les autres n’entendent rien.
Sur ce versant, la campagne de Trump de 2016 a fait un grand pas en
avant. À travers un investissement massif sur Facebook, et grâce à l’équipe
de techniciens gentiment mise à disposition par la société de Mark
Zuckerberg, les spin doctors digitaux de Donald ont testé 5,9 millions de
messages différents, contre les 66 000 de Hillary, mettant ainsi en pratique,
de manière compulsive, le processus d’optimisation continue dont parlait
Ereditato. Mais, la campagne de Trump ne s’est pas contentée d’utiliser les
Big Data pour élaborer les messages les plus efficaces destinés à ses propres
soutiens. Elle a aussi mis en place un dispositif massif pour décourager les
électeurs démocrates de se rendre aux urnes, en se concentrant en
particulier sur trois cibles : les libéraux idéalistes, blancs, qui avaient
soutenu la campagne de Bernie Sanders, le rival démocrate de Hillary
pendant les primaires ; les jeunes femmes âgées de dix-huit à trente-
cinq ans ; et les Afro-Américains vivant dans les quartiers difficiles des
grandes villes.
Les premiers ont été bombardés de messages qui soulignaient les liens de
Hillary avec la communauté financière, les affaires obscures de la fondation
de son mari et toutes les informations, vraies ou fausses, qui pouvaient
accréditer l’image d’une candidate avide et corrompue, irrémédiablement
compromise avec le « parti de Davos ».
Concernant les jeunes femmes, la campagne de Trump n’a cessé de leur
rappeler les scandales sexuels qui ont émaillé la carrière politique de Bill –
et dont elles n’étaient pas forcément au courant, vu que les faits remontent
à dix, quinze ans – en présentant Hillary comme une complice d’un mari
vicieux, par pure faiblesse, voire par son ambition sans bornes.
Enfin, les Afro-Américains des ghettos urbains ont été la cible de
messages leur rappelant la réforme des allocations sociales de Bill Clinton –
qui a introduit la fin des aides sans conditions – et un discours de Hillary
au cours duquel elle avait décrit une certaine catégorie d’hommes de
couleur comme des « super prédateurs » qu’il fallait « mettre à genoux ».
La part légale de ces efforts – celle qui utilisait des vidéos et informations
réelles – a été menée directement depuis le quartier général de la campagne
digitale de Trump, à San Antonio, au Texas. Tandis que la partie obscure,
fondée sur la manipulation et les fake news, qui a joué un rôle essentiel, a
été gérée de manière non coordonnée par des tiers, des blogueurs et des
sites d’information de la droite alternative, en Amérique et également,
paraît-il, dans des lieux plus inattendus comme la Macédoine et Saint-
Pétersbourg. De ce magma indéfini ont émergé les attaques les plus
absurdes – et les plus suivies – contre la candidate démocrate, de
l’accusation d’avoir vendu des armes à Daesh à celle de gérer un réseau de
pédophiles basé dans la cave d’une des pizzerias les plus populaires de
Washington.
Le résultat de tout ce travail est que, le jour des élections, beaucoup
d’électeurs démocrates sont restés à la maison, ouvrant les portes de la
Maison Blanche aux soutiens de Trump, même s’ils ne représentaient
qu’une nette minorité de l’électorat pris dans son ensemble.
Au-delà des cas particuliers, qui ont fait l’objet de nombreuses enquêtes
journalistiques ou judiciaires, il est possible de tirer au moins deux
conclusions de caractère plus général.
Premièrement : une machine surpuissante, conçue à l’origine pour cibler
avec une précision incroyable chaque consommateur, ses goûts et ses
aspirations, a fait irruption en politique.
À l’origine, cette machine n’a pas été conçue pour atteindre des objectifs
politiques, mais plutôt commerciaux. Facebook et les autres réseaux
sociaux sont des plateformes publicitaires qui mettent à disposition
des entreprises des instruments extraordinairement avancés pour atteindre
leurs clients. Mais, une fois créée, il est clair que cette machine peut
également être utilisée à des fins politiques, comme cela s’est produit au
cours des dernières années. Et, étant donné que les réseaux sociaux ne sont
que de purs engins commerciaux, ils ne sont pas équipés, et n’en ont pas
l’intérêt, pour empêcher les dérives et les abus dans ce domaine.
La seule chose qui les intéresse est l’engagement, le temps que chaque
utilisateur passe sur la plateforme. Que cette valeur augmente en le
bombardant de poèmes de Rainer Maria Rilke ou de fake news antisémites,
peu importe pour Facebook. Au contraire, étant donné que son business
model se fonde sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un organe d’information –
sinon il devrait répondre devant la justice des contenus qu’il publie –
Facebook doit à tout prix rester neutre en matière de contenus. Pour la
plateforme, Rilke et les négationnistes sont égaux et doivent rester égaux,
faute de quoi tout l’édifice sur lequel se fonde l’empire de Zuckerberg
s’écroulerait.
Deuxièmement : grâce à cette machine, les campagnes électorales
deviennent de plus en plus des guerres entre software, durant lesquelles les
opposants s’affrontent à l’aide d’armes conventionnelles (messages publics
et informations véridiques) et d’armes non conventionnelles (manipulations
et fake news) avec l’objectif d’obtenir deux résultats : multiplier et
mobiliser leurs soutiens, et démobiliser ceux des autres.
Ce match n’a pas encore pris la place du jeu politique traditionnel, mais il
est en train de prendre de l’importance et a déjà commencé à impacter
visiblement notre société.
Dans le vieux système, chaque leader politique ne disposait que
d’instruments fort limités pour segmenter ses électeurs. Il pouvait envoyer
des messages spécifiques à certaines catégories de base – les syndicats, les
petits entrepreneurs et les femmes au foyer –, mais pour ce faire il devait le
faire publiquement. Quiconque voulait créer un consensus majoritaire – et
pas seulement de niche – était contraint de s’adresser à l’électeur moyen
avec des messages modérés, sur lesquels pouvait converger le plus grand
nombre de personnes possible.
Le jeu démocratique traditionnel avait donc une tendance centripète :
gagnait celui qui réussissait à occuper le centre de l’échiquier politique.
Le monde des physiciens fonctionne différemment. Ici, pour créer le
consensus, le fait de mettre au point un projet politique capable de
convaincre tout le monde compte beaucoup moins, vu que, comme le
prophétisait Michel Foucault il y a quatre décennies, la foule, masse
compacte, a été abolie au profit d’une réunion d’individus séparés, chacun
d’entre eux pouvant être suivi dans les moindres détails.
Dans une telle situation, l’objectif est désormais d’identifier les thèmes
qui comptent pour chacun, pour ensuite les exploiter à travers une
campagne de communication individualisée. La science des physiciens
permet à des campagnes contradictoires de coexister en paix, sans jamais se
rencontrer, jusqu’au moment du vote. Dans le nouveau monde, la politique
devient donc centrifuge. Il ne s’agit plus d’unir les électeurs autour du plus
petit dénominateur commun, mais au contraire d’enflammer les passions du
plus grand nombre de groupuscules possible pour ensuite les additionner –
même à leur insu. Les inévitables contradictions contenues dans les
messages adressés aux uns et aux autres resteront de toute façon invisibles
aux yeux des médias et de l’ensemble du public.
Le raisonnement vaut aussi bien pour les communautés les plus
inoffensives, les collectionneurs de timbres et les passionnés de kitesurf,
que pour les plus dangereuses, les fanatiques religieux et les membres du
Ku-Klux-Klan. Si le mouvement convergent de la vieille politique
marginalisait les extrémistes, la logique centrifuge de la politique des
physiciens les valorise. Elle ne les met pas au centre, parce que le centre
n’existe plus, mais elle leur offre un espace et des réponses.
Une dynamique économique qui suit la même logique vient également
renforcer cette tendance. Jusqu’il y a quelques années, a noté Nick Cohen
dans le Spectator, être un extrémiste en politique n’était pas commode. Pour
être un maoïste ou un nazi, il fallait avoir une fortune de famille comme
Oswald Mosley ou se résigner à vivre de privations. Aujourd’hui, au
contraire, Internet a ouvert un monde d’opportunités économiques pour les
propagateurs de haine. Le propagandiste antimusulmans Tommy Robinson
gagne 4 000 livres par mois grâce au trafic généré par ses sermons
incendiaires et il en a récolté 100 000 sur un site de crowdfunding pour
équiper un studio radiophonique. À l’inverse, la logique des nouveaux
médias, qui mettent l’accent sur les contenus capables de susciter les
émotions les plus fortes, crée des obstacles pour les penseurs modérés qui
ont plus de difficultés à générer du trafic sur Internet et, en conséquence,
des revenus satisfaisants pour eux et pour les médias qui les hébergent.
Dans un environnement de ce type, le comportement des leaders et des
partis tend à se modifier. Même pour les partis « classiques », la motivation
à élaborer une plateforme cohérente et un message unique capable
d’intercepter l’électeur moyen s’amenuise, tandis que croît la tentation de
multiplier les signaux, même contradictoires, pour capturer les groupes plus
disparates. Comme on l’observe très clairement dans le cas du Mouvement
5 Étoiles, le leader et le parti se transforment en un algorithme, sans ligne
propre définie, mais capable d’interpréter les demandes les plus diverses
grâce à la boussole des données. Durant la campagne de 2016, la
mathématicienne Cathy O’Neil a observé que, au-delà de l’usage des
données, Trump lui-même se comportait au fond comme une espèce
d’algorithme en chair et os, tweetant et bombardant le public de
commentaires de tous genres pour ensuite les modifier selon les réactions.
Comme le Revizor de Gogol, le leader politique devient « un homme
creux » : « Les thèmes de sa conversation lui sont donnés par ceux qui
l’interrogent : ce sont eux qui lui mettent les mots dans la bouche et créent
la conversation. » L’unique valeur ajoutée qu’on lui demande est celle du
spectaculaire. « Never be boring » est la seule règle que Trump suit
rigoureusement, produisant chaque jour un coup de théâtre, tel le
cliffhanger d’une série télévisée qui contraint le public à rester collé à
l’écran pour voir l’épisode suivant. Au fond, le mérite historique de Trump
a surtout été celui de comprendre que la campagne présidentielle était un
show télévisé très médiocre. Et cela vaut toujours aujourd’hui pour le
Donald version Commander in Chief. Beppe Grillo a lui aussi appliqué la
même méthode pendant des années. Ses meetings étaient des one man
shows auxquels le public participait comme s’il était au théâtre : on s’y
indignait, on était parfois ému, mais surtout on riait beaucoup. Et tout cela
gratuitement…
Aujourd’hui, les princes du mouvement populiste mondial appliquent
tous le même principe. Chaque jour porte son coup d’éclat : les tweets choc
de Trump, les mises en scène théâtrales de Nigel Farage, les posts Facebook
de Matteo Salvini ; on a à peine le temps de commenter un événement qu’il
est déjà éclipsé par un autre. Au sein de ce processus, la cohérence et la
véridicité comptent bien moins que l’ampleur de la résonance, qui couvre le
spectre entier des opinions – partant de celles qui se revendiquaient il y a
peu de la gauche radicale à celles qui appartiennent à l’extrême droite. Sans
aucune intention de les modérer, ni de les synthétiser, mais au contraire en
les radicalisant pour ensuite les additionner, selon la logique du statisticien
qui, pour trouver la température moyenne optimale, glisse la tête dans le
four et les pieds dans le congélateur.
Bien avant Internet et les réseaux sociaux, Peter Gay a raconté de
manière magistrale la crise de la République de Weimar comme un
effondrement du centre de l’échiquier politique au cours duquel les partis
modérés du centre ont été remplacés par les extrémistes. Aujourd’hui, les
nouveaux instruments digitaux ne font qu’accélérer et renforcer la même
tendance, qui se manifeste dans toutes les périodes de crise et de
délégitimation des classes dirigeantes.
Nous sommes ainsi en train de redécouvrir la manière dont les minorités
intolérantes peuvent déterminer le cours de l’histoire. « Comment en arrive-
t-on à ce que certains livres soient interdits (ou brûlés…) ? se demande
Nassim Nicholas Taleb. Certainement pas parce qu’ils offensent le commun
des mortels – la majorité des personnes est passive et n’y accorde pas une
grande importance, ou du moins pas assez pour en demander l’interdiction.
Selon l’expérience, il suffit de quelques activistes motivés pour interdire
certains livres, ou mettre sur liste noire certaines personnes. » Ceci se
produit parce qu’une minorité intolérante, même restreinte, est totalement
inflexible et ne peut changer d’idée, tandis qu’une partie significative du
reste de l’opinion est plus malléable. Compte tenu des bonnes conditions, et
si le prix n’est pas trop élevé, cette dernière peut décider de s’aligner sur la
minorité intolérante, en donnant raison, au passage, à John Stuart Mill,
selon qui « pour triompher, le mal n’a besoin que de l’inaction des hommes
de bien ».
Se fondant sur ce principe, le physicien français Serge Galam a été l’un
des seuls à prévoir l’élection de Donald Trump. Alors que tous les
commentateurs répétaient qu’un tel candidat ne pouvait pas gagner et que,
dans tous les cas, une fois les primaires républicaines gagnées, il serait
contraint de se modérer pour se rapprocher du centre, Galam théorisait,
quant à lui, le contraire : « La victoire de Trump dépend à la fois de
l’existence d’une petite minorité d’intolérants et de l’existence d’une large
majorité de personnes tolérantes qui ont refoulé, mais conservé, les
préjugés que Trump veut activer avec ses déclarations provocantes. »
Concrètement, selon Galam, chaque fois que Trump provoque un scandale
avec une affirmation controversée, il galvanise le noyau dur des inflexibles
et envoie un message à tous les autres, faisant ainsi baisser le coût
d’adhésion aux principes des intolérants. « Un doute naît de la
confrontation d’arguments opposés. À ce moment-là, un groupe peut choisir
de suivre Trump, guidé par le préjugé inconscient réactivé, mais sans le
besoin de s’identifier formellement au préjugé. »
Dans ce cadre, l’importance de la minorité intolérante est fondamentale.
Pour qu’un doute puisse se développer au sein de la majorité flexible, il est
nécessaire que l’argument radical obtienne une certaine masse critique de
soutiens. Voilà pourquoi Trump et les autres populistes ne peuvent se
permettre de renoncer à leurs soutiens les plus extrêmes. Ce sont eux qui
constituent la pierre angulaire de la mobilisation en leur faveur.
La logique est celle, bien connue des chercheurs en sciences sociales, de
la théorie du ruissellement. Confrontés à une nouvelle opinion, nous nous
tournons vers les sources et les personnes qui constituent notre propre
entourage de référence : est-ce une opinion acceptable ? Peut-elle être
partagée ? Ou doit-elle être rejetée, car fausse ou trompeuse ? Pour
répondre, nous nous adressons aux autres parce que cela fait partie de notre
nature d’animaux sociaux. Et parce que, dans le fond, c’est la chose la plus
rationnelle à faire. Sur la majorité des questions, nous ne possédons pas
d’informations de première main, nous devons nous fier à ce qui nous
semble être l’opinion dominante. Nous n’avons pas vérifié personnellement
que la terre tourne autour du soleil, que les nazis ont exterminé six millions
de juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, ou que les vaccins ont
éradiqué les pires maladies de l’histoire de l’humanité, mais nous vivons
dans des sociétés dans lesquelles, au moins jusqu’à des temps très récents,
ces faits étaient largement partagés.
Le seuil de résistance face à une nouvelle information ou à une nouvelle
opinion varie d’une personne à une autre. Certains l’acceptent plus
facilement parce que cela coïncide avec les convictions qu’ils nourrissaient
déjà, et d’autres ont un seuil de résistance plus élevé. Mais, ce qui est sûr
c’est que plus le nombre de personnes qui adoptent une nouvelle idée
augmente (que les vaccins provoquent l’autisme ou que les réfugiés sont
des terroristes, par exemple) et plus le seuil de résistance de celui qui est
plus difficile à convaincre s’abaisse. Une fois atteinte une certaine masse
critique, il peut arriver que, de manière relativement indolore, une
communauté entière adopte une opinion ou un comportement qui
initialement n’étaient partagés que par une minorité très resserrée. Cela
s’est produit, plusieurs fois, dans l’histoire du XXe siècle. Et cela se voit
aujourd’hui, avec Internet et les réseaux sociaux qui semblent faits exprès
pour accélérer et multiplier les cascades cognitives.
Sur Internet, le noyau des durs et purs – sites, blogs et pages Facebook
des extrémistes – constitue la source première des cascades qui nourrissent
le bassin électoral de Trump, d’Orban et de Salvini. Il peut bien entendu
arriver, de temps en temps, qu’une petite main confectionne de toutes pièces
une fake news, comme il peut arriver que des faux profils et des bots
automatiques contribuent au flux de la cascade. À vrai dire, cela arrive très
souvent. Mais le point essentiel reste que les extrémistes sont devenus, à
tous les égards, le centre du système. Ce sont eux qui donnent le ton de la
discussion.
Si, par le passé, le jeu politique consistait à mettre au point un message
qui unissait, aujourd’hui il s’agit de désunir de la manière la plus éclatante
possible. Pour conquérir une majorité, il ne faut plus converger vers le
centre mais additionner les extrêmes.
Pour revenir à la physique, le problème est qu’un système caractérisé par
un mouvement centrifuge est, forcément, de plus en plus instable. Cela vaut
pour les gaz naturels, comme pour les collectifs humains. Jusqu’à quand
sera-t-il possible de gouverner des sociétés traversées par des poussées
centrifuges toujours plus puissantes ?
Sur le plan économique, la désagrégation a commencé il y a trente ans,
quand la dynamique combinée de l’innovation technologique et de
l’ouverture des marchés a commencé à creuser les inégalités entre les
individus.
Sur le plan de l’information, le processus est plus récent, mais déjà très
avancé. Aujourd’hui, l’idée d’une sphère publique dans laquelle tout le
monde est plus ou moins exposé aux mêmes informations, comme cela se
passait auparavant avec la lecture des journaux et le rituel du journal
télévisé, n’existe presque plus.
Bonne dernière, la politique suit aujourd’hui le même parcours. Elle
passe de la logique centripète qui sous-entendait encore des projets comme
la Troisième Voie de Clinton et Blair ou les différentes formes de
« Compassionate Conservatism » des Bush et Cameron, à une stratégie
centrifuge qui galvanise puis additionne les extrémismes. Le point de
rupture se rapproche dangereusement.
D’autant plus que libérer les animal spirits, les pulsions les plus secrètes
et violentes du public, est relativement facile, tandis que suivre le chemin
inverse est bien plus difficile. Trump, Salvini, Bolsonaro et les autres sont
destinés, tôt ou tard, à décevoir les attentes qu’ils ont générées et à perdre le
consensus de leurs électeurs. Mais le style politique qu’ils ont introduit, fait
de menaces, d’insultes, d’allusions racistes, de mensonges délibérés et de
complots, après être resté pendant des décennies à la marge du système en
occupe désormais le centre. Les nouvelles générations qui observent
aujourd’hui la politique sont en train de recevoir une éducation civique faite
de comportements et de mots d’ordre illibéraux qui conditionneront leurs
attitudes futures. Une fois les tabous brisés, il n’est pas possible de les
recoller : quand les leaders actuels passeront de mode, il est peu probable
que les électeurs, accoutumés aux drogues fortes du national-populisme,
réclament à nouveau la camomille des partis traditionnels. Ils demanderont
quelque chose de nouveau et de peut-être encore plus fort.
CONCLUSION
L’ÂGE DE LA POLITIQUE QUANTIQUE
Ronnie McMiller a consacré sa vie entière aux félins. Depuis plus de
vingt ans, il dirige le Millwood Cat Rescue d’Edwalton pour offrir un refuge
aux chats abandonnés du comté : il les récupère quand ils sont en difficulté
et leur offre un toit en attendant de pouvoir les confier à de nouvelles
familles, qui ne manquent pas dans la région vu la passion indéfectible des
Britanniques pour les animaux domestiques.
Mais, dernièrement, Ronnie a relevé un étrange phénomène. Parmi les
félins qu’il accueille, la proportion de chats noirs a augmenté de façon
démesurée. Ils sont plus nombreux qu’auparavant, et ils se révèlent
beaucoup plus difficiles à replacer dans les familles qui cherchent un animal
de compagnie.
Ronnie est perplexe. Les chats noirs ont toujours eu mauvaise réputation,
à cause des histoires de mauvais sort et de sorcellerie, mais ces idées
semblaient définitivement dépassées. Les anciennes superstitions seraient-
elles de retour ? À y regarder de plus près, cependant, le phénomène ne
concerne pas que les chats noirs, mais en général tous ceux qui ont le pelage
foncé. Pour une raison quelconque, les gens semblent davantage vouloir
s’en défaire et ne souhaitent plus en adopter. « Vous n’en avez pas
d’autres ? » lui demande-t-on quand il propose à un enfant de ramener chez
lui un joli chaton noir ou tigré marron.
Pour Ronnie cette histoire reste un mystère, notamment parce qu’il a plus
de soixante-dix ans et que certaines choses ne peuvent pas lui venir à
l’esprit. Mais, un jour, quelqu’un lui donne enfin l’explication, sans gêne
apparente, comme si c’était tout à fait normal : « En fait, tu vois, les chats
foncés ne ressortent pas bien dans les selfies. On ne distingue pas les
formes, ils apparaissent comme une sorte de tache informe. Et qui a envie
de se montrer avec dans les bras un petit monstre noiraud, alors que les
chatons blancs et roux sont si photogéniques ? »
Ronnie en reste bouche bée. Puis il s’énerve : comment est-ce possible
que la malédiction qui pèse sur les chats noirs depuis les siècles obscurs du
Moyen Âge soit destinée à se perpétuer pour un motif aussi stupide ? C’est
ainsi qu’il prend son téléphone et signale le phénomène à la Royal Society
for the Prevention of Cruelty to Animals, la vénérable institution qui, depuis
près de deux siècles, veille sur le bien-être de la faune qui a le privilège de
vivre au Royaume-Uni. Et là, deuxième surprise.
Le cas d’Edwalton est loin d’être isolé. Car c’est le pays tout entier qui
s’est dressé contre les chats noirs. Selon les données de la RSPCA, les trois
quarts des félins hébergés dans les refuges britanniques sont de couleur
foncée, une proportion en croissance constante ces dernières années. Sur
l’ensemble du territoire national, les sujets de Sa Majesté, occupés à se
photographier de façon frénétique, comme tous les habitants de la terre,
rejettent en masse les chats les moins photogéniques. Mais, les victimes de
la culture du selfie ne se comptent pas que parmi les félins.
À l’ère du narcissisme de masse, la démocratie représentative risque de
se retrouver plus ou moins dans la même situation que les chats noirs. En
effet, son principe fondamental, l’intermédiation, contraste de façon
radicale avec l’esprit du temps et avec les nouvelles technologies qui
rendent possible la désintermédiation dans tous les domaines. Ainsi, ses
temps, forcément longs car fondés sur l’exigence d’élaborer des
compromis, suscitent l’indignation de consommateurs habitués à voir leurs
exigences satisfaites en un clic. Et même dans les détails, la démocratie
représentative apparaît comme une machine conçue pour blesser l’ego des
accros aux selfies. Comment ça, le vote est secret ? Les nouvelles
conventions consentent, ou plutôt prétendent, à ce que chacun se
photographie en n’importe quelle occasion, du concert de rock à
l’enterrement. Mais si tu essaies de le faire dans l’isoloir on annule tout ?
Ce n’est pas le traitement auquel nous ont habitués Amazon et les réseaux
sociaux !
Les nouveaux mouvements populaires et nationalistes naissent aussi de
cette insatisfaction et ce n’est pas un hasard s’ils placent presque toujours
au centre de leur programme l’idée de faire subir à la démocratie
représentative la même fin que le chat noir.
Comme nous l’avons vu, l’instauration d’une démocratie directe
électronique qui prendrait la place du vieux système parlementaire est la
raison d’être du Mouvement 5 Étoiles, la grande idée de Gianroberto
Casaleggio à laquelle son fils ne semble pas avoir renoncé. Le
gouvernement de Mister Conte a d’ailleurs inauguré l’étrange oxymore
d’un « Ministre en charge des Relations avec le parlement et de la
Démocratie directe ». À leur tour, les Gilets jaunes français ont fait du
référendum d’initiative citoyenne dans tous les domaines le cœur de leur
proposition politique.
Mais, avant les programmes, il faut bien voir que le dépassement de la
démocratie représentative est déjà dans l’offre de participation que les
nouveaux mouvements populistes proposent à leurs adhérents. Cet aspect
échappe presque toujours aux observateurs, et pourtant il est fondamental
pour comprendre la force d’attraction de ces mouvements. Si la volonté de
participer provient presque toujours de la rage, l’expérience de la
participation aux 5 Étoiles, à la révolution trumpienne ou encore aux Gilets
jaunes est une expérience très gratifiante, et souvent joyeuse.
Les images des Gilets jaunes qui ont fait le tour du monde sont celles des
violences sur les Champs-Élysées et des saccages de magasins. Mais, sur
les réseaux sociaux, on a aussi vu de nombreuses scènes de fête, avec des
manifestants dansant sur les ronds-points au rythme de mélodies
folkloriques et s’amusant à se moquer les uns des autres. Pour celui qui vit
dans des conditions de réel isolement, adhérer au carnaval populiste signifie
faire partie d’une communauté et, dans un certain sens, changer de vie,
même si les objectifs politiques de l’initiative ne sont pas atteints.
Dans la rhétorique des 5 Étoiles, comme dans les rassemblements de
Trump, on trouve un genre de leçon de développement personnel qui
prétend libérer les énergies de l’individu, trop longtemps réprimées. « La
clé du succès de Trump, écrit Matt Taibbi, est l’idée selon laquelle les
vieilles règles de bienséance sont pour les perdants qui n’ont pas le cœur, le
courage et la “Trumpitude” pour être tout simplement eux-mêmes. » C’est
un message libérateur, puissant, parfaitement en ligne avec l’ère du
narcissisme de masse.
Au-delà de la dimension physique, c’est sur le terrain virtuel que
l’adhésion aux mouvements nationaux-populistes trouve sa réalisation la
plus complète. Là, les algorithmes mis au point par les ingénieurs du chaos
donnent à chacun l’impression d’être au cœur d’un soulèvement historique,
et d’être enfin devenu l’acteur d’une histoire qu’il croyait être condamné à
subir passivement.
« Take back control », le slogan du Brexit, qui est l’argument principal de
tous les mouvements nationaux-populistes, se fonde sur un instinct primitif
de l’être humain. En interrogeant les survivants des camps de concentration,
Bruno Bettelheim a découvert que ceux qui avaient survécu étaient surtout
ceux qui étaient arrivés à établir une aire de contrôle, même imaginaire, sur
leur vie quotidienne dans les camps. Les psychologues qui étudient les
personnes âgées dans les maisons de retraite ont fait le même constat. Si on
laisse la possibilité aux hôtes de ces structures de choisir ne fût-ce qu’un
tableau ou de déplacer un meuble, ils vivront mieux et plus longtemps que
s’ils doivent se soumettre à des conditions de vie indépendantes de leur
volonté.
Ce désir de maîtrise est si fort qu’il nous accompagne même quand nous
prétendons nous abandonner au hasard. Celui qui joue aux dés, par
exemple, veut les lancer lui-même. Et, dans le cas où le résultat serait tenu
secret, il est prêt à parier des sommes beaucoup plus élevées avant de les
lancer plutôt qu’après. La même chose vaut pour les autres jeux. Qui achète
un billet de loterie veut le choisir. Qui lance une pièce de monnaie en l’air
préfère le faire lui-même. C’est toute l’importance du contrôle, un instinct
tellement ancré dans l’homme qu’il ne l’abandonne jamais, même quand il
joue à la roulette.
Par essence, la démocratie n’est rien d’autre que cela. Un système qui
permet aux membres d’une communauté d’exercer un contrôle sur leur
propre destin. De ne pas se sentir à la merci des événements ou d’une
quelconque force supérieure. D’assurer la dignité d’individus autonomes,
responsables de leurs choix et de leurs conséquences. Voilà pourquoi on ne
peut pas fermer les yeux si, un peu partout, les électeurs ont le sentiment
d’avoir perdu le contrôle de leur destinée, à cause de forces qui menacent
leur bien-être sans que les classes dirigeantes bougent le petit doigt pour les
aider.
Les ingénieurs du chaos ont compris que ce mal-être pouvait se
transformer en une formidable ressource politique et ils ont utilisé leur
magie, plus ou moins noire, pour le multiplier et le diriger dans la direction
qui convenait à leurs fins. En termes de programme, la réponse que les
nationaux-populistes apportent à la perte de contrôle est ancienne : la
fermeture. Fermer les frontières, abolir les traités de libre échange, protéger
ceux qui se trouvent à l’intérieur en érigeant un mur, métaphorique ou réel,
par rapport au monde extérieur. Mais, comme nous avons tenté de le
montrer jusqu’ici, en termes de formes et d’instruments, les ingénieurs du
chaos ont pris une longueur d’avance. Pour reprendre la phrase de Woody
Allen : dans l’ère du narcissisme technologique, « les méchants ont sans
doute compris quelque chose que les gentils ignorent ».
Le personnage de Dominic Cummings, interprété par Benedict
Cumberbatch dans une fiction remarquable consacrée au Brexit, résume
bien la façon dont la rage contemporaine peut être exploitée grace aux
nouvelles technologies : « C’est comme si nous nous trouvions sur une
plateforme pétrolière, il y a toutes ces poches d’énergie cachées,
accumulées pendant des années dans les profondeurs sous-marines. Tout ce
que nous avons à faire c’est de découvrir où elles se trouvent, de creuser et
d’ouvrir la vanne pour libérer la pression. »
Pour obtenir ce résultat, les ingénieurs du chaos ont quelques fois utilisé
des moyens illégaux. La campagne du Brexit est aujourd’hui sous enquête
pour l’usage des données récoltée par l’entreprise AggregateHQ, qui ont
permis d’adresser plus d’un milliard de messages personnalisés aux
électeurs britanniques pendant la campagne.
Mais, au-delà des abus, la force des ingénieurs du chaos a surtout été de
se rappeler que la politique n’est pas faite que de chiffres et d’intérêts. Il se
peut que nous soyons entrés dans un monde nouveau, mais certains
fondamentaux restent les mêmes. Il ne suffit pas d’être les premiers de la
classe pour gagner, il faut savoir tracer la voie et, surtout, réveiller les
passions. La capacité de leadership et la force d’une vision politique restent
déterminantes. Il ne peut pas y avoir de projet politique victorieux qui ne
porte pas en soi l’envie contagieuse de vouloir transformer la réalité, fût-ce
pour revenir en arrière comme le souhaitent la plupart des nationaux-
populistes.
En une génération, les progressistes sont passés de « prenez vos rêves
pour la réalité » à « prenez la réalité pour votre rêve ». Au cours de son
mandat, par son admission même, Barack Obama a fait la transition de
« yes we can », le slogan de ses débuts, à « don’t do stupid stuff » – ne fais
pas de conneries – sa règle de conduite à la Maison Blanche.
Les forces modérées, progressistes et libérales, continueront de reculer
tant qu’elle ne parviendront pas à proposer une vision motivante du futur,
capable d’apporter une réponse convaincante à ce que Dominique Reynié
appelle la « crise patrimoniale » – la crainte désormais répandue de perdre à
la fois son patrimoine matériel, ou son niveau de vie, et son patrimoine
immatériel, ou son style de vie.
Le but de ce livre, je le répète, n’est pas de nier l’importance des
réponses concrètes à apporter à cette crise. Mais l’histoire nous enseigne
que le plus grand réformateur du XXe siècle, Franklin Delano Roosevelt, a
lui-même choisi de combiner sa vision politique avec une façon différente
d’appréhender la communication politique – ce qui lui a permis d’empêcher
le triomphe des populistes de son époque. Au début des années 1930, le
New Deal marque aussi la naissance d’une New Politics, une nouvelle
politique qui intègre les techniques de marketing et de publicité
développées dans le secteur privé pour répondre aux attentes et aux
exigences des électeurs. C’est d’ailleurs à cette époque qu’apparaissent les
premiers spin doctors modernes, dont nos ingénieurs du chaos sont de
lointains imitateurs.
Aujourd’hui, l’irruption d’Internet et des réseaux sociaux en politique
change encore une fois les règles du jeu et, paradoxalement, tout en se
fondant sur des calculs de plus en plus sophistiqués, elle risque de produire
des effets toujours plus imprévisibles et irrationnels. Interpréter cette
transformation requiert un véritable changement de paradigme. Un peu
comme les savants du siècle dernier qui ont été contraints d’abandonner les
certitudes, confortables mais trompeuses, de la physique newtonienne pour
commencer à explorer la mécanique quantique, inquiétante mais capable de
mieux décrire la réalité, nous devons désormais accepter la fin des vieilles
logiques politiques.
En son temps, la physique newtonienne était fondée sur l’observation à
l’œil nu ou par télescope. Elle décrivait un univers mécanique, régi par des
lois immuables, dans lequel certaines causes produisaient certaines
conséquences. Au début du XXe siècle, les savants pensaient encore que
l’unité ultime et indivisible de la matière était représentée par l’atome, une
particule dotée de propriétés stables et donc prévisible dans chacun de ses
comportements. Mais les découvertes de Max Planck et des autres
fondateurs de la physique quantique sont venues chambouler cette vision
apaisée de la réalité.
Nous savons aujourd’hui que les atomes peuvent être scindés et qu’ils
renferment des particules dont le comportement est largement imprévisible
– elles bougent au gré du hasard et ont une identité tellement faible que le
seul fait de les observer modifie leur comportement.
La physique quantique est parsemée de paradoxes et de phénomènes qui
défient les lois de la rationalité scientifique. Elle nous révèle un monde dans
lequel rien n’est stable et où une réalité objective ne peut pas exister – parce
que, inévitablement, chaque observateur la modifie sur la base de son point
de vue personnel. Dans cette dimension, les interactions sont plus
importantes des propriétés de chaque objet, et plusieurs vérités
contradictoires peuvent coexister sans que l’une infirme nécessairement
l’autre.
De façon analogue, la politique newtonienne était adaptée à un monde
plus ou moins rationnel, contrôlable, dans lequel à une action correspondait
une réaction et où les électeurs pouvaient être considérés comme des
atomes dotés d’appartenances idéologiques, de classe ou de territoire,
desquelles dérivaient des choix politiques définis et constants. D’une
certaine manière, la démocratie libérale est une construction newtonienne,
fondée sur la séparation des pouvoirs et sur l’idée qu’il est possible, pour
les gouvernants et pour les gouvernés, de prendre des décisions rationnelles,
basées sur une réalité plus ou moins objective. Poussée à son extrême, c’est
l’approche qui a pu conduire, au lendemain de la chute du mur de Berlin,
Francis Fukuyama à proclamer la fin de l’Histoire.
Avec la politique quantique, la réalité objective n’existe pas. Chaque
chose se définit, provisoirement, en relation avec quelque chose d’autre et,
surtout, chaque observateur détermine sa propre réalité. Dans le nouveau
monde, comme disait l’ancien président de Google, Eric Schmidt, il est de
plus en plus rare d’accéder à des contenus qui ne soient pas taillés sur
mesure. Les algorithmes d’Apple, de Facebook, et de Google lui-même font
en sorte que chacun d’entre nous reçoive les informations qui l’intéressent.
Et si, comme le dit Zuckerberg, nous sommes davantage intéressés par un
écureuil agrippé à l’arbre devant chez nous que par la faim en Afrique,
l’algorithme fera en sorte de nous bombarder de nouvelles sur les rongeurs
du quartier, éliminant ainsi toute référence à ce qui se passe de l’autre côté
de la Méditerranée.
Ainsi, dans la politique quantique, la version du monde que chacun de
nous voit est littéralement invisible aux yeux des autres. Ce qui écarte de
plus en plus la possibilité d’une entente. Selon la sagesse populaire, pour
s’entendre il faudrait « se mettre à la place de l’autre », mais dans la réalité
des algorithmes cette opération est devenue impossible. Chacun d’entre
nous marche dans sa propre bulle, à l’intérieur de laquelle certaines voix se
font entendre mais pas d’autres et certains faits existent mais pas d’autres.
Et nous n’avons aucune possibilité d’en sortir et encore moins de l’échanger
avec une autre personne. « Nous semblons fous les uns pour les autres », dit
Jaron Lanier, et c’est bien vrai. Car ce ne sont plus nos opinions sur les faits
qui nous divisent, mais les faits eux-mêmes.
Dans la vieille politique newtonienne, l’avertissement de Daniel Patrick
Moynihan, « Chacun a droit à ses propres opinions, mais pas à ses propres
faits », pouvait encore avoir de la valeur, mais dans la politique quantique
ce principe n’est plus viable. Et tous ceux qui s’évertuent à le réhabiliter
contre les Salvini et les Trump sont destinés à perdre.
La politique quantique est pleine de paradoxes : des milliardaires
deviennent les porte-drapeaux de la colère des déshérités, des décideurs
publics font de l’ignorance un étendard, des ministres contestent les
données de leur propre administration. Le droit de se contredire et de s’en
aller, que Baudelaire invoquait pour les artistes, est devenu, pour les
nouveaux politiques, le droit de se contredire et de rester, soutenant tout et
son contraire dans une succession de tweets et de directs Facebook qui
construit, brique après brique, une réalité parallèle pour chacun de leurs
followers.
Dès lors, s’époumoner pour réclamer le respect des vieilles règles du jeu
de la politique newtonienne ne sert pas à grand-chose. « La mécanique
quantique, a écrit Antonio Ereditato dans son dernier livre, est une théorie
physique indigeste parce qu’elle entre en conflit de manière dramatique
avec notre intuition et avec la manière dont nous avons été habitués à voir
le monde pendant des siècles. » Et pourtant, les physiciens n’ont pas baissé
les bras. Armés de patience et de curiosité, ils ont commencé à explorer les
coordonnées du nouveau monde dans lequel les découvertes de Max Planck
et compagnie les avaient précipités.
En politique, cette attitude coïncide très exactement avec l’esprit invoqué
par un autre grand réformateur, John Maynard Keynes, quand, au lendemain
de la Première Guerre mondiale et de la révolution soviétique, il s’adressait
aux jeunes libéraux réunis pour leur Summer School :
« Presque toute la sagesse de nos hommes d’État a été fondée sur des
présupposés qui étaient vrais à une époque, ou en partie vrais, et qui le sont
chaque jour un peu moins. Nous devons inventer une nouvelle sagesse pour
une nouvelle époque. Et en même temps, si nous voulons reconstruire
quelque chose de bien, nous allons devoir apparaître hérétiques,
inopportuns, dangereux et désobéissants aux yeux de tous ceux qui nous ont
précédés. »
C’est de cet esprit, à la fois créateur et subversif, que devront s’emparer
tous les démocrates pour réinventer les formes et les contenus de la
politique des prochaines années, s’ils veulent être capables de défendre
leurs valeurs et leurs idées à l’âge de la politique quantique.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
Introduction
Toutes les citations de Goethe par Johann Wolfang Goethe, Voyage en
Italie (1786-1788), Milan, Rizzoli, 2007.
Pour une reconstruction des caractères fondamentaux du style
carnavalesque : Mikhail Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la
culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard,
1982.
Pour une lecture carnavalesque du populisme : David Brooks, « The Lord
of Misrule », in The New York Times, 17 janvier 2017 ; Elizaveta Gaufman,
« The Trump Carnival : Popular Appeal in the Age of Misinformation », in
International Relations, I-20, 2018.
La citation du Financial Times ouvre l’éditorial non signé « Rome opens
its gates to the modern barbarians », du 14 mai 2018.
Toutes les citations de Dominic Cummings présentes dans le livre sont
extraites de son blog : https://dominiccummings.com.
La citation de Milo Yiannopoulos est extraite de sa vidéo « The Politics
of Halloween » : https://www.youtube.com/watch?v=e_muE9faO_g.
La citation de Mencius Moldbug est extraite de : Jaron Lanier, Ten
Arguments For Deleting Your Social Media Accounts Right Now, Londres,
The Bodley Head, 2018.
Sur le populisme digital : Francis Brochet, Démocratie smartphone : Le
populisme numérique, de Trump à Macron, Paris, François Bourin, 2017 ;
Alessandro Dal Lago, Populismo digitale : La crisi, la rete e la nuova
destra, Milan, Raffaello Cortina, 2017 ; Massimiliano Panarari, Uno non
vale uno : Democrazia diretta e altri miti d’oggi, Venise, Marsilio, 2018.
Le livre de George Osborne est The Age of Unreason, Londres, William
Collins, 2019.
1. La Silicon Valley du populisme
La version intégrale de mon entretien avec Steve Bannon a été publiée
dans Il Foglio du 1er octobre 2018 sous le titre « Il diavolo veste Bannon ».
Pour une reconstruction détaillée du parcours de Steve Bannon : Joshua
Green, Devil’s Bargain. Steve Bannon, Donald Trump and the Nationalist
Uprising, New York, Penguin Press, 2017.
Le comte de Ennio Flaiano : Un marziano a Roma, in Diario notturno,
Milano, Adelphi, 1994.
La citation de Mark Lilla est extraite de : Mark Lilla, The Shipwrecked
Mind : On Political Reaction, New York, New York Review Books, 2016.
La citation de Winston Churchill est extraite de The Times, 21 janvier
1927.
La citation de Francesco Saverio Borrelli est extraite de Giovanni Orsina,
La democrazia del narcisismo. Breve storia dell’antipolitica, Venise,
Marsilio, 2018, p. 151.
Pour une analyse de l’Italie comme laboratoire politique contemporain :
Ilvo Diamanti – Marc Lazar, Popolocrazia : La metamorfosi delle nostre
democrazie, Bari, Laterza, 2018.
2. Le Netflix de la politique
Le récit de la première rencontre entre Beppe Grillo et Gianroberto
Casaleggio est extrait de la préface de Beppe Grillo dans le livre :
Gianroberto Casaleggio, Web Ergo Sum, Milan, Sperling & Kupfer, 2004.
J’ai déjà écrit sur le Mouvement 5 Étoiles dans le livre La rabbia e
l’algoritmo : Il grillismo preso sul serio, Venise, Marsilio, 2017.
D’autres analyses du Mouvement sont proposées dans : Obsolete
Capitalism (édité par), Nascita del populismo digitale. Masse, potere e
postdemocrazia nel XXI secolo, Obsolete Capitalism Free Press, 2014 ;
Giuliano Santoro, Breaking Beppe. Dal Grillo qualunque alla Guerra civile
simulata, Rome, Lit Edizioni, 2014 ; Federico Mello, Un altro blog è
possibile. Democrazia e internet ai tempi di Beppe Grillo, Reggio Emilia,
Imprimatur, 2014 ; Jacopo Iacoboni, L’esperimento. Inchiesta sul
Movimento 5 Stelle, Bari, Laterza, 2018. Presque toutes les citations de
Grillo et de Casaleggio présentes dans l’ouvrage sont extraites de ces textes,
mais aussi du Blog www.beppegrillo.it et de Nicola Biondo e Marco
Canestrari, Supernova, Milan, Salani, 2018.
Le livre de Davide Casaleggio cité est : Davide Casaleggio, Tu Sei Rete.
La rivoluzione del business, del marketing e della politica attraverso le reti
sociali, Milan, Casaleggio Associati, 2012.
Le parallèle entre le Mouvement 5 Étoiles et Netflix se trouve dans
l’entretien donné par Davide Casaleggio au Corriere della Sera, le 3 avril
2017.
3. Waldo à la conquête de la planète
La thèse sur la rage est développée dans : Peter Sloterdijk, Colère et
temps, Paris, Libella-Maren Sell, 2007.
Les slogans punitifs sont mentionnés par Simon Kuper, « Populists and
the glee of punishment », in The Financial Times, samedi 25 mars /
dimanche 26 mars 2017.
La citation de Jonathan Franzen est extraite de : Francesco Pacifico,
« Jonathan Franzen racconta Donald Trump », in IL – Idee e Lifestyle del
Sole 24 Ore, 9 mars 2017.
Sur le rejet des élites lié aux nouvelles technologies : Thomas
M. Nichols, The End of Expertise : The Campaign against Established
Knowledge and Why It Matters, New York, Oxford University Press, 2017.
Sur l’impatience liée aux nouvelles technologies : Gilles Finchelstein, La
Dictature de l’urgence, Paris, Fayard, 2011.
La citation de Sean Parker est extraite de Jaron Lanier, op. cit.
Les données sur l’usage compulsif des smartphones sont extraites de Jean
Abbiateci, « Mon smartphone, mon obsession », in Le Temps, 12 décembre
2017.
Pour une lecture psychanalytique de la rage : Daniel Marcelli, Avoir la
rage. Du besoin de créer à l’envie de détruire, Paris, Albin Michel, 2016.
Le roman autobiographique de Simone Lenzi est In esilio, Milan, Rizzoli,
2018.
L’étude du MIT sur la rapidité de la propagation des fake news : Soroush
Vosoughi, Deb Roy, Sinan Aral, « The spread of true and false news
online », in Science, 9 mars, 2018.
La citation de Jaron Lanier est extraite de : Jaron Lanier, Dawn of the
New Everything : Encounters with Reality and Virtual Reality, New York,
Henry Holt & Co., 2017.
Les liens entre Facebook et les explosions de violence partout dans le
monde sont racontés, entre autres, par Evan Osnos dans « Ghost in the
Machine », in The New Yorker, 17 septembre 2018.
Sur le rôle de Facebook dans le mouvement des gilets jaunes : Vincent
Glad, « Dans le combat final des gilets jaunes, Jupiter va affronter des
modérateurs Facebook, in Libération, 30 novembre 2018 ; Olivier
Ertzscheid, “Les gilets jaunes et la plateforme bleue”, in Affordance.info,
19 novembre 2018,
https://www.affordance.info/mon_weblog/2018/11/gilets-jaunes-facebook-
bleu.html.
La citation de Marylin Maeso est extraite de : Les Conspirateurs du
silence, Paris, Éd. de l’Observatoire, 2018. Pour une réflexion
philosophique sur les dynamiques des réseaux sociaux : Raphaël Enthoven,
Little Brother, Paris, Gallimard, 2017.
Toutes les citations d’Arthur Finkelstein présentes dans le livre sont
extraites de sa conférence du 16 mai 2011 à l’Institut Cevro de Prague.
Vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=IfCBpCBOECU.
Pour une description du fonctionnement de la propagande digitale de la
Ligue : Steven Forti, « La bestia, ovvero del come funziona la propaganda
di Salvini », in Rolling Stone, 11 juillet 2018.
Les citations de Luca Morisi sont extraites de Bruno Vespa, Rivoluzione.
Uomini e retroscena della Terza Repubblica, Milan, Mondadori, 2018, et de
You Trend, « A tu per tu con lo spin doctor Luca Morisi », in You Trend,
11 octobre 2018, https://www.youtrend.it/2018/10/11/a-tu-per-tu-con-lo-
spin-doctor-luca-morisi-intervista/.
Sur la campagne digitale de l’AFD en Allemagne : Vernon Silver, « The
German Far Right Gets American Aid », in Bloomberg Businessweek,
2 octobre 2017.
Sur la campagne digitale de Jair Bolsonaro au Brésil : Ryan Broderick,
« Everything You Need to Know About Jair Bolsonaro, The Donald Trump
of Brazil, in Buzzfeed, 8 octobre 2018,
https://www.buzzfeednews.com/article/ryanhatesthis/meet-jair-bolsonaro-
the-evangelical-far-right-anti-gay.
La citation d’Andy Wigmore est extraite de Tim Shipman, All Out War :
The Full Story of Brexit, Londres, William Collins, 2017.
Le parallèle entre l’électricité et les algorithmes est de Paul Vacca, « Les
algorithmes de la colère », in Trends Tendances, 5 avril 2018.
4. Troll en chef
Les données sur les recherches Google et les adhésions à Stormfront
durant la nuit de l’élection d’Obama sont extraites de : Seth Stephen-
Davidowitz, Everybody Lies : Big Data, New Data, and What the Internet
Can Tell Us About Who We Really Are, New York, Harper Collins, 2017.
Pour une reconstruction originale et éclairante de la campagne de Donald
Trump : Matt Taibbi, Insane Clown President. Dispatches from the 2016
Circus, New York, Spiegel & Grau, 2017.
Sur le rapport entre Steve Bannon, Milo Yiannopoulos et les gamers :
Joshua Green, op. cit. ; Martin Moore, Democracy Hacked : Political
Turmoil and Information Warfare in the Digital Age, London, Oneworld,
2018. De ces deux textes sont aussi extraites la majorité des citations de
Bannon et Yiannopoulos.
La citation d’Andrew Breitbart est issue d’une interview donnée à
Accuracy in Media, le 5 mai 2011, https://www.aim.org/podcast/take-aim-
andrew-breitbart/. Son livre est Righteous Indignation : Excuse Me While I
Save the World, New York, Grand Central Publishing, 2011.
L’enquête sur les Clinton financée par Bannon est : Peter Schweizer,
Clinton Cash : The Untold Story of How and Why Foreign Governments
and Businesses Helped Make Bill and Hillary Rich, New York, Harper,
2015.
Sur le passage à droite de la transgression : Franco Berardi dit « Bifo »,
Futurabilità, Rome, Nero, 2018.
La citation du producteur de Reality Shows : Seth Grossman, “Donald
Trump, Our Reality TV Candidate”, in The New York Times, 27 septembre
2015.
Sur le culte de l’authenticité dans les Reality : Susan Murray, Laurie
Ouellette (Eds.), Reality TV. Remaking Television Culture, New York, New
York University Press, 2004.
5. Drôle de couple à Budapest
La biographie de référence de Viktor Orban est : Paul Lendvai, Orbán :
Hungary’s Strongman, Oxford, Oxford University Press, 2016.
Les citations de Viktor Orban sont extraites de ses discours officiels et
d’interviews données à Bloomberg News le 14 décembre 2014
(https://www.bloomberg.com/news/articles/2014-12-15/hungary-on-path-
to-shedjunk-grade-and-shield-forint-orban-says) et à Politico le
23 novembre 2015 (https://www.politico.eu/article/viktor-orban-interview-
terrorists-migrants-eu-russia-putin-borders-schengen/).
Pour une reconstruction détaillée de la campagne contre les migrants :
Daniel Howden, “The Manufacture of Hatred : Scapegoating Refugees in
Central Europe”, in Refugees Deeply, 14 décembre 2016
(https://www.newsdeeply.com/refugees/articles/2016/12/14/the-
manufacture-ofhatred-scapegoating-refugees-in-central-europe).
Pour une analyse percutante de l’évolution de l’Europe de l’Est : Ivan
Krastev, « Explaining Eastern Europe : Imitation and Its Discontents », in
Journal of Democracy, juillet 2018.
Le texte du vademecum du Mouvement 5 Étoiles est dans : Nicola
Biondo, Marco Canestrari, op. cit.
Pour une sociographie des électeurs de l’AFD : Patrick Moreau,
Alternative für Deutschland : Établissement électoral, de la création en
2013 aux élections régionales de Hesse d’octobre 2018, Paris, Fondation
pour l’innovation politique, 2018.
Sur la convergence des extrêmes en France : Dominique Nora, « Fâchés
et fachos », in L’Obs, 15 novembre 2018.
6. Les physiciens
La pièce de Friedrich Dürrenmatt est I fisici, Turin, Einaudi, 1985.
La citation d’Auguste Comte est extraite de La Science sociale, Paris,
Gallimard, 1972.
À propos de l’industrie de la vie : Éric Sadin, La Siliconisation du
monde, Paris, Éditions L’Échappée, 2016.
La citation de Thucydide est extraite de : Luciano Canfora, La natura del
potere, Bari, Laterza, 2009.
Sur l’usage des données dans la campagne en faveur du Brexit : Tim
Shipman, op. cit.
Sur la campagne de réélection de Barack Obama : Sasha Issenberg, The
Victory Lab : The Secret Science of Winning Campaigns. Et sur le Big Data
comme « microscope politique » : Zeynep Tufekci, « Engineering the
public : Big data, surveillance and computational politics », in First
Monday, Volume 19, Numéro 7, 7 juillet 2014.
Sur l’usage des données dans la campagne électorale de Trump : Joshua
Green – Sasha Issenberg, « Inside the Trump bunker with 12 days to go »,
in Bloomberg Businessweek, 27 octobre 2016 ; Sue Halpern, « How He
Used Facebook to Win », in The New York Review of Books, 8 juin 2017.
Sur les campagnes électorales devenues des guerres entre software :
Jamie Bartlett, The People Vs. Tech : How the Internet Is Killing
Democracy, Londres, Ebury, 2018.
Michel Foucault a prophétisé l’abolition de la foule dans Surveiller et
punir, Paris, Gallimard, 1975.
Sur la politique centrifuge : Peter Pomerantsev, « Pop-Up People », in
Granta Magazine, 15 août 2017 ; Peter Pomerantsev, « The Mirage of
Populism », in The American Interest, 22 décembre 2017.
Sur la nouvelle économie de l’extrémisme : Nick Cohen, « Tommy
Robinson and the rise of the new extremists », in The Spectator, 7 juin
2018.
Sur le leader politique comme Revizor : Christian Salmon, La cérémonie
cannibale : De la performance politique, Paris, Fayard, 2013.
Le livre de Peter Gay sur la République de Weimar : Peter Gay, Weimar
Culture : The Outsider As Insider, New York, Norton, 2013.
La citation de Nassim Nicholas Taleb est extraite de son livre Skin In the
Game : Hidden Asymmetries in Daily Life, New York, Random House,
2018.
L’étude de Serge Galam sur Trump : The Trump Phenomenon : An
Explanation from Sociophysics, 22 août 2016
(https://arxiv.org/abs/1609.03933).
Sur les cascades cognitives : Cass R. Sunstein, #republic : Divided
Democracy in the Age of Social Media, Princeton, Princeton University
Press, 2017.
Sur la désaffection démocratique des jeunes générations : Roberto Stefan
Foa – Yascha Mounk, « The Democratic Disconnect », in Journal of
Democracy vol. 27, n.3, juillet 2016.
Conclusion
Sur l’aspect festif et tribal du carnaval populiste : Michel Maffesoli,
« Gilets jaunes en sécession : les élites désemparées face à l’extrême-
peuple », in Atlantico, 24 décembre 2018
(https://www.atlantico.fr/decryptage/3562131/gilets-jaunes-en-secession--
les-elites-desemparees-face-a-l-extreme-peuple-michel-maffesoli).
Sur l’importance du contrôle : Leonard Mlodinow, « The limits of
control », in The International Herald Tribune, 17 juin 2009.
Sur la démocratie comme système qui permet à une communauté d’avoir
le contrôle de son destin : John Dunn (Ed.), Democracy : The Unfinished
Journey, Oxford, Oxford University Press, 1992.
Brexit : The Uncivil War, la fiction télévisée interprétée par Dominic
Cumberbatch, a été produite par Channel Four en 2019.
Dominique Reynié décrit le populisme patrimonial dans Les nouveaux
populismes, Paris, Fayard/Pluriel, 2013.
Pour une reconstruction de la genèse de la « New Politics » de
Roosevelt : David Colon, Propagande : La manipulation de masse dans le
monde contemporain, Paris, Belin, 2019.
Pour une idée visionnaire (et pré-Internet) de la politique quantique :
Theodore L. Becker (Ed.), Quantum Politics : Applying Quantum Theory to
Political Phenomena, Praeger, New York, 1991.
La citation d’Antonio Ereditato est extraite de : Edoardo Boncinelli –
Antonio Ereditato, Il cosmo della mente : Breve storia di come l’uomo ha
creato l’universo, Milan, Il Saggiatore, 2018.
La citation de John Maynard Keynes est extraite de « Am I A Liberal ? »,
in The Nation & Aethenaeum, 15 août 1925.
Ouvrage publié sous la direction de Sibylle Zavriew
Couverture : Le Petit Atelier
© 2019 éditions Jean-Claude Lattès.
Première édition : mars 2019.
www.editions-jclattes.fr
ISBN : 978-2-7096-6385-4
TABLE
Couverture
Page de titre
Du même auteur
Exergue
Introduction
1. La Silicon Valley du populisme
2. Le Netflix de la politique
3. Waldo à la conquête de la planète
4. Troll en chef
5. Drôle de couple à Budapest
6. Les physiciens
Conclusion. L'âge de la politique quantique
Notes bibliographiques
Page de copyright