Michel Bôle-Richard
Israël
le nouvel apartheid
LLL
LES LIENS QUI LIBERENT
ISBN : 979-10-209-0054-8
© Les Liens qui Libèrent, 2013
Michel Bôle-Richard
Michel Bôle-Richard, ancien journaliste au quotidien Le Monde, a été
correspondant en Afrique du Sud de 1984 à 1990 et en Israël et dans les
territoires occupés de 2006 à 2009.
Sommaire
Israël, le nouvel apartheid
Prologue
« Hafrada » ,l’apartheid réinventé
Jérusalem judaïsée
Juifs seulement
Les colons d’abord
L’amitié aveugle de l’Occident
Voir Gaza et se taire
Les lois scélérates
La stratégie du bunker
L’arme du boycottage
La paix introuvable
L’apartheid ou la mort
Épilogue
Cartes
Israël,
le nouvel apartheid
S’il est un terme que les Israéliens et la communauté juive mondiale
réfutent avec violence pour caractériser la situation des Palestiniens en
Cisjordanie, c’est bien celui d’apartheid. Bien sûr, il ne s’agit pas du
modèle qui a eu cours en Afrique du Sud jusqu’à la libération de Nelson
Mandela en février 1990. Nous ne sommes plus à la même époque et les
situations politiques sont différentes.
Pourtant, dans les principes et leur mise en application, les méthodes
sont souvent similaires et la ségrégation des Palestiniens en Cisjordanie
et en Israël est une réalité que personne ne peut nier. Apartheid
réinventé, apartheid masqué, les faits et les réalités sur le terrain le
démontrent facilement. Ce livre en est une illustration, un constat basé
sur des données irréfutables.
Ce qui est beaucoup plus grave est que ce système ségrégatif ne pourra
que prospérer en raison du refus d’Israël de créer un État palestinien
digne de ce nom et de sa volonté de vouloir maintenir le caractère juif de
l’État hébreu. Vingt ans après les accords d’Oslo, le processus de paix est
mort et les gens lucides ne croient plus à la solution « deux États pour
deux peuples ». Alors ? Dans combien de temps les Palestiniens
demanderont-ils comme les Noirs sud-africains « One man, one vote » ?
Prologue
Soixante-cinq ans après le plan de partition de l’ONU adopté le
29 novembre 1947, qui prévoyait la création de deux États, l’un juif et
l’autre arabe, la Palestine a enfin obtenu le statut d’État observateur, le
29 novembre 2012. Ce n’est pas encore une reconnaissance à part entière,
mais il s’agit d’une première victoire. Après une si longue attente, elle
pourra ainsi accéder aux agences onusiennes et notamment saisir la Cour
pénale internationale (CPI) afin que soient jugés certains responsables
israéliens soupçonnés de violation des droits de l’homme ou de la
législation internationale, notamment en ce qui concerne la poursuite de
la colonisation en Cisjordanie. En quoi est-ce une aberration de vouloir
traduire devant la justice internationale les auteurs de crimes de guerre ?
De hauts militaires israéliens ont déjà été empêchés de se rendre dans
certains pays en raison de leurs agissements dans les territoires occupés,
et ce en vertu de la « compétence universelle » qui permet de les
poursuivre.
La menace de saisine de la CPI a inquiété plusieurs pays occidentaux,
qui arguent du fait qu’elle pourrait constituer une entrave à la reprise du
processus de paix. Ce qui signifie qu’il faudrait passer sous silence les
violations continuelles du droit international et perpétuer l’impunité
d’Israël au prétexte de donner une chance à la paix alors que vingt années
de négociations n’ont pas permis de la faire avancer d’un iota. Tartuferie !
Israël a immédiatement pris des mesures de rétorsion pour punir
l’Autorité palestinienne d’avoir osé user de la voie diplomatique
internationale pour se voir reconnaître un droit qui lui est dénié depuis sa
création en 1994. Déjà, en octobre 2011, lorsque la Palestine avait fait son
entrée au sein de l’Unesco, les États-Unis, en guise de représailles,
avaient coupé leur financement à cette organisation. Pourtant, il ne
s’agissait que de reconnaître le droit légitime du peuple palestinien à
défendre son héritage, sa culture et son éducation.
Aujourd’hui, il n’est question que de défendre les droits politiques,
civils et humanitaires de ce même peuple dans la perspective de voir un
jour la Palestine accéder au statut de nation pleine et entière, ce qui avait
été décidé par la résolution 181 de l’Assemblée générale des Nations unies
sur le partage de la Palestine historique : deux États pour deux peuples.
Israël, de son côté, avait accédé à l’indépendance, le 14 mai 1948. La
Palestine, elle, avait disparu : Israël en avait annexé une partie, la
Jordanie une autre, tandis que l’Égypte occupait la bande de Gaza…
Depuis le partage, un vaste processus d’éviction et de rejet de la
population autochtone s’est mis en place. Pour illustrer cette
dépossession soudaine puis progressive des Palestiniens, ainsi que la
négation de leurs droits les plus élémentaires à tel point qu’ils sont
devenus aujourd’hui des parias sur leurs propres terres, il convient de
rappeler tout d’abord que le plan de partage avait attribué 55 % du
territoire (14 100 km2) aux Juifs alors qu’ils ne possédaient que 7 % des
terres et comptaient moins du tiers des habitants (589 000 sur un total
de 1 908 775). De leur côté, les Arabes devaient se contenter de 11
500 km2. La résolution 181 décidait que « les États indépendants arabe et
juif ainsi que le régime international particulier prévu pour les villes de
Jérusalem et de Bethléem commenceraient d’exister en Palestine deux
mois après que l’évacuation des forces armées de la puissance mandataire
(Grande-Bretagne) aura été achevée et, en tout cas, le 1er octobre 1948 au
plus tard ». Les frontières de ces trois entités étaient également prévues
et détaillées par la résolution.
Mais la Grande-Bretagne décide alors que son mandat prendra fin le
15 mai et que toutes ses troupes auront été évacuées de Palestine à cette
date. La veille, le 14 mai, David Ben Gourion proclame l’indépendance
d’Israël. « Prenons l’exemple de la déclaration d’indépendance des États-
Unis. Elle ne fait pas état de frontières terrestres. Nous non plus, nous ne
sommes pas obligés de délimiter les nôtres », écrit dans son journal, le
jour même de la création d’Israël, son fondateur. Depuis, celles-ci ne sont
toujours pas définies. Et le territoire de l’État juif ne cesse de s’accroître.
Il occupe désormais 78 % de la Palestine historique. Et ce n’est pas fini, si
l’on prend en compte les terrains grignotés par le mur de séparation ou
« barrière de sécurité », comme l’appellent les Israéliens, soit environ
9,4 % de la Cisjordanie. Ou encore les colonies de ce territoire conquis sur
la Jordanie, lors de la guerre des six jours en 1967 (40 % au total), ainsi
que l’est de Jérusalem, deux zones sur lesquelles se sont implantés, au
total, près de 560 000 Juifs.
En revanche, près de soixante-cinq ans après la naissance d’Israël, la
Palestine espère toujours la création de son État. En attendant, ce n’est
que justice de faire remarquer que le plan de partage de l’ONU ne
respectait pas l’engagement de la Société des Nations (SDN ) à faire[1]
accéder à l’indépendance les peuples placés sous mandat international
après le démantèlement de l’Empire ottoman, à l’issue de la Première
guerre mondiale. À l’époque, bon nombre d’États du Moyen-Orient tels
que la Syrie, le Liban, l’Irak et la Jordanie devinrent des nations à part
entière. Il ne s’agissait en fait que de respecter un droit largement
reconnu, celui des peuples à disposer d’eux-mêmes, inscrit dans la charte
des Nations unies. En cela, l’ONU a failli à sa mission.
D’autant plus que son plan de partage léonin, jamais accepté par les
nations arabes, s’est transformé en une véritable politique d’expulsion en
Palestine lors de la guerre de 1948. En l’espace d’une dizaine de mois,
période que les Israéliens appellent « guerre d’indépendance », près de
750 000 Palestiniens sont contraints de quitter leur domicile par la force
ou fuient les combats. Cet exode massif s’accompagne de la destruction
de leurs maisons. Cinq cent trente et un villages disparaissent. Des
quartiers entiers dans les « villes mixtes » sont vidés de leurs habitants
arabes. Un authentique effacement de toute vie antérieure, une spoliation
longtemps niée. Les Israéliens s’emparent des terres, créent de nouvelles
implantations avec de nouveaux noms. La « judaïsation » est en marche.
Elle ne fait que commencer. En l’espace de quatre ans, près de 700 000
émigrés juifs s’installent sur les terres conquises. Les Palestiniens, eux, se
réfugient en Cisjordanie (par exemple 100 000 à Naplouse), 200 000 à
Gaza, ou encore dans les pays limitrophes : 100 000 au Liban, 70 000 en
Jordanie, 80 000 en Syrie pour ne citer que quelques exemples. Ils
s’installent dans des camps. Un provisoire qui dure toujours. Ils sont
aujourd’hui près de 5 millions installés dans 59 camps, dont 8 à Gaza et
19 en Cisjordanie. Les 150 000 Palestiniens restés sur place subissent
alors la loi martiale jusqu’en 1966. Aujourd’hui, ils sont 1,6 million, dotés
de la nationalité israélienne, mais citoyens de seconde zone.
Ainsi s’est construit l’État hébreu : c’est pourquoi l’historien Shabtai
Teveth a appelé cet événement le « péché originel d’Israël » que les
Palestiniens qualifient de « Nakba » (catastrophe). Dans la partie
occidentale de Jérusalem, ceux qui ont quitté leur maison ne la
retrouveront plus jamais, car les nouveaux arrivants les accaparent
toutes. Par la suite, la guerre des six jours, en juin 1967, permet à Israël
d’étendre encore son contrôle en occupant cette fois la totalité de
Jérusalem, de la Judée et la Samarie, le nom biblique de la Cisjordanie,
ainsi que des hauteurs du Golan, la partie occidentale de la Syrie – plus le
Sinaï égyptien. En moins de vingt ans, l’État juif parachevait sa conquête
de la Palestine historique qu’il allait entreprendre de placer sous son
contrôle par le truchement d’une nouvelle étape : celle de la colonisation,
une entreprise plus florissante que jamais.
Ayant bien connu le régime de l’apartheid puisque j’ai vécu à
Johannesburg de 1984 à 1990, en tant que correspondant du journal Le
Monde, il m’a semblé intéressant de comparer la situation en Israël et
dans les territoires occupés avec celle prévalant en Afrique du Sud à cette
période. Après trois années passées à Jérusalem de 2006 à 2009
(toujours comme correspondant du Monde) et de nombreux reportages
effectués en Cisjordanie et dans la bande de Gaza pendant et avant cette
période, il apparaît difficile de ne pas faire des rapprochements entre les
deux situations. Elles sont évidemment différentes, parce que nous ne
sommes plus à la même époque et que le contexte politique a changé.
Certaines similitudes restent malgré tout frappantes.
Voilà pourquoi il m’a semblé utile d’exposer la situation actuelle en
Israël et dans les territoires occupés et d’expliquer en quoi le
comportement de l’État juif peut s’assimiler à une forme réinventée de
l’apartheid que l’on appelle quelquefois l’« apartheid masqué ». Le terme
fait bondir aussi bien nombre d’Israéliens que de Juifs français.
Cependant il revient de plus en plus fréquemment dans la bouche des
politiciens tant israéliens que palestiniens ainsi que dans les rapports
d’organisations internationales pour qualifier l’attitude d’Israël tant à
l’égard des Palestiniens d’Israël que ceux des territoires occupés. Cette
forme de ségrégation a toutes les chances de s’amplifier en raison de la
volonté d’Israël de maintenir le caractère juif de l’État hébreu et de son
obstination à refuser de créer à ses côtés un État palestinien digne de ce
nom.
Cette dernière perspective relève en effet de plus en plus du mirage,
comme une apparition s’évaporant chaque fois que l’on tente de s’en
approcher, en raison de la poursuite implacable de la colonisation qui
crée une situation de plus en plus irréversible. Pratiquement vingt ans
après les accords d’Oslo en septembre 1993, la faillite de l’Autorité
palestinienne, la dégradation économique en Cisjordanie et dans la bande
de Gaza, la passivité du monde occidental et une balance démographique
qui penche inexorablement en faveur des Palestiniens, tous ces éléments
constituent les germes d’une déflagration à venir.
Pour illustrer la gravité de la situation, j’évoquerai donc la judaïsation
de Jérusalem, la discrimination envers les Arabes israéliens, le blocus de
Gaza, le pillage des ressources et des terres palestiniennes et leur
transformation en bantoustans, la colonisation galopante, les
humiliations quotidiennes des Palestiniens et l’amorce timide d’un
processus international de boycottage pour protester contre cet état de
fait. Le constat est clair : si, demain, il n’y a pas d’État palestinien, Israël
deviendra un État binational avec tous les risques de renforcement
encore plus prononcé d’un système d’apartheid qui ne veut pas dire son
nom. Tel est l’enjeu.
Ce livre n’est ni un pamphlet, ni une œuvre polémique : il s’appuie sur
des réalités et des faits concrets sans autre prétention que de livrer un
constat. C’est aussi un cri d’alarme pour la survie d’Israël et le légitime
accès de la Palestine à son destin de nation. Il a pour objet d’attirer
l’attention sur le caractère critique de la situation qui ne fait qu’empirer
faute d’une solution, malgré l’avancée réalisée le 29 novembre 2012 grâce
à la décision de 138 États à l’Assemblée générale des Nations unies à
[2]
New York.
Cette date historique m’a rappelé une rencontre en juin 1986 avec un
pasteur protestant blanc, Nico Smith, installé dans le township noir de
Mamelodi à proximité de Pretoria, capitale de l’Afrique du Sud. Ayant
pris conscience du caractère criminel de l’apartheid, il avait décidé de
rompre avec sa communauté d’origine et de combattre le développement
séparé entre les Blancs et les autres races. Comme on lui faisait
remarquer les progrès en cours – le système des pass-laws (laissez-
passer) venait d’être aboli et que d’autres lois ségrégationnistes étaient
sur le point de l’être –, Nico Smith m’avait pris le bras, me l’avait tordu
dans le dos et l’avait ensuite relâché. En me regardant, il m’avait fait
remarquer : « Faut-il que vous me disiez “merci” parce que je ne vous fais
plus mal ? et que je vous traite d’égal à égal ? Les pass-laws n’auraient
jamais dû exister, c’est tout ! »
« Hafrada »,
l’apartheid réinventé
En juillet 2008, quelle ne fut pas la surprise d’un groupe de 22 Sud-
Africains venus se rendre compte sur place d’une réalité dont ils n’avaient
pas la moindre idée ! Andrew Feinstein n’avait jamais visité Israël ni les
territoires occupés. Juif, il a perdu sa mère et ses dix frères et sœurs dans
le génocide nazi. Il a, bien évidemment, été très impressionné par le
mémorial de Yad Vashem et les récits et images d’Auschwitz où les siens
ont disparu. Avec ses compatriotes, tous défenseurs des droits de
l’homme, membres de l’African National Congress (ANC), magistrats,
journalistes, syndicalistes, écrivains, Blancs, Noirs, Indiens, dont une
dizaine de Juifs au total, Andrew Feinstein a, pendant cinq jours, sillonné
les territoires occupés de Hébron à Naplouse, en passant par Jérusalem
et la « barrière de sécurité ». Ils ont rencontré des organisations de
défense des droits de l’homme, visité Tel-Aviv, tenté d’appréhender les
réalités du conflit israélo-palestinien. Pour eux, il ne s’agissait pas de
trouver des solutions, ni de juger, encore moins de faire des
comparaisons avec le régime de l’apartheid que tous ont connu et subi.
« Il n’est pas question de dénier à Israël le droit d’exister, mais je dois
avouer que je suis choqué par ce que j’ai vu », a déploré Geoff Budlender,
lui aussi juif. Ce juriste a été frappé par l’extension de la colonisation, par
« la façon de traiter un peuple comme s’il était de seconde classe, par les
pesanteurs de l’occupation militaire et le contrôle de tous les aspects de la
vie quotidienne des Palestiniens, par la séparation de plus en plus
marquée de deux communautés ».
Geoff Budlender s’était refusé à « faire l’analogie avec le système
d’apartheid », l’estimant « inappropriée ». Mais Barbara Hogan, ayant
passé huit ans dans les prisons sud-africaines parce qu’elle protestait
contre la ségrégation raciale, a été stupéfaite de constater en Cisjordanie
l’existence des routes séparées pour les colons et les Palestiniens ainsi
que la nécessité pour ces derniers d’obtenir des permis de
l’administration israélienne pour se déplacer, ce qui lui a rappelé le
système des pass pour les Noirs. « Les non-Blancs vivaient dans des
zones séparées, mais il n’y a jamais eu en Afrique du Sud de route
séparée, de “barrière de sécurité”, de check-point, de plaques
d’immatriculation différentes », s’est étonnée cette députée de l’African
National Council (ANC). « Tout cela est absurde et je me demande
jusqu’où cela va aller, ce que ça va donner », s’était interrogée Barbara
Hogan, notamment « choquée » par ce qu’elle a vu dans les rues de
Hébron : « l’injustice, la haine, le désespoir ». Elle a été frappée de voir
« la crainte dans les yeux des enfants », le silence qui régnait dans les
rues du camp de Balata, à Naplouse. « Cette ville est assiégée. Les
militaires contrôlent toutes les collines, tous les check-points. On ne peut
pas entrer et sortir comme l’on veut. Cela n’a jamais existé en Afrique du
Sud », a rajouté Nozizwe Madlala-Routledge, ancienne vice-ministre de la
santé et députée de l’ANC.
Le poids de l’occupation, l’importance des restrictions et la volonté
d’établir une séparation complète ont marqué ces vétérans de la lutte
contre l’apartheid. « Partout la présence de l’armée, ces queues aux
check-points, ces raids de soldats sont pour moi pires que l’apartheid.
Cela ne fait aucun doute. C’est plus pernicieux, plus sophistiqué grâce aux
ordinateurs n’existant pas à l’époque de l’apartheid. Ce sont des
méthodes déshumanisantes », a insisté le juge Dennis Davis. Ce n’était
pas son premier voyage, mais il a trouvé la situation « plus sombre qu’elle
ne l’a jamais été ». « J’ai l’impression que nous sommes en 1965 en
Afrique du Sud lorsque la répression s’est intensifiée après la
condamnation de Nelson Mandela, qui a passé vingt-sept ans en prison.
(Selon l’organisation de défense des prisonniers palestiniens, Addameer,
72 détenus sont emprisonnés depuis plus de vingt ans et 23 depuis plus
de vingt-cinq ans . Après le jugement de Mandela, il aura encore fallu
[3]
deux décennies pour que des sanctions internationales soient imposées
contre le régime de l’apartheid. Ici, je ne vois aucune solution en
perspective ». « Le bout du tunnel est plus noir que noir », a surenchéri
Mondli Makhanya, rédacteur en chef du Sunday Times. « Nous, nous
savions qu’un jour cela allait se terminer, que les lois de l’apartheid
allaient disparaître. Ici, ce n’est pas codifié, l’occupation suffit à faire du
Palestinien un être de seconde zone ».
Le terme d’apartheid, considéré comme un outrage en Israël, est utilisé
avec précaution par ces hommes et ces femmes se souvenant qu’il n’y a
pas si longtemps, ils étaient encore qualifiés de « terroristes » par le
gouvernement blanc, comme le rappelle Barbara Hogan. Ils se refusent
aussi à parler de « racisme », de « colonialisme », « car nous ne sommes
pas là pour juger, mais pour nous informer », se défend Goeff Budlender,
surpris de constater que « les Palestiniens veulent encore croire à une
solution ». « Mais, ajoute-t-il, lorsque vous voyez ce chapelet de colonies
sur la route de Naplouse et que vous vous heurtez partout au mur de
séparation, vous vous dites que cela ne va pas être simple. » Drew
Forrest, rédacteur en chef du Mail & Guardian, n’a pas compris
« comment le peuple juif a pu en arriver là. Un peuple qui, lui aussi, a
tant souffert ». « Je comprends parfaitement la peur éprouvée par les
Juifs, mais elle ne peut justifier ce qui se passe », a insisté Andrew
Feinstein, avant d’ajouter : « Et je trouve très triste que cela se fasse au
nom du judaïsme. »
Comment la peur peut-elle conduire à de telles extrémités ? Telle est la
vraie question qui se pose. En Israël, tout est affaire de sécurité
(bitakhon). Ce terme est sans cesse utilisé pour justifier les mesures
prises. « La sécurité a bon dos : l’impasse engendre l’impasse, la
surenchère, la surenchère, la haine, la haine », écrit Dominique Eddé , [4]
écrivain(e) libanaise, pour laquelle « il y a des lustres que le pouvoir
israélien prend le bon sens du monde en otage. Provoque et alimente ses
ennemis, jusqu’à la folie. Transgresse le droit, la loi, les limites. Table sur
la peur pour faire peur à la paix. Ne comprend le rapport au voisin qu’en
termes de mépris et de force. Condamne l’avenir en sabotant le présent.
Met son peuple en danger au prétexte de le protéger, offense sa mémoire
au nom de la mémoire. L’entretient dans l’ignorance et la haine du
Palestinien ». Israël devient un État forteresse. Bientôt, avec la
construction d’une barrière de sécurité le long des 240 km de la frontière
avec l’Égypte, dans le Sinaï, toutes les frontières de l’État juif seront
closes, transformant ce pays en un immense ghetto, tournant le dos à ses
voisins, s’accrochant désespérément à l’Occident, sûr de sa puissance
militaire, taxant d’antisémites tous ceux qui mettent en cause sa façon
d’agir.
L’idée de « développement séparé » a été la marque de fabrique de
l’Afrique du Sud pendant quarante-six ans – c’est-à-dire depuis
l’accession au pouvoir du National Party (NP) en 1948 jusqu’à sa chute en
1994 avec l’élection à la tête de la République sud-africaine de Nelson
Mandela. La coalition au pouvoir en Israël, dominée par une formation
de droite, le Likoud, et comprenant un parti raciste d’extrême droite ainsi
que des représentants de différents bords politiques, s’insurge contre ce
qualificatif, estimant que le système en vigueur en Israël et dans les
territoires occupés n’a rien à voir avec celui qui a été mis en place
autrefois en Afrique du Sud. Ce dernier s’est caractérisé par une
ségrégation institutionnalisée de la majorité noire et des autres minorités
non blanches, à savoir les Métis et les Indiens.
En cela, les dirigeants israéliens ont raison. Les différents pouvoirs qui
se sont succédé à la tête d’Israël depuis plus de soixante ans se sont bien
gardés de traduire dans des textes législatifs l’institutionnalisation d’une
ségrégation radicale comme ce fut le cas en Afrique du Sud. Mais les
réalités sur le terrain et les pratiques mises en place aussi bien pour les
Palestiniens d’Israël (20 % de la population, soit 1,6 million de
personnes) qu’en Cisjordanie occupée (2,6 millions d’habitants) illustrent
bien la discrimination et la séparation recherchées pour caractériser un
système d’exclusion, de marginalisation et d’oppression d’une grande
partie de la population de la Palestine historique, c’est-à-dire le territoire
placé sous le mandat britannique avant la partition décidée par l’ONU le
29 novembre 1947.
Alors peut-on parler d’une nouvelle forme d’apartheid ? Le débat n’est
pas nouveau mais il est de plus en plus d’actualité. Au mois
d’octobre 2011, le juge sud-africain Richard J. Goldstone, ancien membre
de la Cour constitutionnelle sud-africaine et auteur du fameux rapport de
l’ONU sur l’opération « Plomb durci », condamnant les « crimes de
guerre », voire « contre l’humanité », commis pendant la guerre de Gaza
fin 2008 et début 2009, rapport sur lequel il est en partie revenu en
raison des pressions du lobby pro-israélien, s’était insurgé contre la
décision du Tribunal Russel sur la Palestine. Au mois de novembre 2011,
cette instance avait, au Cap (Afrique du Sud), conclu qu’« Israël soumet le
peuple palestinien à un régime institutionnalisé de domination considéré
comme apartheid en vertu du droit international ». Le Tribunal Russel
avait statué que « ce régime discriminatoire se manifeste avec une
intensité et sous des formes variables à l’encontre de différentes
catégories de Palestiniens selon leur lieu de résidence. Les Palestiniens
vivant sous le régime militaire colonial en territoire palestinien occupé
sont soumis à une forme d’apartheid particulièrement grave. Les citoyens
palestiniens d’Israël, bien que jouissant du droit de vote, ne font pas
partie de la nation juive en vertu du droit israélien et sont dès lors privés
des avantages découlant de la nationalité juive et soumis à une
discrimination systématique touchant une vaste gamme de droits de
l’homme reconnus ». Le tribunal conclut que, « indépendamment de ces
différences, l’application de l’autorité israélienne sur le peuple
palestinien, quel que soit son lieu de résidence, équivaut dans son
ensemble à un régime intégré unique d’apartheid ». [5]
Juif lui-même, le juge Goldstone, bon connaisseur du système de
l’apartheid, avait, dans un article publié par le New York Times , qualifié
[6]
ce parallèle de « comparaison superficielle », estimant qu’il est
« malhonnête de l’utiliser pour déformer la réalité ». « De fait, avait-il
ajouté, il y a plus de séparation entre les populations juives et arabes que
les Israéliens ne devraient en accepter. Elle est en partie voulue par les
communautés elles-mêmes. Elle conduit parfois à de la discrimination.
Mais ce n’est pas de l’apartheid, qui implique consciemment la séparation
comme un idéal. En Israël, les droits égaux sont la loi… La situation en
Cisjordanie est plus complexe. Mais là également il n’y a pas de volonté
de maintenir « un régime institutionnalisé d’oppression systématique et
de domination d’un groupe racial. C’est une distinction d’importance
même si Israël agit de façon oppressive vis-à-vis des Palestiniens.
L’Afrique du Sud a mis en place une séparation raciale pour le bénéfice
permanent de la minorité blanche au détriment des autres races. Au
contraire, Israël a donné son accord pour la création d’un État palestinien
à Gaza et dans presque toute la Cisjordanie et demande aux Palestiniens
d’en négocier les paramètres ». Alors qui a raison ?
Le Tribunal Russel sur la Palestine, fondé en 2009 pour « mobiliser les
opinions publiques afin que les Nations unies et les États membres
prennent les mesures indispensables pour mettre fin à l’impunité de
l’État d’Israël et pour aboutir à un règlement juste et durable de ce
conflit », explique pourtant que « depuis 1948, les autorités israéliennes
mènent des politiques concertées de colonisation et d’appropriation de
territoires palestiniens. De par sa législation et ses pratiques, l’État
d’Israël a séparé les populations juives israéliennes des palestiniennes et
leur a alloué des espaces différents. Le niveau et la qualité des
infrastructures, des services et de l’accès aux ressources varient selon le
groupe auquel on appartient. Tout cela débouche sur une fragmentation
territoriale généralisée et sur la création d’une série de réserves et
d’enclaves séparées. Il en résulte une vaste ségrégation entre ces deux
groupes. Le Tribunal a entendu des témoignages selon lesquels cette
politique est officiellement décrite en Israël sous le nom de « “hafrada”,
“séparation” en hébreu ».
Bien sûr, Israël n’a pas promulgué un arsenal législatif
institutionnalisant la ségrégation comme ce fut le cas en Afrique du Sud à
partir de 1948. Un système qui souvent existait déjà dans les faits, voire
dans les lois du temps de la domination anglaise. C’est en 1913 que fut
promulgué le Land Act qui attribuait 86 % des terres aux seuls Blancs.
Mais le National Party au pouvoir avec Hendrik Verwoerd (1958 à 1966),
considéré comme l’apôtre du développement séparé, l’a
considérablement renforcé et codifié.
Il serait fastidieux d’énumérer la plupart des textes ayant enraciné dans
la loi la suprématie blanche minoritaire au détriment de la majorité noire
et des autres groupes ethniques, mais il n’est pas inutile d’en rappeler
quelques-uns. En 1950, le Parlement de l’Union sud-africaine vote trois
textes fondamentaux qui sont à la base de l’apartheid, notamment le
Group Areas Act qui détermine le lieu d’habitation des non-Blancs et
conduira à l’expulsion de plus de deux millions de Noirs et de Métis. Au
Cap par exemple, le secteur appelé District Six a été entièrement vidé de
ses habitants (des Métis) et reste aujourd’hui encore une zone non
construite, sorte de cicatrice au pied de la Montagne de la Table sur
laquelle il serait sacrilège d’édifier des maisons par respect pour ceux qui
ont été chassés. À Johannesburg, place nette sera faite dans le quartier de
Sophiatown : direction Soweto.
Un autre texte, le Population Registration Act (1950) classifie chaque
citoyen en fonction de sa race. La pierre angulaire de la ségrégation avec
l’instauration du pass book obligatoire sur lequel figurent non seulement
la race mais aussi le nom des employeurs successifs, l’acquittement des
taxes et surtout les autorisations nécessaires pour vivre et travailler en
zones blanches. Et enfin l’Immorality Act, qui interdit les relations
sexuelles interraciales, sera bientôt complété par la prohibition des
mariages mixtes.
Au fil des années, ces principes ségrégatifs seront déclinés dans les
différentes sphères de la société par des amendements, dans l’éducation,
les lieux publics, la santé. Le très controversé laissez-passer deviendra
obligatoire en 1952. Pour les lieux publics et les transports, ce sera
en 1953 et 1955. La même année, le Native Amendement Act interdit aux
Noirs désormais appelés « Bantous » de résider à plus de cinq dans un
même bâtiment. Deux ans plus tard, un autre amendement prohibe la
présence d’Africains dans les locaux réservés aux Blancs. Enfin, une autre
loi, entrée en vigueur le 1er janvier 1965, interdit aux Noirs de pénétrer et
de résider dans une zone urbaine pendant plus de soixante-douze heures
s’il n’y a pas résidé depuis sa naissance, s’il n’y a pas travaillé depuis dix
ans au moins pour le même employeur ou s’il n’y a pas été autorisé par
l’administration.
Le Suppression of Communism Act, terme générique désignant toute
forme de contestation, punit toute forme d’opposition. Pour finir, il y a
aura la création des homelands, ou « bantoustans », destinés à regrouper
les Noirs suivant les différentes ethnies du pays. Les deux autres races –
les Métis et les Indiens – pourront, dès janvier 1985, siéger au Parlement
mais dans des chambres séparées. Ce fut la grande réforme
constitutionnelle imaginée par Pieter Willem Botha en 1983. Pour les
Noirs (73 % de la population), ce n’était pas nécessaire, puisqu’ils
disposaient, selon Pretoria, de leurs propres institutions politiques dans
les bantoustans. « Aucun groupe de population ne doit être placé en
position dominante », avait-il expliqué sans ironie oubliant que les
Blancs (17 % de la population) décidaient de tout et que les Métis et les
Indiens disposaient de pouvoirs relatifs dans des chambres ségréguées.
Avec le recul du temps, il s’agit presque d’une caricature même si cela a
bel et bien existé. Ce carcan institué pour dominer, exploiter et avilir la
majorité noire afin de maintenir la domination blanche ne s’est concrétisé
que par le souci maladif des Afrikaners de traduire dans les textes une
pratique ségrégationniste existant déjà, mais qui devait être validée pour
se conformer à ce qu’ils estimaient être la loi divine. Ils avaient donc leur
conscience pour eux à partir du moment où tout était inscrit noir sur
blanc – si l’on ose dire – et approuvé par le Parlement. Les Boers
(Hollandais) arrivés dès 1652 au Cap, comptoir sur la route des Indes,
avaient pour eux la légitimité coloniale et la magnifique mission
d’apporter la civilisation à une société installée sur ces terres bien avant
eux, mais considérée comme primitive.
« L’histoire des Afrikaners révèle une volonté et une détermination qui
font comprendre à chacun que l’Afrikanerdom n’est pas l’œuvre de
l’homme, mais la création de Dieu », avait un jour exposé Daniel François
Malan, le premier Premier ministre de l’ère afrikaner (1948 à 1954). Il en
avait puisé la certitude dans la Bible, source et ciment de la nation, mais
aussi justification de la domination d’un peuple sur un autre. C’était, dit-
on, le seul livre qu’ait jamais lu le président Paul Kruger, considéré
comme le père de la nation. Ce qui fit dire à l’archevêque Desmond Tutu,
Prix Nobel de la paix en 1984 : « Nous avions la terre. Les Blancs sont
venus avec leur Bible et nous ont dit : “Fermons les yeux et prions”.
Lorsque nous les avons rouverts, ils avaient pris la terre et nous avaient
laissé la Bible ».
Les Afrikaners se considéraient comme un peuple élu de Dieu, un
peuple qui a trouvé la terre promise, un peuple missionnaire. Pour
accomplir leur mission, ils se sont appuyés sur l’église, leur église, la
Nederduitse Gereformeerde Kerke (NGK), l’Église réformée hollandaise
qui leur a fourni les justifications théologiques fondant la théorie de
l’apartheid. Selon la NGK, la lecture de la Bible impose la séparation des
races : puisque Dieu a créé la diversité, il faut la respecter et la maintenir.
« Chacun pour soi, chacun chez soi » : telle était l’antienne. Il faudra
attendre le synode de l’Église réformée hollandaise d’octobre 1986 pour
que cette dernière reconnaisse que « l’apartheid est dépassé car il affecte
la dignité humaine et entraîne l’étouffement préjudiciable d’un groupe
par un autre ».
La terre était également le socle sur lequel reposait le nationalisme
afrikaner. C’était là qu’il s’enracinait. Ils l’avaient conquise et ils
l’exploitaient grâce à la main-d’œuvre noire. Ils étaient prêts à la défendre
pied à pied, estimant que les Noirs et les Anglais « n’avaient pas l’amour
de la terre ». Aux premiers, ils reprochaient de ne pas la mettre en valeur.
Aux seconds, ils faisaient remontrance de ne pas y être attachés, ayant un
pied sur la mère patrie et l’autre en Afrique. Ce grand écart a valu aux
Britanniques le surnom de souties (pénis salés), l’organe en cause se
trouvant dans l’Atlantique. Eux, les Afrikaners, étaient là-bas pour y
rester et ils y sont toujours après l’accession de la majorité noire au
pouvoir.
Beaucoup d’analystes ont établi des parallèles entre les Afrikaners et les
Juifs d’Israël. On retrouve en effet entre eux des points communs : le
caractère sacré de la Bible et des lieux qui y sont mentionnés ;
l’importance de la terre ; le rôle de la religion ; le peuple élu ; le sionisme
comme justification de l’entreprise coloniale. Les deux pays ont par
ailleurs entretenu des liens étroits du temps de l’apartheid, notamment
dans le domaine militaire. Leurs combats leur paraissaient identiques, et
leurs causes similaires. À la différence que l’objectif des Blancs d’Afrique
du Sud était d’exploiter les non-Blancs, tandis que celui des sionistes
reste d’expulser les Palestiniens.
On aurait pu penser que le concept d’apartheid appartenait à une
époque révolue, qu’il n’aurait pu se perpétuer ailleurs. Que le système
colonial avait vécu. La colonisation est pourtant toujours un phénomène
bien vivant en ce qui concerne Israël. Et c’est cela qui compte. Sommes-
nous encore à l’époque du grand Trek, l’épopée des Boers remontant du
Cap vers le Transvaal au centre de l’Afrique du sud, pour échapper à la
domination anglaise et conquérir de nouvelles terres ? Sommes-nous
encore à l’époque où les immigrés d’Europe partaient à la conquête du
Far West américain en massacrant les tribus indiennes ? Non, nous n’en
sommes plus là. Mais ce qui se passe à Jérusalem et en Cisjordanie mérite
que l’on y réfléchisse, même si le mode opératoire diffère et si le calque de
l’apartheid sud-africain n’est pas applicable à ce qui s’est passé et à ce qui
se produit sur les rives orientales de la Méditerranée.
Faut-il reprendre la définition de l’apartheid telle qu’elle a été formulée
par la résolution 3068 de l’Assemblée générale de l’ONU qui, en 1973,
décidait dans son article 2 que « l’expression “crime d’apartheid” désigne
les actes inhumains commis en vue d’instituer ou d’entretenir la
domination d’un groupe racial d’êtres humains sur n’importe quel autre
groupe racial d’êtres humains et d’opprimer systématiquement celui-
ci » ? Cette résolution spécifiait entre autres que « le droit de quitter son
pays et d’y revenir, le droit à une nationalité, le droit de circuler librement
et de choisir sa résidence, le droit à la liberté d’opinion et d’expression et
le droit à la liberté de réunion et d’association pacifiques » devaient être
garantis. Elle ajoutait que « prendre des mesures, y compris des mesures
législatives, visant à diviser la population selon des critères raciaux en
créant des réserves et des ghettos séparés pour les membres d’un groupe
racial ou de plusieurs groupes raciaux, en interdisant les mariages entre
personnes appartenant à des groupes raciaux différents, et en
expropriant les biens ou fonds appartenant à un groupe racial ou à
plusieurs groupes raciaux ou à des membres de ces groupes » sont « des
crimes qui vont à l’encontre des normes du droit international, en
particulier des buts et des principes de la Charte des Nations unies et
qu’ils constituent une menace sérieuse pour la paix et la sécurité
internationales ».
[7]
Alors y a-t-il domination d’un groupe par un autre ? Y a-t-il une
oppression des Palestiniens ? Ces derniers ont-ils le choix de résidence,
d’expression, de réunion, de circulation libre ? Faut-il faire un inventaire
détaillé des humiliations quotidiennes ? Faut-il énumérer toutes les
restrictions imposées ? Prenons seulement la liberté de circuler.
Commençons par la bande de Gaza soumise depuis l’arrivée au pouvoir
du Hamas, en janvier 2006, à un strict blocus légèrement assoupli après
l’assaut contre la « Flottille de la paix », en mai 2010, au cours de laquelle
neuf ressortissants turcs furent tués. Les Palestiniens de Gaza n’ont
aucune possibilité de se rendre en Cisjordanie ni de s’y établir et les
habitants de cette dernière ne peuvent visiter leurs proches dans la bande
de Gaza. Les Cisjordaniens ne peuvent ni s’installer dans la vallée du
Jourdain, ni circuler librement entre les différentes villes, ni se rendre
sans autorisation à Jérusalem, ni pénétrer dans les colonies, ni bien
évidemment en Israël. Les résidents de Jérusalem-Est n’ont pas la
possibilité de voyager librement en Cisjordanie, de pénétrer dans la seam
line, la zone située entre la Ligne verte, qui marquait la séparation entre
Israël et la Jordanie à la fin de la guerre en 1949, et le mur. Il est
impossible pour les voitures palestiniennes de sortir de certaines villes ou
d’y pénétrer, notamment à Naplouse. La circulation des marchandises est
totalement réglementée. Plus de six cents kilomètres de routes en
Cisjordanie sont réservés à l’usage exclusif des colons.
Afin de contrôler les allées et venues des Palestiniens, il y avait, selon
l’OCHA , fin novembre 2012, 540 obstacles barrant les routes d’accès –
[8]
cubes de béton, levées de gravats ou grillages – et 61 check-points gardés
de façon permanente ainsi que 25 autres surveillés de façon épisodique.
L’organisation de l’ONU, qui se livre de façon hebdomadaire à un
recensement de l’occupation et des incidents auxquels elle donne lieu,
dénombre également 34 barrières et 540 check-points volants. Ce qui
donne une idée de la surveillance et de la liberté d’aller et venir dont
jouissent les Palestiniens. Rappelons que la Cisjordanie, à la suite des
accords d’Oslo de septembre 1993, est divisée en trois zones : A sous
contrôle palestinien (18 % du territoire) ; B dont la sécurité reste du
domaine israélien (20 %) et C sous la supervision totale des autorités
juives (62 %).
On a souvent comparé la Cisjordanie à une peau de léopard avec des
enclaves palestiniennes quasiment isolées du reste et que l’on assimile à
des bantoustans. Il suffit de regarder des cartes de l’Afrique du Sud à
l’époque des homelands et celle de la Cisjordanie actuelle pour se faire
une idée de la façon dont le territoire est morcelé afin de mieux être placé
sous un flicage systématique. Les dimensions des deux territoires sont
loin d’être les mêmes et les moyens utilisés sans aucune comparaison.
Il y a quelques années, Le Monde diplomatique avait publié une carte
ou plutôt la représentation d’un archipel dont on aurait pu imaginer qu’il
ressemblait aux Maldives, mais qui était en réalité celui de la Palestine
orientale, imaginée par Julien Bousac dans l’Atlas intitulé Un monde à
l’envers . Toute la partie contrôlée par Israël avait été transformée en
[9]
mer. Une mer de tourments sur laquelle il est possible de naviguer entre
différentes îles qui ont pour nom : îles ramalliotes occidentales (ouest de
Ramallah), île sainte pour Bethléem, île aux oliviers pour Salfit, île sous le
mur pour le sud de la colonie d’Etzion, île de l’Est pour Jéricho. Le voyage
vaut le détour. Vous pouvez naviguer dans des canaux, des baies, des
golfes du nom des colonies. Vous pouvez zigzaguer de cap en cap, entre
les réserves naturelles, les pics des colonies (car celles-ci sont le plus
souvent en haut des collines), les zones sous surveillance (symbolisées
par des bateaux de guerre), les côtes protégées pour les secteurs sous
autonomie partielle (zone B) et les ports de plaisance imaginaires.
Cette carte a fait sensation. Les lecteurs ont pu ainsi se rendre compte
de façon imagée à quelle peau de chagrin avait été réduite la Cisjordanie
censée devenir dans un avenir sans cesse repoussé le futur État
palestinien avec la bande de Gaza. « C’est cette structure générale
d’apartheid existant dans les territoires occupés qui rend cette
affirmation crédible en dépit des différences existant entre les
caractéristiques spécifiques de l’apartheid sud-africain et le régime qui
prévaut dans les territoires palestiniens occupés », écrit Peter Falk dans
un rapport circonstancié du 30 août 2010 sur les droits de l’homme déjà
mentionné précédemment. Venue en Israël en mai 2008, Nadine
Gordimer, juive, Prix Nobel de littérature et farouche opposante au
système de l’apartheid n’avait pas hésité à affirmer : « L’humiliation,
l’éviction des gens de leur maison, le fait de les maintenir d’un côté du
mur alors que leurs moyens de subsistance, leurs récoltes, leurs graines
se trouvent de l’autre côté, c’est évidemment comparable à ce qui se
passait en Afrique du Sud . »
[10]
Jérusalem judaïsée
Des siècles durant, nombre de Juifs ont scandé « l’an prochain à
Jérusalem ». Devenu le mantra des sionistes, ce rêve se transforma en
réalité après la victoire éclair de la guerre des six jours en juin 1967. Par
une loi fondamentale édictée en 1980, Jérusalem fut baptisée « capitale
réunifiée et éternelle » de l’État d’Israël. Et cela au mépris de la
résolution 181 de l’Assemblée générale des Nations unies qui avait décidé
d’en faire un « corpus separatum » en raison du fait qu’elle a toujours été
le carrefour des trois religions monothéistes, juive, chrétienne et
musulmane : c’est le premier lieu saint du judaïsme et du christianisme,
et le troisième de l’islam. Cette annexion n’a jamais été reconnue par la
communauté internationale et les ambassades des pays étrangers sont
toujours installées à Tel-Aviv. In fine, le désir affiché des religieux juifs
ultras est de reconquérir le Mont du Temple, aujourd’hui l’esplanade des
Mosquées, afin d’y reconstruire le troisième temple (les deux premiers
ayant été rasés, d’abord par le roi de Babylone Nabuchodonosor, puis par
l’empereur romain Titus). La nouvelle maquette existe déjà. On peut la
voir dans le quartier juif de la vieille ville. Pour le moment, le lieu de
prière reste le mur des Lamentations auquel les Juifs ont de nouveau
accès depuis la guerre des six jours. Mais ce site n’est en fait qu’un mur de
soutènement de l’esplanade ; la place qui y donne accès a été nettoyée dès
1967 de toutes les constructions qui y étaient édifiées auparavant, le
quartier dit « des Marocains », établi depuis plusieurs siècles.
Depuis 1967, les autorités israéliennes œuvrent pour se rendre maîtres
de Jérusalem-Est et de toute sa périphérie. Ce projet a commencé dès
1948 avec la confiscation des maisons appartenant aux Palestiniens
situées dans la partie occidentale. Celles-ci sont accaparées par les
nouveaux arrivants qui profitent d’une loi édictée sur mesure, la loi dite
« des absents » qui permet aux vainqueurs de prendre possession des
biens considérés comme vacants. Tous ceux qui, en effet, avaient quitté
leur domicile ou avaient été chassés entre le mois de novembre 1947 et le
mois de septembre 1948, et se trouvaient désormais dans des territoires
considérés comme ennemis, ont été expropriés. Ce fut le cas des
habitants réfugiés à Jérusalem-Est ainsi qu’en Cisjordanie, placée à
l’époque sous le contrôle de la Jordanie. Aujourd’hui encore les spoliés
n’oublient pas. Le 11 mai 2008, ils ont défilé dans les rues de Talbiyeh et
de German Colony, deux quartiers cossus de Jérusalem-Ouest, pour que
personne n’oublie que « 73 000 Palestiniens ont été contraints de partir
et qu’au moins 5 000 maisons ont changé de propriétaire », comme le
rappelle Diana Husseini, descendante d’une des plus grandes familles
palestiniennes. Certains bâtiments portent toujours sur les murs les
initiales des anciens occupants, mais aujourd’hui les drapeaux israéliens
flottent sur les balcons. Ce fut le point de départ de la grande razzia dont
le principal moteur est de couper la ville trois fois sainte de son
hinterland.
L’opération a commencé dès 1967. La vieille ville ne couvre qu’un peu
plus d’un kilomètre carré. Du temps de l’occupation jordanienne,
Jérusalem s’étendait au plus sur 6 km2. Après la guerre des six jours,
Israël a annexé 64 km2 comprenant 28 villages arabes pour créer le
« grand Jérusalem ». Lorsque le mur sera terminé et qu’il englobera
toutes les colonies édifiées dans un large arc de cercle oriental autour de
cette cité, quelque 164 km² auront été ainsi phagocytés pour judaïser
Jérusalem. Ce croissant a commencé par sept colonies implantées du
nord au sud, auxquelles sont venues s’adjoindre au fil des ans de
nombreuses autres, que les autorités israéliennes ne cessent d’agrandir
tout en tentant d’en créer encore d’autres comme à Givat Hamatos, près
de Bethléem, afin de densifier l’encerclement de la ville historique, de la
couper totalement de la Cisjordanie pour empêcher de cette manière que
les Palestiniens la revendiquent comme leur capitale . En juillet 2000,
[11]
lorsque Bill Clinton, l’ancien président américain, tentait d’arracher un
accord de paix, il avait mis l’accent sur le fait que ce qui était juif resterait
juif et que ce qui était arabe resterait palestinien. Le statu quo désiré
appartient désormais largement au passé.
Aujourd’hui, les bourgs arabes sont enclavés dans les mailles de la
colonisation dont l’objectif est de créer une continuité territoriale
destinée à isoler les communautés palestiniennes. L’ancienne Ligne verte
a été enfoncée de toutes parts. En 2010, lorsque Benyamin Netanyahou
avait accepté de geler pendant dix mois le processus de colonisation afin
de relancer les pourparlers de paix, il s’était refusé à appliquer cette
mesure à Jérusalem. « Il y a 44 ans, la ville a été réunifiée et nous
sommes retournés aux terres de nos ancêtres… L’unité de la ville est le
fondement de l’unité du peuple d’Israël », martèle-t-il encore en
mai 2011. Quitte à tirer un trait sur tout le passé multiculturel d’une cité
fondée entre 3 000 et 2 600 ans avant Jésus Christ !
Qu’à cela ne tienne, un jour viendra où les 284 000 Palestiniens vivant
dans ce secteur seront totalement coupés de leurs semblables qui ont le
malheur de se trouver de l’autre côté du mur. Lorsque celui-ci sera
terminé et englobera l’immense colonie de Maale Adoumim, cité de 39
000 habitants située à l’est, la boucle sera presque entièrement bouclée.
Il ne restera plus qu’à construire de nouveaux lotissements à l’ouest de ce
complexe, dans une sorte de zone tampon appelée E1 (Est 1), un territoire
de 12 km², pratiquement totalement vide, pour qu’un véritable cadenas
enserre Jérusalem, de Givat Zeev au nord à Gush Etzion au sud . [12]
Le veto américain qui, jusqu’à présent, a empêché Israël de s’emparer
du no man’s land d’E1 est sur le point d’être bravé. Un gigantesque hôtel
de police trône depuis plusieurs années au sommet d’une colline et les
autres projets de construction en sommeil ont été réactivés en
représailles à l’admission de la Palestine comme État non-membre de
l’ONU. Ce qui signifierait que la Cisjordanie serait coupée en deux, que
Jérusalem serait totalement isolée de son hinterland et que la perspective
d’un État palestinien viable deviendrait totalement illusoire. Les masques
tomberaient une bonne fois pour toutes. Une superbe route express à
quatre voies borde déjà la colonie de Maale Adoumim pour descendre sur
les bords du Jourdain, en direction de la mer Morte.
Demain sans doute, cette gigantesque colonie sera reliée à ses
voisines et Jérusalem trônera au milieu d’un chapelet d’implantations
juives car E1 est le dernier chaînon manquant de l’encerclement de
Jérusalem. Au nord, une ligne de tramway de 14 kilomètres construite
par des sociétés françaises et inaugurée en août 2011 relie la colonie de
Pisgat Zeev au mont Herzl. Au sud, de hauts murs de huit mètres de haut
cernent Bethléem. Une route de contournement est prévue pour
permettre aux Palestiniens du sud de la Cisjordanie de se rendre au nord
et inversement sans passer par Jérusalem. La Cisjordanie ne sera plus
qu’une terre en lambeaux, un patchwork décousu. Des routes spéciales
permettront aux colons de se rendre à Jérusalem sans emprunter les axes
utilisés par les Palestiniens. En contrebas du mont des Oliviers, face au
nord-est, une route est déjà séparée en deux par un mur pour permettre
aux Palestiniens et aux Israéliens de rouler sans se voir (route 45 ). Sans
[13]
parler de la route 443, axe entre Jérusalem et Tel-Aviv, qui, sur un
tronçon d’une vingtaine de kilomètres, est interdite aux Palestiniens. Des
tunnels et des ponts ont été construits pour isoler les voitures
israéliennes des voitures palestiniennes. Le processus de séparation se
met en place inexorablement. La division des deux peuples progresse de
jour en jour .[14]
Dans la vieille ville, la colonisation avance également, maison par
maison. Par le biais de sociétés écrans, des fonds américains
d’organismes comme Ateret Cohanim du magnat Irving Moskowitz ou de
groupements de colons fanatiques tel Elad réalisent des acquisitions.
Chaque fois, les bâtiments achetés sont transformés en bunkers sur
lesquels flotte immédiatement le drapeau israélien. Une guerre
d’attrition. Comme le souligne l’organisation de défense des droits de
l’homme, B’Tselem, l’objectif consiste à encercler l’esplanade des
Mosquées, objet ultime de la judaïsation, pour y reconstruire le troisième
temple . La bagarre entre nouveaux arrivants et résidents est sans
[15]
relâche, la conquête sans limite et sans quartier. Actuellement 2 000
colons se sont installés dans la vieille ville. Elle vise aussi bien le mont des
Oliviers que le quartier de Cheikh Jarrah. Elle est particulièrement âpre
au sud de la vieille ville, à Silwan et Al-Boustan, le bassin sacré considéré
comme le siège de l’antique royaume de David et peuplé de 40 000
Palestiniens. Les fouilles archéologiques servent de prétexte à la
destruction des maisons et à l’expulsion des résidents vivant dans la
vallée du Cédron, au pied du Mont des Oliviers.
Le ministère de l’intérieur a décidé, en février 2012, d’y créer un site
touristique de 5 000 m2 comportant des salles d’exposition de vestiges
archéologiques, des boutiques de souvenirs, une cafétéria. Un parking est
déjà creusé. Un jardin est prévu. Un million et demi de visiteurs sont
attendus chaque année. Quatre-vingt-trois maisons sont visées à Silwan
et cinquante-cinq autres à Al-Boustan. La résistance s’est organisée. Nir
Barkat, le maire de Jérusalem, estime que les constructions sont illégales.
« La loi doit être respectée, quelles que soient l’identité, la race, la
résidence et la religion », a-t-il fait savoir.
L’ennui est qu’il est très difficile, voire impossible, pour les Palestiniens
d’obtenir un permis de construire, même si des milliers de maisons
manquent. Selon les chiffres fournis par l’OCHA dans un rapport du mois
de mars 2011, les Palestiniens ne peuvent disposer que de 13 % des terres,
qui sont déjà bâties pour l’essentiel, bien que leur population ait
quadruplé depuis 1967, passant de 70 000 à 284 000. Seuls 14 000
immeubles ont obtenu des permis de construire en plus de 40 ans alors
qu’il en faudrait 14 000 chaque année17. À l’opposé, 35 % des terres ont
été allouées aux colons. Les Palestiniens n’ont donc aucune marge de
manœuvre et construisent donc sans autorisation (33 % des maisons
n’ont pas de permis, plaçant ainsi 93 000 habitants sous la menace de
déplacement). De temps à autre, les bulldozers arrivent, escortés par la
police, et détruisent tout, jetant des familles entières à la rue. Depuis
1967, 2 800 maisons ont ainsi été rasées – dont 800 au cours de la
dernière décennie.
Il faut à tout prix éviter que la population arabe ne progresse. Tout est
fait pour les inciter à partir, pour exclure les Hiérosolymitains arabes.
Toujours selon l’OCHA, 55 000 Palestiniens sont coupés des zones
urbaines par le mur. Les autres doivent emprunter de longs trajets,
franchir les check-points (seuls 4 sur 16 leur sont autorisés) pour se
rendre dans la ville. Cette « barrière de sécurité » leur rend la vie
impossible. À chaque fête juive, les territoires palestiniens sont bouclés.
Le libre accès aux lieux saints, garantie essentielle des droits de l’homme,
est bafoué. Côté musulman, souvent seuls les hommes au-dessus de 55
ans, les femmes de plus de 45 ans et les enfants de moins de douze ans
peuvent librement se rendre sur l’esplanade des Mosquées. L’OCHA a
calculé que 40 % des habitants de Cisjordanie n’ont aucune possibilité de
faire leur prière à la mosquée Al-Aqsa ou au dôme du Rocher, les deux
édifices religieux situés sur ce promontoire sacré. Qu’ils soient de
Cisjordanie ou de Jérusalem, les Palestiniens ne peuvent utiliser
l’aéroport Ben Gourion de Tel-Aviv car ils n’ont pas de passeport
israélien. Ils doivent se rendre à Amman en Jordanie, franchir la frontière
par l’un des trois points de passage et, pour ce faire, affronter toutes les
tracasseries administratives imposées par les autorités israéliennes.
Les Arabes de Jérusalem jouissent d’un statut de résident permanent :
ils disposent d’une carte d’identité bleue et bénéficient des services
sociaux. Mais ils ne sont pas autorisés à voter aux élections nationales.
Leurs enfants n’obtiennent le statut de résident que sous certaines
conditions, et si leur épouse n’a pas le statut de résident, ils ne peuvent
vivre ensemble qu’après l’obtention d’un permis de « réunification
familiale ». Ce qui n’est jamais une mince affaire. En fait, comme
l’observe B’Tselem, on les traite « comme des immigrés même s’ils sont
nés à Jérusalem et y vivent depuis des générations ». Leur situation est
d’autant plus précaire que les autorités ont la faculté de retirer facilement
le permis de résidence. Chaque détenteur doit prouver qu’il habite dans
cette partie de la ville en fournissant les papiers adéquats (preuve de vie).
En principe, après sept années d’absence, le permis est retiré. Ce fut le
cas pour 14 561 d’entre eux depuis 1967, dont 4 672 pour la seule année
2008, dernier chiffre connu, soit vingt fois plus que la moyenne des
années précédentes.
Le processus d’exclusion s’accélère et des procédures sans fin sont
intentées pour éviter ce bannissement. Le Centre pour les Droits sociaux
et économiques de Jérusalem croule sous les dossiers. Ziad Al-
Hammouri, le directeur, explique qu’il faut batailler tous les jours contre
les Israéliens pour conserver le droit de vivre à Jérusalem-Est. Il est
évidemment impossible pour un Palestinien de vivre et d’acheter une
propriété à Jérusalem-Ouest et a fortiori dans le reste d’Israël : 93 % des
terres sont des terres d’État gérées par la Israel Lands Administration
(ILA) et le Fonds national juif, et allouées aux nouveaux immigrants en
vertu de la loi du retour.
Est-il nécessaire d’en rajouter sur le fossé séparant la communauté
juive de la communauté arabe à Jérusalem, sur la différence des niveaux
de vie, sur l’inégalité en matière de santé, d’éducation, d’infrastructures,
de services alors que cette dernière représente 37 % des habitants ? Parmi
les Arabes, 78 % de la population vivent en dessous du seuil de pauvreté.
Ce chiffre atteint 83 % pour les enfants, selon l’Association pour les droits
civils en Israël (ACRI ). Il suffit de circuler à la périphérie de la vieille
[16]
ville dans les bourgs environnants pour se rendre compte de la situation.
Des résidents entassés dans des cités chaotiques aux routes défoncées
avec des écoles surpeuplées. La grande préoccupation des Israéliens est
que cette population démunie ne cesse de croître, pour atteindre les 40 %
de la population totale alors qu’elle ne représentait que 25 % en 1967. En
1973, une commission du nom de « Gavni » avait établi que le ratio de la
balance démographique entre Juifs et Arabes devait être maintenu au
niveau de 70 % de Juifs pour 30 % de Palestiniens. C’est pourquoi par
exemple les 40 000 habitants du camp de réfugiés de Chouafat craignent
de ne plus pouvoir avoir accès à Jérusalem depuis qu’ils ont été placés
derrière le mur et qu’en décembre 2011 un gigantesque terminal avec fils
de fer barbelés, caméras et fouilles individuelles a été installé, qui permet
aux Israéliens de contrôler les allées et venues de chaque résident. Ces
derniers appréhendent qu’à l’avenir, leur camp ne fasse plus partie de
Jérusalem et soit placé sous le contrôle de l’armée en tant que partie
intégrante de la Cisjordanie.
La règle de base consiste à modifier l’équilibre démographique de tout
le secteur. C’est pourquoi, en 2011, le nombre de permis de construire
accordés à des Israéliens à Jérusalem a atteint le chiffre record de 3 690,
soit le chiffre le plus élevé depuis dix ans, selon l’ONG La Paix
maintenant. Le processus en cours s’accélère, y compris en Cisjordanie,
où les constructions ont progressé de 20 % en 2011 par rapport à l’année
précédente. Cette vaste entreprise entraîne sans conteste de la
discrimination, de l’exclusion, de la dépossession et bien évidemment de
la répression. Elle n’est qu’une entreprise coloniale au nom du sionisme
et avec la Bible pour justification. « Israël perpétue de façon active
l’annexion de Jérusalem-Est en affaiblissant systématiquement la
présence palestinienne dans la ville par l’expansion des colonies, une
planification restrictive, la poursuite des évictions et démolitions, une
politique inéquitable en matière d’éducation, un accès difficile aux soins
médicaux, des prestations et des investissements insuffisants, et la
précarité du statut de résident ».
Ce constat sans concession a été établi par les 27 consuls généraux de
l’Union européenne (UE) à la fin 2011 . Ce n’est pas le premier. Et
[17]
pourtant cela continue ! En affirmant, dans un article publié le 16 avril
2010 par l’International Herald Tribune, que « Jérusalem est au-dessus
de la politique » et qu’« aujourd’hui, pour la première fois dans l’histoire,
juifs, chrétiens et musulmans peuvent accomplir leurs rites religieux
librement et que, contrairement à certaines affirmations des médias,
juifs, chrétiens et musulmans ont l’autorisation de construire leur foyer
n’importe où dans la ville », le Prix Nobel de la paix Elie Wiesel dénie
outrageusement la réalité des choses. « Certains Juifs zélés se jouent des
contraintes de l’espace à Jérusalem pour s’insérer comme autant d’os
dans les gorges des quartiers arabes pour les purifier et les judaïser avec
l’aide de riches bienfaiteurs américains dont vous connaissez plusieurs
personnellement », lui avait alors répondu le journaliste Yossi Sarid, dans
le quotidien Haaretz .
[18]
Juifs seulement
S’il existe une caricature du comportement outrancier des autorités
israéliennes, c’est la situation à Hébron. Pour assurer la sécurité de
quelque six cents colons installés dans le cœur historique de la ville,
l’armée a transformé la casbah en un quasi désert. Assad Nour Munshar
met un point d’honneur à venir tous les jours dans sa boutique de la
vieille rue Shalaleh. Il y a bien longtemps qu’il ne vend pratiquement plus
rien. Sa quincaillerie est dévastée, poussiéreuse. Les murs suintent
l’humidité et le plafond est pourri. Son vrai travail consiste à surveiller les
colons installés juste de l’autre côté de ses portes métalliques afin que son
magasin ne soit pas totalement ruiné puis occupé par ces voisins de plus
en plus agressifs.
Cet homme de 71 ans a perdu une grande partie de ses produits à la
suite d’une inondation provoquée par les colons. D’autres ont été volés
après qu’une porte a été fracturée. De l’acide a même été utilisé pour
pratiquer des trous dans les portes métalliques. La boutique empeste
l’urine déversée par les colons dont les habitations surplombent cette rue
commerçante, autrefois poumon d’Hébron. Les grillages métalliques
installés au-dessus de la rue sont remplis de détritus de toute nature que
les colons jettent de leurs fenêtres. Les ouvriers qui travaillent à la
réfection de la chaussée doivent veiller aux seaux d’eau ou de déjections
qui sont balancés depuis une terrasse sur laquelle un soldat déambule de
façon débonnaire.
Des rouleaux de fil de fer barbelé séparent les deux mondes. Un
mirador domine le secteur. Derrière la boutique d’Assad Nour Munshar,
la ruelle qui était celle des bijoutiers est vide, devenue un dépotoir.
L’armée a soudé les portes métalliques des magasins. Pas question de
céder face à « l’occupant », proteste le quincaillier. « Je préfère être
égorgé sur place. » Auparavant il avait six employés et aujourd’hui, il est
seul. Il survit grâce à l’aide alimentaire que lui donne chaque mois le
Comité International de la Croix Rouge (CICR).
Il fait partie des quelque 9 000 personnes auxquelles sont distribués
des colis de nourriture dans cette ville qui fut, par le passé, le principal
centre commercial du sud de la Palestine. Toutes habitent dans le secteur
H2, un secteur tampon d’un peu plus de quatre km2 comprenant le cœur
de la cité, c’est-à-dire la zone commerçante ainsi que les points
d’implantation des colons. À la suite d’un accord avec l’Autorité
palestinienne signé en 1997, ce secteur qui compte 35 000 habitants a été
placé sous le contrôle de l’armée israélienne alors que la zone H1 (130
000 habitants) est administrée par l’Autorité palestinienne. Les colons
souhaitent faire main basse sur cette zone centrale, considérant qu’elle
leur revient pour des raisons historiques. Leur présence rend la vie
impossible à leurs voisins arabes en dépit des observateurs civils de
l’ONU de la Temporary International Presence in Hebron (TIPH).
Depuis le début de la deuxième Intifada en septembre 2000, la
situation dans la zone H2 s’est considérablement dégradée. Couvre-feu,
restrictions de circulation, fermetures des commerces ont transformé le
cœur d’Hébron en « une ville fantôme » selon le titre d’une étude de
l’Organisation de défense des droits de l’homme B’Tselem. Celle-ci a
établi que 58 % des appartements sont inhabités en raison des difficultés
à vivre dans un état de siège permanent et que 77 % des commerces (1
829 au total) ont été fermés sur ordre de l’armée . Des rues entières sont
[19]
aujourd’hui désertes. Leur accès est contrôlé par des soldats. Les rideaux
de fer des boutiques ont été soudés. Le marché a également été fermé,
puis annexé par les colons, qui ont tenté de le transformer en un nouveau
point d’implantation. Un programme de réhabilitation de 22 vieux
bâtiments a été stoppé sur décision militaire en raison de leur proximité
avec les implantations juives. Et tout cela à cause de la présence de
600 colons aux exactions jamais sanctionnées. La situation ne cesse de se
dégrader. Le constat est de plus en plus alarmant, selon le CICR.
La présence de l’armée est permanente. Elle contrôle les Palestiniens
désireux de se rendre au caveau des Patriarches. Elle facilite le passage
aux Juifs souhaitant aller prier dans ce site où sont censés être enterrés
Abraham, Jacob et Isaac, vénérés par les trois religions monothéistes.
Depuis qu’un nationaliste religieux, Baruch Goldstein a, en 1994, fait
irruption dans ce site sacré et mitraillé des fidèles musulmans, en tuant
29, ce lieu de culte a été divisé en deux de telle sorte que les Juifs et les
Arabes ne se rencontrent pas. Les deux communautés vivent d’ailleurs
totalement séparées et empruntent des routes différentes, avec
interdiction des voitures du côté palestinien. La ville est coupée en trois.
La bataille pour la reconquête d’Hébron (zone H2) par les colons est loin
d’être terminée. Elle donne lieu périodiquement à des bouffées de
violence comme ce fut le cas après l’achat d’un immeuble par des
religieux fanatiques finalement évacués en décembre 2008. Hébron et
toute la région environnante (avec la colonie de Kiryat Arba ainsi que
celles de Givat Harsina et Givat Ha’avot) symbolisent la cristallisation des
affrontements entre deux peuples et reflètent une colonisation qui ne
recule devant rien pour arriver à ses fins.
Il ne s’agit que d’un exemple parmi d’autres. Celui du sort réservé aux
Bédouins en offre un autre. Le plan Prawer, du nom d’un membre du
Conseil pour la sécurité nationale, a été adopté le 11 septembre 2011 par
le gouvernement israélien. Il prévoit le transfert forcé de 30 000
Bédouins afin de les sédentariser dans des villages dits « reconnus »,
appelés « villes de concentration » par les Israéliens et townships comme
en Afrique du Sud pour les déplacés, afin de faire le vide pour planter des
arbres et installer des colons dans le désert du Néguev. Les 13 villages
« non reconnus » seront donc rasés définitivement. L’un d’entre eux, Al-
Arakib, camp de tôles ondulées et de baraquements, a déjà été détruit 29
fois et à chaque fois rebâti. Pour les Bédouins qui sont des citoyens
israéliens, il n’est pas question de renoncer à leur mode de vie ancestral et
de s’établir définitivement dans des emplacements qu’ils n’ont pas
choisis. Mais leurs documents de propriété, qui remontent pour la
plupart à la période ottomane, ne sont pas reconnus par les autorités
israéliennes. Lors de la création de l’État juif en 1948, 79 000 d’entre eux
sur les 90 000 existants avaient déjà été expulsés. Ne restait que onze
tribus sur dix-neuf. Aujourd’hui 180 000 bédouins vont et viennent au
gré des pâturages, vivant pour la plupart dans le Néguev mais une bonne
partie s’est plus ou moins sédentarisée. Il en reste environ 70 000 (40
villages) à fixer afin de pouvoir mieux les contrôler. Pour les autorités, il
s’agit de « squatters » auxquels elles prétendent assurer de meilleures
conditions de vie en leur fournissant une aide économique . [20]
Mais les Bédouins n’en veulent pas. Ils préfèrent vivre comme ils
l’entendent et parlent de « déclaration de guerre », estimant que l'on veut
les chasser de chez eux définitivement. Le 6 octobre 2011, des milliers
d’entre eux se sont rendus à Beersheva pour protester, brandissant des
pancartes « Israël a volé les terres des citoyens arabes du Néguev ». Ils se
retranchent derrière les recommandations de la commission Goldberg
qui, le 11 novembre 2008, avait proposé que les Bédouins restent dans
leurs foyers, estimant qu’ils avaient « des liens historiques » avec cette
terre. Mais, pour le gouvernement, il s’agit de « faire fleurir le désert » et
de développer les zones de colonisation en faveur des Juifs. La
commission Prawer ne prévoit de reconnaître qu’un sixième des terres
bédouines. Les autorités israéliennes paraissent décidées à aller de
l’avant et à résoudre cette question une fois pour toutes. Elles ont
également l’intention de faire place nette en Cisjordanie où vivent 27 000
Bédouins. Une partie d’entre eux devraient également être évacués et, en
premier lieu, ceux – au nombre de 2 400 – qui vivent le long de la route
descendant vers la mer Morte qui longe la colonie de Maale Adoumim.
Tous ceux installés en zone C, entièrement contrôlée par Israël, sont dans
le collimateur, notamment lorsqu’ils vivent à proximité des implantations
juives. Certaines tribus descendent de celles expulsées du Néguev. Il
s’agirait donc d’un deuxième départ forcé.
Gideon Levy, journaliste du quotidien Haaretz, a usé de la formule
« nettoyage ethnique » pour décrire la situation. En mai 2011, il révéla
qu’Israël avait, entre 1967 et 1994, utilisé une procédure secrète pour
révoquer le droit de résidence de 140 000 Palestiniens. La méthode
employée était simple : tout Palestinien souhaitant se rendre à l’étranger
pour faire des études ou travailler devait laisser sa carte d’identité au pont
Allenby, le point de passage entre la Cisjordanie et la Jordanie. En
échange, il recevait un laissez-passer renouvelable, mais seulement
pendant une période de six ans. Si, à son retour, ce laps de temps était
écoulé, il perdait son droit de résidence… sans bien sûr avoir été informé
de ce délai ! Ce procédé a permis, selon Haaretz, de réduire la population
palestinienne de 14 % .[21]
Après 1994, date de la mise en place de l’Autorité palestinienne en
application des accords d’Oslo du 13 septembre 1993, les choses n’ont pas
vraiment changé. La loi israélienne permet en effet de révoquer le droit
de résidence à tout Palestinien qui s’absente trop longtemps de chez lui.
C’est ainsi que 130 000 d’entre eux sont classés no longer residents
(NLR) et de fait expulsés de chez eux sans possibilité de retour. « Tous
ceux qui disent “ce n’est pas de l’apartheid” sont invités à répondre à ces
questions, écrit Gideon Levy : pourquoi un Israélien peut-il quitter son
pays pour le restant de ses jours sans que personne ne suggère que sa
citoyenneté soit révoquée alors qu’un Palestinien, né sur place, n’est pas
autorisé à le faire ? Pourquoi un Israélien peut-il épouser une étrangère et
obtenir un permis de résidence pour sa femme alors qu’un Palestinien ne
peut épouser sa voisine qui vit en Jordanie ? Cela n’est-il pas de
l’apartheid ? Au cours de toutes ces années, je n’ai cessé d’écrire sur les
tragédies de familles déchirées dont les fils et les filles se voyaient refuser
la possibilité de vivre en Cisjordanie ou à Gaza en raison de règles
draconiennes… pour les seuls Palestiniens ».
Le 11 janvier 2012, la Cour suprême d’Israël a rejeté les recours de
plusieurs associations de défense des droits de l’homme contre la loi de
citoyenneté qui, depuis 2003, interdit aux Palestiniens ou aux
Palestiniennes de Cisjordanie d’obtenir la nationalité israélienne, voire le
permis de résidence, s’il – ou elle – se marie avec un(e) Palestinien(ne)
d’Israël qui est officiellement citoyen de plein droit de l’État juif. Ce qui
signifie que la réunification des familles est désormais impossible et que
les couples palestiniens vivant en Israël dont l’un des membres n’a pas de
permis de résidence sont désormais en situation illégale. Ou s’il en a un,
celui-ci va-t-il être révoqué ? Depuis 1993, plus de 100 000 Palestiniens
avaient obtenu par mariage un permis de séjour en Israël, mais les
autorisations avaient déjà considérablement diminué au cours des
dernières années.
La décision de la Cour suprême y met un point final. « Si vous voulez
vous marier avec un ou une Palestinienne, vous n’avez qu’à partir », a
résumé Zeeva Galon, députée de l’opposition. La Cour a estimé sans
barguigner que « si le droit à l’égalité était violé, cette transgression ne
violait pas pour autant les lois fondamentales du pays ». Elle n’a pas
expliqué pourquoi. Ce coup d’arrêt prive de fait « les citoyens arabes
d’Israël d’une vie de famille sur la seule base de l’appartenance ethnique
ou nationale de leur conjoint », comme l’a fait remarquer Adalah,
l’Association de défense de la minorité arabe israélienne . Rappelons que
[22]
ces derniers représentent 20,6 % de la population, soit 1,6 million de
personnes.
Mais la cause est entendue depuis longtemps. Israël a toujours cherché
par tous les moyens à se débarrasser de la population arabe installée sur
place. « Faire disparaître les Arabes demeure au cœur du rêve sioniste et
était également une condition nécessaire à sa réalisation… À quelques
exceptions près, aucun sioniste ne contesta l’intérêt du déplacement forcé
ou sa moralité » a écrit Tom Segev, journaliste et historien israélien . [23]
Golda Meir, lors d’une déclaration restée célèbre, le 15 juin 1969, avait
carrément affirmé au Sunday Times qu’il n’y avait pas sur place « une
chose comme les Palestiniens », que ceux-ci « n’existaient pas ». De
nombreux dirigeants israéliens considèrent toujours que la Jordanie est
la véritable patrie des Palestiniens et qu’ils n’ont qu’à rejoindre leurs
compatriotes dans ce pays où ils sont déjà majoritaires. Le royaume
hachémite leur a même accordé, pour la plupart, la citoyenneté
jordanienne contrairement aux autres pays limitrophes comme le Liban
ou la Syrie qui s’y sont toujours refusé, considérant que ces réfugiés
devaient retourner chez eux. (Selon le bureau des statistiques palestinien,
il y aurait plus de deux millions de réfugiés en Jordanie, 525 000 en Syrie
et 450 000 au Liban).
Depuis toujours, Israël a tout fait pour réduire les Palestiniens à une
quantité négligeable, en tout cas pour éviter leur accroissement. Eli
Yishaï, ministre de l’intérieur, l’a souligné sans ambages après la décision
de la Cour suprême : « La sécurité nationale est aussi démographique
afin de ne pas mettre en cause la majorité juive du pays. » Pas question
de favoriser « un suicide national », a ouvertement reconnu l’un des juges
de la Cour, Asher Dan Grunis. Comment alors ne pas parler de
discrimination raciale puisque ce texte concerne aussi les habitants de
Gaza et tous les Palestiniens résidant dans tous les territoires considérés
comme « ennemis » ?
En revanche, n’importe quel étranger peut demander un permis de
résidence en Israël et les Juifs du monde entier peuvent venir s’y installer
en vertu de la loi du retour qui date du 5 juillet 1950. Retour permis pour
les membres d’une diaspora d’il y a deux mille ans et retour interdit pour
une diaspora qui remonte à 65 ans. Sinon, il n’y aurait plus de
domination juive, mais une majorité arabe qui réclamerait les mêmes
droits, les mêmes pouvoirs. C’est pourquoi il y aura toujours deux
citoyennetés différentes, deux nationalités effectives, deux régimes légaux
inégaux. C’est pourquoi Benyamin Netanyahou réclame désormais la
reconnaissance du caractère juif de l’État d’Israël après avoir obtenu de
l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) la reconnaissance
juridique de son pays sans jamais s’engager sur la création d’un État
palestinien. Une nouvelle exigence pour une nouvelle théocratie !
Si les Palestiniens l’acceptaient, cela signifierait renoncer
définitivement au droit au retour et nier l’arabité de 1,6 million de leurs
compatriotes vivant en Israël. Avigdor Lieberman, ex-ministre
(démissionnaire) des affaires étrangères, a même proposé que la
citoyenneté des arabes d’Israël soit révoquée si ces derniers participaient
à « des actes qui constituent une infraction à la loyauté de l’État ». Ce
dirigeant d’Israël Beitenou (Israël notre maison), formation d’extrême
droite, a toujours été partisan du transfert des Palestiniens d’Israël vers la
Cisjordanie si un État palestinien était créé. Les dirigeants de Ramallah,
Mahmoud Abbas, président de l’Autorité palestinienne en tête, se sont
toujours insurgés contre la reconnaissance du caractère juif d’Israël,
estimant que cette nouvelle condition était inacceptable.
« Israël a créé le droit au retour pour les Juifs du monde entier, mais le
refuse aux Palestiniens », constate l’avocat palestinien, Raja Shehadeh . [24]
Pour lui, « il n’y aura pas de paix » sans reconnaissance de ce droit. « Les
Israéliens doivent comprendre ce qu’est la Nakba et ce que nous avons
subi, mais ils n’en prennent, hélas, pas le chemin », déplore-t-il. Ils
persistent à nier la spoliation, le déracinement et l’éviction de centaines
de milliers d’Arabes en dépit du travail accompli par les historiens,
notamment les historiens juifs comme Ilan Pappé, Avi Shlaïm et Benny
Morris qui ont amplement démontré l’ampleur de cette tragédie.
Mahmoud Abbas s’est déclaré prêt à négocier ce droit au retour,
acceptant qu’une infime partie seulement puisse revenir, mais il exige un
dédommagement pour les autres et surtout qu’Israël reconnaisse sa faute
originelle.
Cette politique d’expulsion n’a pas cessé avec l’armistice de 1949. Il a
été officiellement mis en place et/ou entériné par une série de lois
donnant la pleine propriété des territoires arabes au Fonds national juif.
Il s’agit notamment de l’Absentee property law de 1950 et de la Land
acquisition de 1953. Cette dépossession s’est poursuivie pendant et après
la guerre des six jours au cours de laquelle 250 000 Palestiniens ont été
expulsés ou ont fui, soit le quart de la population. Ces déracinements
auraient sans doute été plus importants si le conflit avait duré plus
longtemps et si Israël n’avait craint la réprobation de la communauté
internationale, beaucoup plus à l’écoute des événements qu’en 1948. À
l’époque, les Israéliens préféraient plutôt parler de « transfert » que de
« nettoyage ethnique ». Aujourd’hui encore, ils s’insurgent contre
l’utilisation de cette expression. Depuis 1967, par le biais de la
colonisation qui redouble d’intensité, cette pression pour rejeter les
Palestiniens n’a jamais cessé. C’est une vaste entreprise de grappillage du
terrain associée à une répression féroce par un maillage militaire et
policier qui ne se relâche pas. Chaim Levinson, journaliste au quotidien
Haaretz, a révélé qu’il existait pas moins de 101 types de permis délivrés
par l’administration israélienne pour contrôler les déplacements des
Palestiniens[25]
: en fonction des besoins, des professions, des
circonstances, des lieux de résidence, etc. La construction du mur a
encore compliqué les choses. Il doit serpenter sur 708 kilomètres, soit
plus du double de la longueur de la Ligne verte (ligne de cessez-le-feu de
1949 entre la Jordanie et Israël longue de 320 km) grignotant au passage
de ses nombreux méandres 9,4 % de la Cisjordanie. Les deux tiers sont
achevés ; 8 % sont en construction ; et, pour le reste (près de 30 %), il
faut encore trouver un financement.
La décision de la Cour de justice internationale de La Haye, le 9 juillet
2004, était pourtant claire : « Israël est dans l’obligation de mettre un
terme aux violations du droit international dont il est l’auteur ; il est tenu
de cesser immédiatement les travaux d’édification du mur qu’il est en
train de construire dans le territoire palestinien occupé, y compris à
l’intérieur et sur le pourtour de Jérusalem-Est, de démanteler
immédiatement l’ouvrage situé dans ce territoire et d’abroger
immédiatement ou de priver immédiatement d’effet l’ensemble des actes
législatifs et réglementaires qui s’y rapportent ». Sans résultat !
Selon l’OCHA, 7 500 Palestiniens habitant entre la Ligne verte et la
barrière de sécurité ont besoin d’un permis pour vivre dans leurs propres
maisons. Lorsque la construction sera achevée, ils seront 23 000 de plus.
Quatorze check-points contrôlent l’accès à Jérusalem et quatre-vingts
autres barrent les paysans de leurs champs coupés en deux ou séparés de
leur habitation. Pour les franchir, ils doivent obtenir des permis. Bien
évidemment, ces autorisations doivent être renouvelées à intervalles
réguliers, ce qui nécessite de longues démarches et le passage obligé par
le Shin Bet, les services de sécurité intérieure qui monnayent le sésame
en échange d’informations, comme l’indique l’organisation Machsom
Watch, ONG israélienne composée de femmes qui surveillent les check-
points pour dénoncer les abus qui y sont commis. Pour illustrer
l’importance et la complexité de ce monstre administratif, l’OCHA a
indiqué que les agences humanitaires internationales perdaient 20 % de
leur temps de travail en démarches de ce type. On est loin du modèle
unique de laissez-passer sud-africain tant décrié à l’époque. En réalité,
tout est organisé pour rendre la vie du Palestinien insupportable et
l’obliger à partir. Et cela dure depuis 1948.
Israël a cherché à se débarrasser de la population locale. C’est un fait :
dans une lettre datée du 10 juin 2012, en réponse à une demande
d’information de l’ONG israélienne Hamoked (Centre de défense des
individus), l’armée israélienne a indiqué que le droit de résidence avait
été révoqué pour plus de 140 000 Palestiniens de Cisjordanie et plus de
100 000 à Gaza entre 1967 et 1994, année de la création de l’Autorité
palestinienne. Ces décisions furent motivées par un séjour prolongé à
l’étranger ou la non-participation aux opérations de recensement . [26]
Comme il n’a pas été possible d’exclure tout le monde, l’État juif a
organisé le compartimentage de la population en l’enfermant dans des
ghettos de plus en plus étroits. Et ce travail de mise à l’écart n’est pas
encore achevé. Il se poursuit inexorablement. Arabes et Juifs vivent donc
de plus en plus dans des mondes séparés. Que ce soit bien évidemment
en Cisjordanie, mais également en Israël. Chaque communauté a son
quartier et il est très difficile, voire impossible, qu’il y ait des mélanges. Il
est bien sûr impensable que des Palestiniens puissent habiter dans des
colonies et il est inconcevable que des Juifs aillent s’installer au milieu
d’une ville arabe.
Même les différentes communautés juives se regroupent suivant leur
pays de provenance. Il y a les secteurs marocain, français, russe,
yéménite, éthiopien, etc. Au mois de janvier 2012, des Juifs éthiopiens
(Falashas) sont descendus dans la rue à Kiryat Malachi pour protester
contre les difficultés rencontrées pour se loger dans cette ville en raison
de la couleur de leur peau. « Not for whites only » (pas seulement pour
les Blancs) proclamaient les banderoles. La séparation des populations
n’est bien évidemment pas aussi marquée qu’elle le fut en Afrique du Sud.
Il n’a jamais été question de « petty apartheid » (apartheid mesquin)
comme ce fut le cas dans ce pays avec des inscriptions « whites only » sur
les bancs publics, les transports, les bars, les toilettes. Nous ne sommes
plus à la même époque et Israël s’est toujours bien gardé d’édicter des lois
générales de discrimination. Mais le résultat est tout de même là. À la
différence de l’Afrique du Sud qui n’a jamais voulu expulser la population
noire qui était largement majoritaire mais plutôt la mettre de côté et
l’utiliser comme force de travail, Israël a toujours souhaité se débarrasser
de ces importuns. « Ils ont 22 pays arabes à leur disposition pour
s’installer. » Ce type de réflexion a été maintes fois entendu. « Il n’y a pas
de place en Palestine pour deux peuples. Aucun développement ne nous
permettra d’atteindre notre objectif de nation indépendante dans ce petit
pays. Sans les Arabes, la terre sera vaste et spacieuse pour nous ; avec les
Arabes, la terre restera rare et exiguë », écrivait déjà Yosef Weitz, l’un des
responsables du Fonds national juif, en 1940.
La loi du retour est, en fait, l’une des premières lois ségrégationnistes
parce qu’elle est fondée sur des privilèges accordés à une population et
non à une autre. Le 10 mars 1970, un amendement à la loi du retour a été
voté par la Knesset pour spécifier que ce droit est également accordé
« aux enfants et petits-enfants d’un Juif, à son conjoint et au conjoint
d’un enfant ou d’un petit-enfant d’un Juif – à l’exception d’une personne
qui était juive et a, de sa propre volonté, changé de religion ».
C’est pourquoi Israël se présente comme la nation des Juifs du monde
entier, quel que soit l’endroit où ils vivent. La charte de l’Agence juive
stipule que les terres « sont la propriété inaliénable du peuple juif » et
que l’Agence « doit promouvoir la colonisation agricole fondée sur la
main-d’œuvre juive ». Toutes les organisations para-étatiques comme
l’Organisation sioniste mondiale, le Fonds national juif et l’Agence juive
travaillent ensemble pour agrandir et faire prospérer la terre d’Israël.
C’est ainsi que la Israel Lands Authority et le Fonds national juif
contrôlent 93 % des terres et surveillent par des vols de reconnaissance
les champs palestiniens afin de les confisquer s’ils ne sont pas cultivés.
Tous les moyens sont bons pour s’approprier des domaines : utilisation
d’hommes de paille, modification ou non-reconnaissance de la loi
ottomane fondée sur la coutume, création de zones militaires rétrocédées
ensuite aux colons et extensions des colonies existantes par le biais
d’avant-postes rattachés ensuite au corps principal. Ainsi la toile
d’araignée s’étend-elle au fil des ans. Golda Meir n’avait-t-elle pas déclaré
« la frontière d’Israël est là où les Juifs vivent et pas là où il y a une ligne
sur une carte » ?
En juin 2007, à l’occasion du 40e anniversaire de la guerre des six
jours, l’OCHA avait calculé que, sur les 5 600 km2 de la Cisjordanie
occupée, 45,47 % sont soit interdits d’accès, soit soumis à des permis
pour les Palestiniens parce qu’ils se trouvent soit aux mains des colons et
de l’armée, soit décrétés réserves naturelles. Dans son rapport, cet
organisme de l’ONU avait révélé tous les détails sur la façon dont l’État
juif fait main basse sur la Cisjordanie, la tronçonnant en une quinzaine de
cantons desquels il est pratiquement impossible de sortir pour les
2,6 millions d’habitants. Ce constat avait fait apparaître qu’il était déjà
très difficile de créer un État palestinien digne de ce nom en raison de la
situation sur le terrain. « La réalité s’oriente dans une direction qui va
rendre la vie des Palestiniens plus difficile et ne va pas leur permettre
d’atteindre ce à quoi ils aspirent », avait fait remarquer David Shearer,
directeur de l’OCHA.
Il n’était pas le seul à établir ce constat. En quittant ses fonctions au
début du mois de mai 2007, Alvaro de Soto, l’envoyé spécial de l’ONU au
Moyen-Orient, disait aussi « d’un côté, les Palestiniens doivent endurer
les perpétuels ajournements des négociations qui sont le seul espoir d’un
aboutissement pacifique et, de l’autre, les perspectives d’un État viable
s’amenuisent sous leurs propres yeux ». Aujourd’hui plus que jamais, les
chances d’une inversion de tendance ou d’un démantèlement des
implantations apparaissent illusoires, pour ne pas dire irréelles. À tel
point que même l’Union européenne, pourtant toujours précautionneuse
à l’égard de la politique israélienne dans les territoires occupés,
commence très sérieusement à s’inquiéter. « La fenêtre pour une solution
à deux États se referme rapidement avec l’expansion continue des
colonies et les restrictions d’accès pour les Palestiniens dans la zone C »
(sous contrôle total des Israéliens), indique un rapport interne des chefs
de mission des pays de l’UE à Jérusalem et à Ramallah datant du mois de
juillet 2011. Ce document dénonce « un transfert forcé de la population
locale » qui ne compte plus que 150 000 habitants, soit moins de la
moitié par rapport aux colons dans cette zone représentant 62 % de la
Cisjordanie.
En 2011, leur progression a été de 4,3 % et en 2012 de 47 %, ce qui
porte à 360 000 le nombre de colons installés en Cisjordanie. En 2009, la
progression avait atteint le chiffre record de 7 %. Actuellement, le rythme
d’augmentation de la population des colonies est près de trois fois
supérieur au rythme d’augmentation global de la population israélienne
(1,7 %). Désormais, les colons représentent 4,4 % de la population globale
israélienne.
La meilleure illustration de ce nettoyage par le vide et du
remplacement des autochtones par des colons est la vallée du Jourdain.
Secteur fertile, les Israéliens la considèrent comme une zone stratégique,
un rempart contre des forces hostiles pouvant surgir de l’est : en
conséquence, il n’a jamais été question de l’abandonner, même en cas de
création d’un État palestinien. C’est pourquoi, comme indiqué
auparavant, une magnifique voie rapide a été construite depuis
Jérusalem jusqu’à la mer Morte en dévalant les pentes du désert de
Judée.
Aujourd’hui 60 000 Palestiniens vivent dans cette région, dont 70 %
résident à Jéricho, ville sous administration palestinienne. À ce chiffre il
faut ajouter 7 900 Bédouins. Avant 1967, de 220 000 à 320 000
Palestiniens cultivaient ces terres, qui représentent près de 30 % de toute
la Cisjordanie. La vallée du Jourdain compte aujourd’hui 37 colonies, une
dizaine d’avant-postes (colonies sauvages), soit au total 9 500 personnes,
et 24 bases militaires – sans compter les champs de tirs. Ce petit monde
occupe… 77,5 % de la zone ! « Les colonies et les politiques israéliennes
qui s’y rapportent, comme les démolitions systématiques et les
restrictions pesant sur l’accès à l’eau et à la terre, créent une situation
dramatique pour les Palestiniens de la vallée du Jourdain », a déclaré
Jeremy Hobbs, directeur exécutif d’Oxfam international lors de la remise
d’un rapport sur cette zone. Il a ajouté : « Ces politiques et ces pratiques
discriminatoires ont réduit davantage les Palestiniens à la pauvreté et
éloignent les perspectives de deux États voisins vivant dans la paix et la
sécurité . »
[27]
En effet, les colons contrôlent pratiquement tous les accès à l’eau. Ils en
pompent 45 millions de mètres cubes par an, soit le tiers du total de toute
l’eau disponible en Cisjordanie, comme l’explique B’Tselem, l’association
de défense des droits de l’homme dans les territoires occupés, dans un
rapport intitulé « Dépossession et exploitation ». Tsahal continue
[28]
toujours de raser des maisons (200 en 2011), de détruire des puits et
d’expulser des habitants (430 en 2011). Les 29 communautés qui
résistent ont toutes les peines du monde à survivre en raison du manque
d’eau et des check-points limitant leurs possibilités de déplacements. Il
est interdit de construire et les Palestiniens qui n’ont pas d’autorisation
de résidence ne peuvent pas accéder à la vallée du Jourdain ni aux rives
de la mer Morte, dont des sociétés israéliennes comme Ahava exploitent
les ressources. Ce sont également les Israéliens qui bénéficient de l’afflux
touristique dans ce site unique, ainsi que dans les hauts lieux de
fréquentation comme celui du baptême du Christ, sur les bords du
Jourdain, ou encore à Qumran, les grottes où furent découverts les
rouleaux de la mer Morte. « C’est une annexion de fait », constate
B’Tselem. Benyamin Netanyahou n’en pense pas moins. Il l’a encore
confirmé en mai 2011 en assurant qu’il était hors de question pour Israël
de ne pas contrôler sa frontière orientale.
Les colons d’abord
Annexion et pillage. Comme on vient de le voir, l’eau dans la vallée du
Jourdain mais aussi dans toute la Cisjordanie représente un bien
précieux que les Israéliens s’accaparent au détriment des locaux. En vertu
des accords d’Oslo et de l’accord intérimaire de Taba du 28 septembre
1995, un partage des eaux est prévu mais « ce partage est incomplet car il
ne porte que sur les nappes phréatiques. Le Jourdain en est exclu et les
Palestiniens n’y ont plus accès. Ensuite, ce partage gèle les utilisations
antérieures et ne répartit que la quantité d’eau encore disponible de la
nappe phréatique orientale. Il est donc très défavorable aux Palestiniens
qui n’exploitent que 18 % des nappes, soit 10 % de l’eau disponible sur le
territoire », fait remarquer un rapport de parlementaires français de la
commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale publié en
décembre 2011 sous le titre « La géopolitique de l’eau ».
[29]
Ce document est particulièrement instructif. Ses conclusions sont sans
appel. Les voici résumées dans les termes même choisis par les députés :
« L’eau est devenue au Moyen-Orient bien plus qu’une ressource : c’est
une arme. Pour comprendre la nature de cette “arme” au service de ce
“nouvel apartheid”, il faut savoir, par exemple, que les 450 000 colons
israéliens en Cisjordanie utilisent plus d’eau que 2,3 millions de
Palestiniens. Sachons aussi, entre autres multiples exemples, que la
priorité est donnée aux colons en cas de sécheresse, en infraction au droit
international ; que le mur construit permet le contrôle de l’accès aux eaux
souterraines et empêche les prélèvements palestiniens dans la zone
tampon (seam zone entre le mur et la Ligne verte), ceci afin de faciliter
l’écoulement vers l’ouest (Israël) ; que les puits forés spontanément par
les Palestiniens sont systématiquement détruits par l’armée ; qu’à Gaza
les réserves d’eau ont été prises pour cible par les bombardements
pendant l’opération « Plomb durci » ; et que, parce que les zones A et B
ne sont pas d’un seul tenant, mais fragmentées en enclaves entourées par
des colonies israéliennes et par des routes réservées aux colons, de même
que par la zone C, cette configuration entrave le développement
d’infrastructures performantes pour l’approvisionnement en eau et
l’évacuation des eaux usées. La plupart des Palestiniens résident dans les
zones A et B, mais les infrastructures dont ils dépendent se trouvent dans
la zone C ou la traversent. Les déplacements des Palestiniens dans la zone
C sont limités ou interdits. L’armée israélienne y autorise rarement des
travaux de construction ou d’aménagement ».
Rencontré en 2008, Shaddad Attili, responsable de Palestinian Water
Authority (PWA) avouait son impuissance. « Il n’est pas possible de
creuser un puits sans l’autorisation d’Israël et les accords ne sont donnés
que pour le bassin oriental, le plus profond, et quelquefois pour celui
situé au nord qui est le moins fourni. Pour la nappe occidentale, la plus
importante, c’est impossible. Depuis la création de l’Autorité
palestinienne en 1994, notre population a doublé et notre allocation en
eau est toujours la même. » Les Palestiniens veulent que leur eau leur soit
rendue. « Il faut des permis pour tout, pour creuser des puits à une
profondeur requise, pour entreprendre des réhabilitations du réseau,
pour construire un réservoir, pour commander des pompes ou des
tuyaux. Et ces derniers ne doivent pas être d’une largeur supérieure à 8
pouces (20 centimètres) pour que l’on n’ait pas trop d’eau », nous avait
raconté Ayman Rabie, responsable de l’ONG Palestinian Hydrology
Grou . Il suffit d’ailleurs de se promener en Cisjordanie pour voir le
[30]
contraste entre les colonies vertes et les villages palestiniens arides.
Non seulement l’eau est rare, mais celle utilisée souille les paysages et
le sous-sol car Israël n’autorise pas la construction de centres de
retraitement, comme l’a indiqué le rapport de la commission des affaires
étrangères. Les conclusions des parlementaires sont sans ambiguïté : « La
Palestine n’est pas l’Afrique du Sud, et les années 2010 ne sont pas celles
d’avant 1990. Pourtant, il est des mots et des symboles qui, par leur force,
peuvent avoir une vertu pédagogique. Or, tout démontre, même si peu
nombreux sont ceux qui osent utiliser le mot, que le Moyen-Orient est le
théâtre d’un nouvel apartheid. La ségrégation y est raciale mais comme
on n’ose pas le dire, on dira pudiquement “religieuse”. Pourtant, la
revendication d’un État juif ne serait-elle que religieuse ? ».
Claude Goasguen, député UMP de Paris (16e) et président du groupe
d’amitié France-Israël, s’est immédiatement insurgé contre l’utilisation
du vocable « apartheid » par ce groupe de onze députés de l’UMP, du PS
et du PC. Il la juge « totalement inacceptable » et d’« une extrême
gravité », demandant à Axel Poniatowski, président de la commission des
affaires étrangères, de se désolidariser de cette publication et de
condamner une terminologie infamante. Plus tardivement, le ministère
israélien des affaires étrangères a protesté contre cette formulation.
« Nous sommes étonnés et indignés par ce rapport de M. Jean Glavany
(PS) qui a introduit une terminologie extrême dans le document, au
dernier moment, sans en informer ses collègues », a répliqué Yigal
Palmor, porte-parole du ministère. « Israël ne prend pas l’eau des
Palestiniens, a-t-il ajouté, c’est plutôt le contraire qui est le cas. Israël
transfère aux Palestiniens des quantités d’eau bien supérieures à ce qui
est prévu dans les accords d’Oslo . » Faux, a répliqué Jean Glavany,
[31]
niant également avoir rajouté le terme « apartheid » au dernier moment.
« Mais à force de ne pas vouloir braquer, on laisse faire », a-t-il déploré.
Faut-il continuer à se taire ? Faut-il rappeler que l’établissement de
colonies en zone occupée est totalement illégal au regard du droit
international et que le liquide de plus en plus précieux qu’est devenue
l’eau fait partie des richesses de la Palestine lorsqu’elle se trouve sur son
sol ? Or, non seulement la colonisation ne fait que croître et embellir,
mais le harcèlement des Palestiniens en Cisjordanie par les colons n’a
jamais atteint de tels niveaux. Les attaques de ces derniers au cours de
l’année 2011 ont augmenté de 38 % par rapport à 2010 et de plus de 16 %
par rapport à 2009, a constaté l’OCHA. Le bilan fourni par l’organisation
onusienne est accablant : environ 8 600 arbres, principalement des
oliviers, ont été endommagés ou détruits par les colons en 2012 ; plus de
80 communautés représentant environ 250 000 personnes vivent sous la
menace permanente d’une agression, dont 76 000 pour lesquelles le
risque est important. La situation s’est quelque peu stabilisée en 2012
avec toutefois 342 incidents signalés contre 411 l’année précédente, soit
une baisse de 16,8 %. L’OCHA énumère les maisons détruites, les puits
démolis, les citernes rasées (620 au total, soit 42 % de plus qu’en 2010,
580 pour les onze premiers mois de 2012) qui rendent la survie de la
population de plus en plus difficile. Soixante pour cent de ces
destructions sont destinées à faire de la place aux colons. Elles ont
conduit au déplacement de 1094 personnes, soit 80 % de plus qu’en 2010
et de 886 autres en 2012. Ce bilan concerne principalement la zone C qui,
de facto, est devenu un territoire annexé. Rappelons encore qu’il
représente 62 % de la Cisjordanie. C’est, en tout cas, le plus grave constat
effectué depuis 2005. Et tout cela se produit en toute impunité.
De 2005 à 2011, 90 % des 781 enquêtes sur les violences des colons ont
été classées sans suite faute de preuves ou d’identification des
responsables. Ils s’attaquent aux véhicules, aux mosquées, aux cultures,
au matériel et aux personnes. Ils brûlent, vandalisent, molestent,
frappent, volent. Des raids souvent commis par une frange extrémiste
que l’on appelle « les jeunes des collines ». Chaque fois qu’ils ont maille à
partir avec la police ou l’armée qui, de temps à autre, essaie de les
contenir ou de démolir – assez rarement – des avant-postes, ils se
vengent sur les Palestiniens. C’est une nouvelle stratégie appelée « le prix
à payer ». Ces razzias ont pour principal objectif de faire peur aux
Palestiniens afin de les chasser et de récupérer ainsi leurs terres.
La plupart du temps, les soldats laissent faire. B’Tselem a, entre
septembre 2000 et novembre 2011, demandé 55 enquêtes aux autorités
militaires sur la non-intervention des forces de sécurité. Une enquête a
été déclenchée dans seulement cinq cas et deux ont été closes sans
mesures prises contre les soldats. Pour le reste, il a été répondu 21 fois
que l’on s’en occupait, dans 18 autres cas aucun dossier n’a été ouvert et
dans les onze derniers il n’y a pas eu de réponse du tout.
Ces « jeunes des collines » sont considérés comme le fer de lance de la
colonisation. Ce sont le plus souvent de jeunes religieux pour lesquels
cette conquête de l’est relève d’une mission biblique et divine. Ils se
considèrent comme des pionniers, des hors-la-loi au service d’une seule
cause : l’édification du Grand Israël, des plages de la Méditerranée aux
rives du Jourdain.
En ce qui concerne les plaintes déposées contre l’armée en raison des
violences commises, la situation est identique. Dans 96,5 % des cas,
aucune poursuite n’est diligentée, a révélé Yesh Din, organisation de
défense des droits de l’homme . Sur les 3 150 cas soumis à la section
[32]
d’investigation criminelle de la police militaire entre 2000 et 2010, les 1
949 dossiers ouverts n’ont conduit qu’à 112 mises en examen et 163
condamnations à des peines symboliques. En 2012, sur 240 plaintes
déposées, il n’y eut que 78 enquêtes et aucune inculpation. En raison du
manque de structures d’enquêtes en Cisjordanie, il est très difficile pour
les plaignants de faire valoir leurs droits sur place. Ceux-ci craignent
souvent le retour de bâton et les menaces de retrait de leur permis de
circuler. Les militaires peuvent donc agir à leur guise. L’occupation donne
tous les droits.
Ce terme a toutefois toujours été réfuté par les autorités israéliennes,
selon lesquelles la Cisjordanie – et Gaza avant le désengagement de l’été
2005 – ne sont pas « occupés », mais « administrés », en attendant que
la détermination définitive de leur statut. Elles en tirent prétexte pour ne
pas appliquer les termes de la quatrième convention de Genève sur la
protection des civils en temps de guerre pourtant signée et ratifiée par
Israël le 6 juillet 1951. Tout en indiquant qu’elle n’était pas applicable, les
autorités israéliennes ont affirmé, à plusieurs reprises, qu’elles
respecteraient dans la pratique les « dispositions humanitaires » sans
préciser lesquelles. Pour leur part, le Comité international de la Croix-
Rouge (CICR) et les Nations unies ne cessent de proclamer que toutes les
Conventions de Genève s’appliquent sans réserve aux Territoires occupés
et que les Palestiniens constituent une population protégée aux termes de
la quatrième convention.
Malgré cela, la Cisjordanie est sans conteste placée sous le contrôle
total des militaires en dépit du nom d’« administration civile » donné en
1981 à sa gestion. La vie quotidienne de la population est réglée par les
soldats qui n’hésitent pas, en plus, à intervenir même dans la zone A,
théoriquement sous juridiction exclusive de l’Autorité palestinienne en
vertu des accords d’Oslo. Toujours au nom de la sécurité ! Le
gouvernement a mis sur pied toute une législation héritée quelquefois du
temps des Britanniques pour tenir sous sa coupe les habitants ou les
emprisonner sans inculpation et sans jugement pour des périodes de six
mois reconductibles jusqu’à plusieurs années au titre de la « détention
administrative ». Selon la quatrième convention de Genève, les détenus
ne devraient être incarcérés que dans le territoire occupé, ce qui n’est
pratiquement jamais le cas. Ce qui oblige donc les familles à se déplacer
en Israël avec les difficultés que l’on peut imaginer. Il serait trop long
d’énumérer ici toutes les violations des 159 articles qui figurent dans ce
texte adopté en 1949 car elles sont innombrables, à commencer par celles
allant à l’encontre des lois obligeant l’occupant à ne pas détruire les
habitations des occupés, ni à modifier la propriété des sols, ni à en
exploiter les ressources. Quant aux colons, ils relèvent de la loi commune.
Ce qui signifie qu’il y a bien deux catégories distinctes de population en
Cisjordanie en fonction de l’origine ethnique. Est-ce que cela ne s’appelle
pas l’apartheid ?
« L’analogie est souvent faite entre l’apartheid et l’occupation de la
Palestine par Israël. Ce n’est pas la même chose. L’occupation est bien
pire », avait déclaré, à Pretoria, en mai 2007, Ronnie Kasrils, à l’époque
ministre des services de renseignements sud-africains. Juif, communiste,
ancien combattant contre l’apartheid ayant passé 27 ans en exil, il était
revenu très impressionné de son voyage en Israël. « L’occupation me
rappelle les jours les plus sombres de l’apartheid. Et nous n’avons jamais
vu des tanks et des avions tirer contre la population civile. Le mur, les
check-points, les routes pour Juifs uniquement, cela me retourne
l’estomac même pour quelqu’un qui a grandi sous l’apartheid. C’est cent
fois pire ! » Fidèle à son combat, Ronnie Kasrils, à l’occasion du
[33]
quarantième anniversaire de la guerre des six jours, cita David Ben
Gourion au Parlement sud-africain . Le fondateur d’Israël avait, dans les
[34]
années 1950, déclaré : « Pourquoi les Arabes feraient-il la paix ? Si j’étais
un dirigeant arabe, je ne ferais jamais un arrangement avec Israël. C’est
normal : nous avons pris leur pays. Bien sûr, Dieu nous l’avait promis,
mais, pour eux, ça n’a aucune importance. Notre Dieu n’est pas le leur.
Nous venons d’Israël, c’est vrai, mais il y a deux mille ans et qu’est-ce que
cela peut leur faire ? Il y a eu de l’antisémitisme, les nazis, Hitler,
Auschwitz… mais en étaient-ils responsables ? La seule chose qu’ils
voient, c’est que nous sommes venus ici et avons volé leur pays. Pourquoi
devraient-ils l’accepter ? »
[35]
En cela, David Ben Gourion n’avait pas dit autre chose qu’une autre
figure du sionisme, Vladimir Jabotinsky, lequel affirmait déjà, le
4 novembre 1923, qu’un accord avec les Arabes était impossible : « Nous
pouvons leur dire ce que nous voulons à propos de l’innocence de nos
objectifs, les amadouer et les adoucir avec de belles paroles pour les
rendre acceptables, écrivait-il, mais ils savent ce que nous voulons aussi
bien que nous savons ce qu’ils, ne veulent pas. Ils ressentent le même
amour instinctivement jaloux de la Palestine que les vieux Aztèques
ressentaient envers l’ancien Mexique et les Sioux pour leurs prairies
ondulantes ». Vladimir Jabotinsky fut l’inventeur de la théorie du « mur
d’acier » consistant à créer « des conditions d’administration et de
sécurité telles que si la population locale a l’intention d’y faire obstacle
cela lui soit impossible ».
[36]
Après que le père du sionisme, Theodor Herzl, eut exposé sa théorie en
1896, un groupe de rabbins de Vienne (Autriche) s’était pourtant rendu
en Terre sainte pour se rendre compte de la situation sur place. « La
fiancée est indéniablement belle, mais elle est déjà mariée à un autre
homme », avaient-ils conclu. Ensuite, les choses ont changé et cela bien
[37]
avant la deuxième guerre mondiale, lorsque les Juifs du monde entier ont
commencé à émigrer vers la Terre promise, notamment ceux qui étaient
victimes de pogroms en Europe de l’Est. Face à l’afflux et à la place de
plus en plus grande qu’ils prenaient, les Britanniques ont tenté par tous
les moyens de freiner le flux et cela bien qu’ils aient été les initiateurs du
« foyer national juif » en Palestine, dès 1917, avec la déclaration Balfour.
Il faut dire que les autochtones étaient de plus en plus remuants et que la
révolte arabe de 1937 à 1939 contre cette invasion avait été matée avec la
plus grande difficulté. L’un des déclencheurs de cette révolte avait été les
conclusions de la commission Peel, recommandant la partition de la
Palestine. Un tiers du pays deviendrait un État juif et une partie de la
population arabe serait transférée dans ce qui devait devenir un État
palestinien .
[38]
Une fois les Britanniques partis et Israël créé, les dirigeants juifs ont eu
le champ libre. Depuis 1948, ils ont concocté une série de plans, destinés
les uns comme les autres à étendre le territoire que l’ONU leur avait
accordé en novembre 1947. Dès mars 1948, l’objectif du plan Dalet était
de nettoyer le terrain de la présence arabe. Ce qui provoqua plusieurs
massacres. Puis, ce fut le plan Allon qui, après la guerre des six jours,
allait dans le même sens. Sa vision répondait à une maxime simple : « Le
maximum de sécurité et le maximum de territoire pour le minimum
d’Arabes. » La brièveté de la guerre ne laissa pas à Israël le temps de
mener à bien sa stratégie. C’est pourquoi Moshe Dayan, chef d’état-major
de Tsahal, mit, lui aussi, sur pied son propre plan consistant à prendre le
contrôle de la Cisjordanie et y installer des colons car, disait-il, « la Judée
et la Samarie, c’est Israël, et nous n’y sommes pas des conquérants
étrangers mais des personnes revenant à Sion. »
L’amitié aveugle
de l’Occident
Le résultat est là : « L’exclusion continuelle des Palestiniens de leurs
maisons, de leurs terres et de leur pays, à travers des déplacements
internes et externes au cours des soixante dernières années – obligeant
70 % des Palestiniens à vivre comme réfugiés ou déplacés – constitue la
plus large et la plus longue crise de ce type dans le monde aujourd’hui ».
Ainsi s’alarme Karine Mac Allister, ancienne responsable de Badil, ONG
défendant le droit des réfugiés de Bethléem . Et cela continue. Et
[39]
personne ne bouge. Ou si peu ! À chaque extension de colonies, à chaque
fait du prince israélien, à chaque violation des droits de l’homme,
gouvernements, institutions, organisations se fendent de condamnations
répétées et convenues qui, sitôt publiées, sont oubliées jusqu’à la
prochaine exaction, au prochain mort, à la prochaine violation des lois
internationales. Faut-il rappeler, comme le fait l’OCHA, qu’« Israël, en
tant que puissance occupante, porte la responsabilité de gérer
l’occupation de manière à satisfaire les besoins de la population
palestinienne et à lui permettre d’exercer ses droits fondamentaux. Tous
les États portent la responsabilité de faire respecter les lois
internationales ». Que font-ils pour faire appliquer la quatrième
convention de Genève quotidiennement bafouée ?
À part élever des protestations et tenter de faire croire qu’il est encore
possible de créer un État palestinien par la négociation alors que tout
démontre que, sur le terrain, ce projet est devenu impossible, rien ne se
passe. Israël persiste à agir à sa guise et les Palestiniens continuent
d’endurer la pression et la répression au seul motif d’être de trop sur un
territoire convoité. En outre, au lieu de se donner les moyens de faire
respecter la législation internationale, les résolutions de l’ONU et la
charte des droits de l’homme, la communauté internationale regarde ce
qui se déroule sous ses yeux en essayant seulement de favoriser
l’émergence des structures d’un État dont rien ne dit qu’il verra le jour,
faute d’obtenir aucune garantie d’Israël. Et ensuite en assistant les
réfugiés et en fournissant de l’argent au gouvernement palestinien pour
que la population soit en mesure de survivre, ce qui ne serait pas le cas
sans l’aide internationale. Pas moins de 15 milliards de dollars ont été
versés depuis 1994, date de la création de l’Autorité palestinienne, dont
cinq par l’Union européenne jusqu’en 2011. Et ce chiffre ne comprend pas
les fonds attribués à l’UNRWA, l’agence des Nations unies chargée des
réfugiés palestiniens. Le 17 décembre 2007, une conférence des
donateurs réunie à Paris avait permis de dégager 7,7 milliards de dollars
de promesses de dons pour trois ans, une somme supérieure aux
espérances de Salam Fayyad, Premier ministre palestinien. Les chiffres
annuels se montent désormais à trois milliards et plus. Des montants
jamais atteints, à tel point que la Palestine figure parmi les pays du
monde les mieux dotés par l’aide internationale. Cette aide sert à payer
les 165 000 fonctionnaires, à financer les projets de développement, mais
aussi à remettre en état ou à reconstruire les immeubles détruits ou
endommagés par Tsahal, notamment pendant l’opération « Plomb
durci » dans la bande de Gaza. Comme le fait remarquer un fonctionnaire
international, « nous payons à nouveau pour refaire ce que nous avons
contribué à édifier ». Les exemples abondent. L’Union européenne et les
États-Unis, principaux bailleurs de fonds, ne se lassent apparemment pas
de desserrer les cordons de la bourse, même s’il n’y a aucune avancée
politique dans les négociations. Ni l’obtention d’aucune contrepartie de la
part d’Israël. En revanche, les États arabes commencent à rechigner à
honorer leurs promesses de dons pour financer la cause palestinienne qui
leur apparaît de plus en plus comme un puits sans fond.
Ce manque de perspectives n’empêche pas l’Union européenne et la
France en particulier de maintenir d’étroites relations avec Israël sans
exiger que des efforts soient faits pour stopper la colonisation et remédier
à la situation en Cisjordanie et à Gaza. En visite à Jérusalem en
janvier 2010, Eric Besson, ministre de l’industrie, de l’énergie et de
l’économie numérique, affirmait : « Nous avons comme objectif en
matière industrielle de doubler le volume des échanges d’ici cinq ans. »
En décembre 2007, les 27 ministres de l’UE décidaient, à l’unanimité, de
renforcer les liens avec Israël afin d’en faire un « partenaire privilégié ».
D’où la colère des Palestiniens, mais aussi de Gideon Levy, journaliste du
quotidien Haaretz. « Est-ce que l’Europe ignore les valeurs qu’elle
proclame ? Le renforcement inconditionnel des relations est un
encouragement à la colonisation, une médaille pour le siège de Gaza. Est-
ce cela que l’Europe souhaite ? Cette amitié aveugle permet à Israël de
faire ce qu’il veut. » Ce dont ses dirigeants ne se privent pas. Jusqu’à
quand ? La vraie question à poser consiste à savoir si tous ces généreux
donateurs ne considèrent pas que leur argent les dédouane d’exiger de
mettre tout en œuvre afin de mettre un terme à cette situation. Non
seulement ces donations n’ont pas permis de stopper le processus de
colonisation, mais elles ont considérablement allégé le coût de
l’occupation pour les Israéliens.
Tel est le bilan que devraient dresser les donateurs, sans parler des
effets pervers de l’aide qui ne sont plus à démontrer, tant elle favorise
l’assistanat, amollit la volonté de s’en sortir et alimente la corruption.
L’aide finance-t-elle l’occupation ? La question mérite véritablement
d’être posée. En acceptant de prendre en charge le bien-être des
Palestiniens sans s’occuper du problème principal – à savoir comment
sortir de la constante descente aux enfers de ce peuple – tous ces
généreux bienfaiteurs ne se lavent-ils pas les mains un peu trop
facilement ?
Anne Le More, docteur en sciences politiques, ancienne chargée de
mission aux Nations unies à Jérusalem, l’a résumé en quelques phrases
dans un livre consacré à l’assistance internationale aux Palestiniens après
Oslo sous-titré : Faute politique, argent gaspillé. « L’aide a rempli une
fonction cruciale de secours d’urgence et joué un rôle de soupape de
sécurité, sociale et politique. Mais, en octroyant un tel niveau de
financement sur une période aussi longue, les donateurs ont également
maintenu à flot un régime mal géré et de plus en plus détesté. Ils ont
subventionné l’occupation militaire israélienne et indirectement
encouragé la poursuite de la colonisation et la fragmentation des
territoires occupés palestiniens, ainsi que le processus plus large de
dépossession des Palestiniens . »
[40]
Anne Le More va encore beaucoup plus loin. « En utilisant l’aide aux
Palestiniens comme une feuille de vigne pour l’absence de progrès dans le
processus diplomatique et leur incapacité à exercer une quelconque
influence politique déterminante, les donneurs sont devenus les
complices de certains des défauts structurels les plus importants du
processus de paix et, par-dessus tout, de ses conséquences perverses. »
Cela a permis à Israël de se dispenser de ses obligations de puissance
occupante, que requiert la quatrième convention de Genève. Ainsi l’aide
a, d’une certaine manière, contribué à « normaliser le conflit en réduisant
ses symptômes humanitaires, partiellement soulagés, et en maintenant
un semblant de stabilité ». En résumé, l’aide à faire « diversion », à
fournir « un substitut » et à éviter de proposer une véritable stratégie
politique pour trouver une solution au conflit. On pourrait parler d’aide
aveugle, sans exigence de contrepartie de la part de ceux qui sont à
l’origine de cette situation.
En août 2008, Sari Nusseibeh, président de l’université Al Qods à
Jérusalem, réclamait déjà, dans un entretien au journal panarabe Al-
Hayat, que l’aide européenne soit stoppée car, disait-il « elle permet à
l’occupation israélienne de se poursuivre ». Ou, à défaut, que « des
conditions soient imposées, car tout cela ne fait que perpétuer une
situation inacceptable ». « Les Européens sont contents parce qu’ils ont
l’impression de faire quelque chose en payant. Les Israéliens sont
contents parce qu’ils n’ont rien à payer. Et les Palestiniens sont contents
parce que leurs salaires tombent », déplorait-il .
[41]
L’hypocrisie de l’Union européenne face à la situation en Cisjordanie va
même beaucoup plus loin, si l’on en croit le rapport de 22 ONG rendu
public le 30 octobre 2012. En dépit de ses positions maintes fois affichées
contre la colonisation, l’UE se comporte comme un véritable soutien des
colonies et favorise leur croissance en achetant les produits qui y sont
fabriqués, par exemple les cosmétiques Ahava en provenance de la mer
Morte, les meubles de jardin Keter ou encore les fruits, les légumes et le
vin. Le rapport intitulé « La paix au rabais : comment l’Union européenne
renforce les colonies israéliennes illégales » explique : « Étant donné
[42]
que la plupart des marchandises provenant des colonies portent une
étiquette “fabriqué en Israël”, elles sont susceptibles d’induire en erreur
de nombreux consommateurs européens, amenés à soutenir illégalement,
à leur insu, l’entreprise de colonisation. » Les ONG demandent donc aux
gouvernements européens de prendre une série de mesures, soit en
mentionnant le fait que ces produits le sont en Cisjordanie, comme
quelques États le réclament, soit en excluant les produits des colonies de
l’accord préférentiel avec l’UE ou même en les excluant des accords
bilatéraux. Hans van den Broek, ancien commissaire européen aux
relations extérieures, souligne dans la préface que « si l’Europe veut
préserver la solution à deux États, il lui faut agir sans tarder et prendre
les choses en main ».
Le rapport souligne en effet que l’UE importe quinze fois plus de
marchandises en provenance des colonies que des territoires palestiniens,
soit 230 millions d’euros contre 15 millions, et que « l’économie
palestinienne est fortement entravée par un système à plusieurs niveaux
de restrictions imposé par Israël, incluant des barrages routiers, des
points de contrôle et un accès limité à la terre, à l’eau et aux engrais ». Si
l’on rapporte ces chiffres aux populations, l’UE « importe au moins cent
fois plus par colon que par Palestinien ». Au mois de juillet 2012, l’UE a
encore renforcé ses liens avec Israël dans le cadre de leur accord
d’association. Les critiques des Palestiniens et de certaines ONG sont
restées sans écho. Pourtant, les accords de 2005 précisent bien qu’il faut
distinguer parmi les produits exportés vers l’UE ceux qui proviennent des
colonies. « Il est temps pour les gouvernements d’aller au-delà des
condamnations rhétoriques des colonies et de s’assurer au minimum que
les consommateurs puissent prendre des décisions éclairées au sujet des
produits en magasins », s’insurge Souhayr Belhassen, présidente de la
Fédération internationale des Ligues des Droits de l’Homme (FIDH), l’un
des organismes cosignataires du rapport.
Israël a immédiatement réagi. « Il y a des produits qui pénètrent sur le
marché européen sans problème en provenance de zones ou de territoires
controversés ou en conflit ouvert. Le fait de prendre un principe universel
et de le réduire au seul cas d’Israël est une preuve de mauvaise foi
patente », s’est insurgé Yigal Palmor, porte-parole du ministère des
affaires étrangères. Ce dernier oublie de dire que, jusqu’à preuve du
contraire, la Cisjordanie n’est pas encore partie intégrante d’Israël et que,
selon le droit international, son occupation est illégale et que les denrées
exportées sont produites sur des terres volées dont les occupants
bénéficient de la protection de l’armée.
Comme si la colonisation était un phénomène banal, contre lequel les
États européens ne protestent plus que par des communiqués de principe
dont le gouvernement israélien se soucie comme d’une guigne. « Nous
continuerons à construire à Jérusalem et dans tous les endroits qui
figurent sur la carte des intérêts stratégiques d’Israël », a prévenu, le
2 décembre 2012, Benyamin Netanyahou lors du conseil des ministres.
Mais quel endroit n’est-il pas stratégique ? Quelques jours auparavant, le
27 novembre, Dani Dayan, président du Conseil des communautés juives
de Judée et Samarie (les colons de Cisjordanie) avait demandé par lettre
au premier ministre d’annexer purement et simplement la zone C, soit
62 % de la Cisjordanie. Comme cela, les choses seraient plus claires ! Que
font les Européens, à part protester ? Prendront-ils un jour des mesures
de rétorsion plutôt que solliciter en vain des résolutions de l’ONU
condamnant la politique du fait accompli d’Israël ? « Il n’existe pas moins
de quinze résolutions de l’ONU qui considèrent la colonisation comme
illégale et comme un obstacle à la paix qu’il faut éliminer », a fait
remarquer Mahmoud Abbas à New York. Quant à l’UE, l’article 2 de son
accord d’association avec Israël conditionne l’application de celui-ci au
« respect des droits de l’homme et des principes démocratiques ». Il est
bien loin le temps de la déclaration de Venise de 1980 par laquelle
l’Europe avait fait figure de précurseur en se prononçant pour le « droit à
l’autodétermination » du peuple palestinien et pour l’ouverture de
négociations avec l’OLP. Depuis, l’UE n’a cessé d’affirmer que les colonies
sont « illégales au regard du droit international ; qu’elles constituent un
obstacle à l’instauration de la paix et qu’elles risquent de rendre
impossible une solution fondée sur la coexistence de deux États ». En
réalité, l’UE se rend complice du développement de la colonisation et du
renforcement du contrôle de quelque 40 % de la Cisjordanie par Israël.
Voir Gaza et se taire
Si l’on veut poursuivre cet accablant bilan un peu plus avant, il suffit de
prendre pour exemple la situation à Gaza. Là aussi, la question est très
simple. Comment la communauté internationale peut-elle tolérer qu’un
mini-territoire de 360 km2 peuplé de 1,6 million d’habitants, soit une des
densités les plus élevées au monde, soit soumis depuis début 2006 à un
blocus presque total ? Cette bande de terre de 40 kilomètres de long et
d’une dizaine de kilomètres de large fut pourtant le symbole d’un espoir.
Aujourd’hui, elle est devenue l’illustration d’un énorme gâchis. Il faut le
raconter en quelques mots pour pointer du doigt l’énorme responsabilité
de la communauté internationale et des Israéliens, mais aussi les erreurs
des Palestiniens.
C’est à Gaza que Yasser Arafat revient en triomphateur en juillet 1994.
L’Autorité palestinienne vient d’être créée. Un aéroport est ouvert dans le
sud, à proximité de Rafah. Il est la fierté des Palestiniens. Bill Clinton s’y
posera le 13 décembre 1998 pour l’inaugurer. « Pour la première fois dans
l’histoire du mouvement palestinien, le peuple palestinien et ses
représentants élus ont la possibilité de prendre en main leur destin sur
leur propre terre », déclare-t-il. Mais le processus de paix se grippe vite.
Les Israéliens ne jouent pas le jeu. Les accords d’Oslo n’empêchent pas la
poursuite de la colonisation, au contraire. Et la mise en œuvre de ce qui a
longtemps été présenté comme une avancée majeure s’embourbe. À Gaza,
la contestation gronde contre les dirigeants de l’Autorité palestinienne,
accusés de corruption, de gabegie, de clientélisme. Créé deux jours après
le début de la première Intifada, fin 1987, le mouvement de la résistance
islamique (Hamas) ne ménage pas les critiques contre ceux qu’il taxe de
potentats. L’occupant israélien a vu d’un très bon œil, allant jusqu’à la
favoriser, l’émergence de cette organisation qui s’appuyait en grande
partie sur des associations caritatives et des groupements religieux. Cela
permettait, espérait-il à juste titre, de contrer l’omniprésence et la toute
puissance de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et de son
principal membre, le Fatah.
Les islamistes ont patiemment construit leur popularité et leur
implantation dans la société palestinienne grâce notamment à leur
assistance aux plus défavorisés. Petit à petit, le Hamas va prendre le
relais du Fatah dans la résistance à l’occupation. Farouches opposants
aux accords d’Oslo, les islamistes boycottent les premières élections
palestiniennes de 1996 et doivent affronter la répression impitoyable des
services de sécurité de Yasser Arafat conduits par Mohamed Dahlan.
L’échec des négociations de paix à Camp David en juillet 2000 puis
l’éclatement de la deuxième Intifada en septembre donnent raison aux
leaders de ce mouvement opposés à ce qu’ils estiment être « un bradage
de la paix ». Les islamistes seront à l’origine de la vague d’attentats-
suicides au début de cette décennie et subissent une répression sans
merci des Israéliens qui assassinent, tour à tour, au printemps 2004, leur
fondateur, cheikh Ahmed Yassine, puis son second, Abdel Aziz Rantissi.
La bande de Gaza devient le terrain perpétuel des affrontements entre
les groupements armés et Tsahal qui amplifie les assassinats ciblés. Les
incursions succèdent aux incursions. Les pistes de l’aéroport flambant
neuf sont labourées par les bulldozers israéliens. Le port est bombardé,
ainsi que des infrastructures construites avec l’argent de l’aide
internationale. Les attentats se multiplient contre les colonies venues
s’installer au milieu d’une population constituée pour les deux tiers de
réfugiés voyant dans tout cela une deuxième occupation, une deuxième
dépossession de leurs terres. Ces colons vivent totalement cloisonnés,
protégés par l’armée, occupant une bonne partie du front de mer interdit
aux Palestiniens. C’est alors que les premières Qassam, ces roquettes
artisanales, sont mises au point en 2001.
Le coût de la sécurité devient exorbitant pour Israël. C’est pourquoi
Ariel Sharon décide, en 2004, de se séparer de ce qui devient de plus en
plus ingérable. Il impose le rapatriement, le plus souvent par la force, des
8 000 colons installés dans ce qu’on appelle le Gush Katif, un ensemble
de 21 colonies. Le dernier soldat quittera ce territoire le 12 septembre
2005 après que toutes les installations eurent été complètement rasées.
Pas question de laisser quoi que ce soit aux Palestiniens ! Ce départ forcé
sonne comme une libération pour les Gazaouis. Beaucoup n’ont jamais vu
la mer, bien qu’ils vivent à quelques kilomètres. Ils s’y précipitent… et au
moins une vingtaine d’entre eux se noient.
Débarrassée des colons et des soldats israéliens, Gaza croit en sa
résurrection. On parle d’y créer le « Singapour du Moyen-Orient », de
faire venir les touristes, de construire des stations balnéaires, des hôtels.
Mais les espoirs ne durent guère. Les Israéliens, bien que partis, restent
aux portes. Lesquelles s’ouvrent de plus en plus difficilement. Bientôt,
plus aucun travailleur palestinien ne peut se rendre en Israël. L’isolement
s’accentue. L’accord du 15 décembre 2005 conclu sous la pression de
Condoleezza Rice, secrétaire d’État américaine, afin de faciliter
l’ouverture des points de passage et de remettre en état les infrastructures
comme le port et l’aéroport, ne sera que très partiellement appliqué avant
de sombrer, avec la victoire du Hamas aux élections du 25 janvier 2006.
Cet accord devient un chiffon de papier à partir de l’enlèvement du
caporal Gilad Shalit, le 25 juin 2006, à Kerem Shalom. Dès le 19 février
2006, Israël impose des sanctions économiques à l’Autorité
palestinienne, bientôt rejoint par l’Union européenne.
La situation continue de se dégrader. Après l’enlèvement du soldat
Gilad Shalit, un nouvel engrenage se met en marche. Israël bombarde la
centrale électrique et les ponts de Gaza puis déclenche une opération
militaire qui fera près de 300 morts. De la zone industrielle d’Erez, au
nord, ne reste qu’un tas de gravats. Gaza la sulfureuse, totalement
cadenassée, se transforme en un vase clos où les passions s’exacerbent. Le
Hamas et le Fatah se livrent à une bataille sans merci pour prendre le
contrôle de ce qui n’est plus qu’un champ de sable déshérité et surpeuplé.
Des combats meurtriers opposent les deux camps. Les préparatifs d’un
putsch contre les islamistes, concocté avec l’aide des Américains , [43]
conduit le Hamas à prendre les devants et à s’emparer par les armes, à la
mi-juin 2007, de ce lopin de terre miséreux, dont les trois quarts de la
population survivent grâce à l’aide alimentaire internationale.
À partir de cette date, la nasse se referme. Le Hamas est isolé par la
communauté internationale, d’autant que les islamistes ont rapidement
pris le contrôle de toutes les institutions, de toutes les formes de pouvoir,
de façon souvent musclée. Il n’y a plus aucune place pour la contestation.
Les habitants sont prisonniers du blocus et otages d’un pouvoir qui ne
tolère aucun écart, même si la rigueur islamique n’est pas totalement
imposée. Une lumière est apparue en janvier 2008 lorsque le mur qui
sépare la bande de Gaza de l’Égypte a volé en éclats sous les explosifs. Ce
fut la ruée vers le sud. Elle n’a duré que onze jours. Le rideau de béton
retombe. Et l’Égypte ne laisse rien passer. Alors les Gazaouis se
transforment en taupes : ils creusent des galeries sous la frontière pour
survivre. Aujourd’hui, le blocus imposé par les Israéliens s’est légèrement
desserré sous la pression internationale après l’arraisonnement de la
« Flottille de la paix », provoquant la mort de neuf Turcs le 31 mai 2010.
Le point de passage de Rafah vers l’Égypte est plus largement ouvert,
mais la bande de Gaza demeure toujours un vaste « camp de
prisonniers ».
Les différentes expressions utilisées pour qualifier la situation à Gaza
font bondir les Israéliens qui jurent leurs grands dieux que ce territoire
est désormais libre et que si des mesures de restriction sont imposées
c’est pour prévenir le terrorisme et le lancement de roquettes. Les
Israéliens ont d’ailleurs toujours pris soin de ne pas provoquer une
situation humanitaire catastrophique dans la bande de Gaza. Les
habitants ne sont jamais morts de faim grâce au trafic des tunnels et
grâce aux livraisons aux points de passage avec Israël du minimum vital.
La Coordination pour les activités gouvernementales dans les territoires
(Cogat), un organisme officiel, avait même calculé le nombre de calories
nécessaires pour chaque habitant de Gaza, soit 2 279 par jour. Le
document avait été publié par Gisha, une organisation de défense des
droits de l’homme . « C’est un régime ! Les Palestiniens vont perdre un
[44]
peu de poids mais ils ne vont pas mourir » avait déclaré Dov Weissglass,
ancien conseiller d’Ehoud Olmert, Premier ministre, le 16 février 2006,
au début de la mise en place des sanctions contre Gaza après la victoire
électorale du Hamas.
La diète a continué après la libération de Gilad Shalit, le 18 octobre
2011. Les moyens de survivre s’étaient toutefois considérablement réduits
après l’opération « Plomb durci » du 27 décembre 2008 au 18 janvier
2009, au cours de laquelle Tsahal a détruit systématiquement la zone
industrielle proche du point de passage de Karni, rasé les orangeraies
comme les oliveraies et dévasté plus de 4 000 maisons. Sans parler des
hôpitaux, des mosquées, des écoles… « L’armée la plus morale du
monde » – dixit le ministre de la défense Ehoud Barak – n’a
incontestablement pas respecté les règles les plus élémentaires de la
guerre en procédant à des pilonnages intensifs des zones civiles, en
larguant à grande échelle des bombes au phosphore, en utilisant au
maximum sa puissance de feu pour tenter d’éviter toute perte dans ses
propres rangs. Ce qui, paradoxalement, a occasionné de multiples
incidents de « tirs amis » : quatre des six soldats israéliens morts en ont
été victimes. Et la mort de 1 400 Palestiniens – dont les deux tiers de
civils, parmi lesquels 313 mineurs et 116 femmes – n’a pas empêché, le
jour même de l’entrée en vigueur du cessez-le-feu, le 18 janvier 2009, six
chefs d’État et de gouvernement européens – dont Nicolas Sarkozy,
Angela Merkel et Gordon Brown – de se retrouver pour dîner à la
résidence d’Ehoud Olmert, à Jérusalem, après un sommet improvisé à
Charm-El-Cheikh en Égypte. Ehoud Olmert les a félicités pour « leur
soutien extraordinaire et leur préoccupation pour la sécurité d’Israël ».
Quarante jours plus tard, le 2 mars, quatre-vingt pays et organisations
se sont retrouvés à Charm-El-Cheikh pour « appeler à l’ouverture
immédiate, totale et inconditionnelle de tous les points de passage »,
selon les termes du communiqué final. Un plan de reconstruction de
4,5 milliards de dollars d’aide a été adopté. Il n’a jamais été honoré. La
communauté internationale a failli à tous ses devoirs. Elle continue de
laisser la bande de Gaza croupir dans sa misère, de tolérer qu’Israël
étrangle ces 1,6 million de prisonniers à ciel ouvert et de fournir une aide
pour éviter une catastrophe humanitaire, mais pas via le Hamas décrété
« organisation terroriste » par les États-Unis et l’Union européenne. Et
pour cause : sorti vainqueur d’élections démocratiques, ce mouvement
refuse de se soumettre au diktat du Quartet (États-Unis, UE, ONU et
Russie).
Cet organisme lui a imposé trois conditions pour que le dialogue
s’ouvre : reconnaître les accords passés entre l’OLP et Israël, renoncer à
la violence et admettre l’existence d’Israël. Le Hamas rejette ces
exigences, les estimant illégitimes alors qu’Israël n’applique pas les
accords passés, pratique la violence à l’égard des Palestiniens et exige
désormais la reconnaissance du caractère juif d’Israël – comme si sa
reconnaissance par l’OLP ne suffisait pas ! Nombre de Palestiniens, et pas
seulement le Hamas, font d’ailleurs remarquer que ces préalables sont à
sens unique : c’est toujours à eux que l’on présente de nouvelles
conditions, alors que l’État juif ne respecte toujours pas les résolutions de
l’ONU, viole la législation humanitaire internationale et bafoue les
décisions de la justice internationale, sans que rien ne soit demandé aux
dirigeants israéliens. Par exemple, l’avis de la Cour internationale de
justice (CIJ) de la Haye, en juillet 2004, mettant Israël en demeure
d’arrêter la construction du mur, de le démanteler et de réparer les
dommages causés, n’a jamais été suivi d’application. Quatorze juges de la
CIJ l’avaient pourtant voté, seul l’Américain s’y opposant.
Y a-t-il deux poids, deux mesures ? Pourquoi Israël bénéficie-t-il
toujours d’un traitement privilégié en dépit de ce qui se passe ? Combien
de temps encore les Palestiniens de Gaza vont-ils devoir supporter ce
qu’ils endurent ? Les divisions de l’Europe, la gêne de l’Allemagne en
raison de la Shoah, le soutien inconditionnel des États-Unis ne
préfigurent guère un changement d’attitude pour faire sortir les Gazaouis
de leur ghetto et de leur désespérance. Il y a eu pourtant une occasion. Le
11 septembre 2006, les deux frères ennemis, Hamas et Fatah, étaient
parvenus à un accord pour former un gouvernement d’union nationale.
Cela sera fait à la mi-mars 2007 après des arbitrages délicats. La
communauté internationale n’a pas bougé pour venir en aide à ce fragile
édifice. Il n’y eut que de vagues promesses jamais matérialisées. Seule la
Norvège s’est singularisée en reprenant son aide. Israël a maintenu son
blocus sans sourciller. Trois mois plus tard, cette expérience mise sur
pied grâce aux efforts de l’Arabie saoudite et de la Ligue arabe a été
balayée pour aboutir au coup de force du Hamas. Les chancelleries
occidentales ont versé des larmes sur le sort malheureux de Mahmoud
Abbas, sur la coupure entre les deux entités de l’Autorité palestinienne,
sur la fragilisation accentuée de l’héritage d’Oslo. Tous les hypocrites
étaient au rendez-vous, mais il était trop tard pour venir pleurer. La
responsabilité de la communauté internationale est écrasante. Le refus
d’admettre la victoire du Hamas aux élections, dont la participation avait
été acceptée par Israël et les États-Unis, son isolement, l’inaction face au
blocus, la passivité face aux raids meurtriers de Tsahal notamment au
cours de l’été 2006, tout cela a contribué à la radicalisation de la situation
et à pousser la bande de Gaza dans les bras de l’Iran et des djihadistes.
Quatre ans après l’opération « Plomb durci », tout a recommencé. Le
14 novembre 2012, Israël entame l’opération « Pilier de défense » qui se
termine une semaine plus tard par un cessez-le-feu. Cette fois, pas
d’invasion terrestre, pas de bombes au phosphore, juste un pilonnage en
règle afin de tenter de réduire au silence les bases de lancement de
roquettes. Au grand dam des va-t-en-guerre israéliens et d’une majorité
de la population (49 % contre l’arrêt des combats, et 31 % pour un cessez-
le-feu), l’Égypte parvient à ramener le calme. Eli Yishaï, ministre de
l’intérieur, voulait pourtant « renvoyer Gaza au Moyen-Âge afin d’être
tranquille pour quarante ans ». Bilan : 6 morts côté israélien, dont deux
soldats, et 177 côté palestinien, dont au moins 105 civils, parmi lesquels
37 enfants et au moins 14 femmes ainsi que d’innombrables destructions
selon le Centre palestinien des droits de l’homme à Gaza (PCHR).
Comme d’habitude, les deux camps se sont déclarés vainqueurs, mais
rien n’a été réglé. Le Hamas est sorti renforcé politiquement parlant.
Israël a constaté que désormais les roquettes pouvaient atteindre Tel-
Aviv et Jérusalem, même si ses capacités de défense ont été améliorées
grâce au « Dôme d’acier », un système de lance-missiles intercepteurs.
Les Palestiniens, eux, continuent et continueront de subir. Depuis le
lancement de la première Qassam en avril 2001 à la fin novembre 2012 , [45]
59 Israéliens ont été tués ainsi que… 4 736 palestiniens ! Et personne ne
peut prévoir la fin de cet engrenage sanglant. Israël ne rêve que d’une
chose : se débarrasser définitivement de ce baril de poudre en le
repassant à l’Égypte, qui l’a déjà administré de 1948 à 1967. Cela ferait
1,6 million de Palestiniens en moins. Un cadeau empoisonné pour le
Caire, même pour un gouvernement dirigé par les Frères musulmans, qui
auront à cœur de laisser cette épine sur le flanc méridional de l’État juif.
Pour le moment, le président Mohamed Morsi joue le rôle de médiateur
entre les deux parties. Un jour viendra-t-il où les Israéliens et le Hamas
s’assiéront à la même table comme cela est finalement arrivé entre l’État
juif et l’OLP ?
Les lois scélérates
Cette épine n’est pas la seule. Il en est une autre tout aussi sérieuse au
sein même d’Israël. Tout aussi inquiétante : 1,6 million d’Arabes
israéliens, le cinquième de la population d’Israël. Descendants des 160
000 Palestiniens restés sur place après la guerre de 1948, ils sont devenus
citoyens israéliens à part entière. Enfin, presque : en principe, ils
jouissent des mêmes droits que leurs compatriotes juifs. La réalité est
autre. Ils n’ont en effet pas oublié qu’ils ne sont plus chez eux. Chaque
année, le 30 mars, ils descendent dans la rue pour la « Journée de la
terre ». Ils le font depuis 1976, date à laquelle six d’entre eux ont été tués
alors qu’ils protestaient contre la confiscation de leurs terres. « Soixante
pour cent de nos terres ont été confisquées dès 1948. Ce mouvement s’est
poursuivi et aujourd’hui nous ne possédons qu’à peine 3,5 % du territoire
israélien. Il n’y a plus rien à nous prendre. Alors ce sont les pâturages des
Bédouins du Néguev qui sont saisis », explique Youssef Jabareen,
professeur à l’université de Haïfa et fondateur du Arab center for law
and policy .
[46]
Au fil des ans, ce rendez-vous prend un caractère revendicatif appuyé.
Les participants sont de plus en plus nombreux. Les Palestiniens d’Israël
ont pris conscience de leur force. Ils se sentent de plus en plus solidaires
de leurs « frères » de Cisjordanie, sont de mieux en mieux organisés et
décidés à ne plus se laisser faire. À plus de 80 % musulmans et pour le
reste druzes (8,5 %) ou chrétiens (9,5 %), ils se considèrent comme des
laissés-pour-compte de la prospérité économique. Ils s’estiment
marginalisés, victimes d’une ségrégation raciale de plus en plus marquée
en raison de l’accumulation d’une série de textes de lois qui, au cours des
dernières années, restreignent leurs possibilités de s’exprimer et de
s’affranchir. Pour eux, le caractère « juif et démocratique » de l’État
d’Israël, inscrit depuis 1992 dans les lois fondamentales qui font office de
Constitution, est un non-sens en raison de la discrimination qui les réduit
à l’état de citoyens de seconde zone.
« Nous sommes contre l’État d’Israël en tant qu’État juif car “juif et
démocratique” c’est contradictoire. La démocratie, c’est pour tout le
monde », s’écrie un étudiant de Haïfa vivant à Um El-Fahm. « Le temps
de l’Arabe soumis et obéissant est terminé. Nos parents n’ont pas osé
élever la voix. Nos anciens leaders se sont tus face à l’occupation. Tout
cela est fini. Nous voulons mettre fin à la ségrégation, à l’oppression, à
l’apartheid. Nous voulons l’égalité des droits, les mêmes chances. Nous
voulons bâtir une nouvelle génération qui ait confiance en elle. Nous
sommes des mousquetaires pour un État séculier, démocratique, sans
racisme et sans préférence ethnique ». Mamdouh Agbariya, ancien
président du syndicat des étudiants arabes, rencontré à l’université
d’Haïfa, n’a toujours pas digéré qu’aucun policier n’ait été condamné
après la mort de treize personnes en octobre 2000, lors de manifestations
pacifiques de soutien aux victimes de l’Intifada. « Cela illustre
parfaitement la manière dont l’État nous considère. Nous sommes des
démocrates. Nous ne sommes pas des terroristes. Nous ne voulons pas
jeter les Juifs à la mer. Nous voulons vivre ensemble et décider sur un
pied d’égalité. » Seulement 51 % des Juifs sont en faveur d’une égalité des
droits entre les deux communautés et 53 % estiment que l’État devrait
encourager les Arabes à quitter Israël, selon une enquête réalisée, en
2010, par Israel Democratic Institute, un organisme indépendant . [47]
Le fossé entre la majorité et la minorité ne cesse de s’élargir. Les deux
peuples vivent de plus en plus séparés : 64 % des Juifs ne s’aventurent
jamais en secteur arabe. Et, depuis la loi du 23 mars 2011 sur les
« comités d’acceptation », la ségrégation va encore s’accentuer. On savait
déjà qu’il est pratiquement impossible pour un Arabe israélien d’acheter
ou de louer un terrain en raison du fait que 93 % du pays sont contrôlés
par l’État et que la cession ne peut se faire qu’à des Juifs. Mais
aujourd’hui, dans 695 villes et bourgs ruraux de moins de 400 familles,
soit 68,5 % des cités et 85 % des villages selon le Centre juridique pour les
droits de la minorité arabe en Israël (Adalah ), les candidats à
[48]
l’installation ou à l’exploitation doivent soumettre leur projet à ces
fameux comités composés de résidents ainsi que d’un membre de
l’Agence juive et d’un autre de l’Organisation sioniste mondiale, lesquels
décident si c’est possible ou non, en fonction de critères vagues comme
« le mode de vie de la communauté ». Cela permet d’exclure toute
personne qui n’a pas le profil adéquat aux yeux du « comité
d’acceptation ». Il peut s’agir d’ultra-orthodoxes ou de toute autre
personne jugée incapable de s’intégrer, comme des Arabes, des
homosexuels, des gens de couleur.
« Nous voulons établir des villes avec des gens qui souhaitent vivre avec
d’autres Juifs », n’a pas caché David Rotem, promoteur du projet et
membre d’Israël Beitenou. Par la suite, il a été précisé qu’un candidat ne
pourra être rejeté en raison de sa race, de son sexe, de sa religion ou de sa
nationalité. En principe, le rabbin devrait avoir le dernier mot et la
décision finale ne fait guère de doute. Un recours a été introduit devant la
Cour suprême par les associations de défense des droits de l’homme qui
pensent que le véritable but de ce texte est d’exclure les Arabes. Israël
Hassom, un autre défenseur de cette initiative, membre de Kadima, l’a
justifiée en disant qu’il fallait « poursuivre le rêve sioniste en installant
des communautés dans le Néguev et en Galilée », deux régions à fort taux
de population arabe. Ce qui explique les plans de déplacement des tribus
bédouines pour faire de la place aux nouveaux colons et la volonté des
dirigeants israéliens de « judaïser » la Galilée afin de contrebalancer la
majorité arabe. « Un État qui, délibérément, promeut les privilèges et les
droits résidentiels d’un groupe ethnique en réduisant ceux d’un autre
pratique une discrimination illégale pure et simple », s’insurge Sarah
Leah Whitson, directrice de Human Rights Watch pour le Moyen-
Orient .
[49]
Depuis 1948, Israël n’a construit aucune ville ni aucun village arabe,
alors que cette population a été multipliée par dix et que 600
municipalités juives ont été créées. Seuls sept townships ont été édifiés
dans le Néguev pour reloger les Bédouins expulsés. La plupart des villes
arabes ont vu leurs terres limitrophes grignotées par le Land Authority
Council, l’organisme remplaçant, depuis décembre 2009, l’Israel Lands
Administration. Ce changement n’a rien d’anodin car cette structure s’est
associée au Fonds national juif dont six membres sur treize composent le
bureau directeur. Par exemple, Nazareth, en Galilée, la plus peuplée des
villes arabes, abrite 70 000 habitants sur moins de la moitié des terres de
sa voisine juive Nazareth Illit, qui en compte, elle, 50 000. La loi sur
l’efficacité économique permet au gouvernement d’établir des « zones de
priorité nationale » qui peuvent bénéficier de fonds publics
supplémentaires pour le développement. Comme le révèle Adalah, sur les
535 zones de priorité nationale, seulement quatre sont arabes.
L’association avait saisi la Cour suprême et obtenu gain de cause. Cinq
ans plus tard, elle attend que le gouvernement se plie à cette décision.
Dans son rapport sur l’inégalité publié en mars 2011, Adalah donne
quelques chiffres sur les disparités entre les deux peuples. En 2009,
53,5 % des familles arabes sont classifiées comme pauvres – contre une
moyenne de 20,5 % pour l’ensemble des Israéliens. Le revenu moyen des
Palestiniens est de 32 % inférieur en 2008 (685 $ contre 1 465 $). Le taux
de chômage arabe est de presque quatre points supérieur. Une priorité à
l’embauche dans la fonction publique est accordée aux Juifs, qui
effectuent leur service militaire alors que les Arabes en sont dispensés
pour des raisons politiques et historiques. (Des Druzes et des Bédouins
ainsi qu’une minorité d’Arabes s’enrôlent néanmoins). Cette
discrimination de traitement se retrouve dans tous les secteurs :
éducation, santé, infrastructures, en raison d’une répartition inégalitaire
de fonds publics et des subventions. Une politique de discrimination
positive a bien été mise en place mais les fruits tardent à venir et le fossé
se creuse. À tel point que dans un document de 27 pages, rédigé par les
diplomates de l’Union européenne en poste en Israël, ceux-ci s’inquiètent
de la situation des Arabes israéliens. « Nous ne croyons pas que la
reconnaissance d’Israël comme un État juif doive porter atteinte d’une
façon ou d’une autre à la vision d’égalité pour tous les citoyens. Il est dans
l’intérêt de tous les Israéliens de montrer qu’Israël n’est pas seulement
juif et démocratique, mais aussi tolérant et moins exclusif », souligne ce
texte . À l’origine, il comportait des recommandations comme le fait de
[50]
se prononcer contre des lois discriminatoires en cours d’examen à la
Knesset, mais elles ont été retirées en raison du désaccord de certains
États membres. Dans un rapport publié en février 2011, le Réseau Euro-
méditerranéen avait déjà fait remarquer que « les violations des droits de
l’homme et les pratiques discriminatoires ont progressé au cours de la
dernière décennie ».
[51]
« Il est clair qu’Israël ne veut pas que ce pays soit égalitaire pour tout le
monde. Il est évident que pour préserver le caractère juif, les textes
ségrégatifs seront de plus en plus nombreux. Il est incontestable que le
dialogue est de plus en plus difficile. Chaque fois que nous faisons des
propositions, nous sommes accusés d’être une cinquième colonne, de
vouloir saper les fondements de l’État », fait remarquer Ahmad Hijazi,
Palestinien d’Israël, directeur du développement d’une communauté de
55 familles (250 personnes) pour moitié arabe et pour moitié juive
appelée « oasis de paix ». Installée à côté de Latrun, ce village est le seul
exemple de vie commune entre les deux communautés. Pour Ahmad
Hijazi, c’est « un exemple, un modèle, la preuve que l’on peut vivre
ensemble mais aussi une forme de protestation contre une politique
ségrégative ». Ce n’est pas ce que pense le numéro deux de la mairie de
Carmiel (Galilée), Oren Milstein. À la suite d’un article dans la presse
locale en octobre 2010, rapportant le fait qu’il était demandé aux
habitants de dénoncer la vente de maisons à des Arabes, il avait expliqué :
« Nous devons éviter les conflits entre Juifs et Arabes. Nous devons vivre
les uns à côté des autres mais pas de façon trop proche. Carmiel a déjà
mille résidents arabes. Bientôt, ils voudront une mosquée ». [52]
L’important est donc d’éviter la promiscuité. Chacun chez soi. Mais
surtout il faut contrebalancer la majorité arabe par l’implantation d’une
plus forte communauté juive. La colonisation n’existe pas seulement en
Cisjordanie. Elle se développe dans les zones arabes d’Israël au risque de
dégénérer en conflit ethnique comme ce fut le cas à Saint Jean d’Acre en
octobre 2008. Tout a démarré à la veille de la fête de Yom Kippour.
Pendant cette célébration juive, celle du Grand pardon, la circulation
automobile est interdite. Un quinquagénaire arabe a eu le tort de braver
cette règle religieuse largement respectée. Il a été pris à partie par une
foule de jeunes juifs estimant qu’il s’agissait d’une provocation. Sa voiture
a été « caillassée ». Jusqu’à cet incident, les communautés juive et arabe
vivaient côte à côte dans les mêmes quartiers sans friction. Cette
coexistence pacifique a été brisée par l’arrivée d’une nouvelle population
juive, essentiellement des colons religieux venus soit de Cisjordanie, soit
de la bande de Gaza.
L’incident a dégénéré lorsque la rumeur a couru qu’un Arabe avait été
tué. Des centaines de jeunes Arabes en colère ont déferlé sur le centre-
ville. Plus d’une centaine de voitures ont été vandalisées aux cris
d’ « Allah o Akbar » et « mort aux Juifs ». Auparavant, il n’y avait jamais
eu d’incidents dans cette ville de 52 000 habitants, dont un tiers
d’Arabes. Après la descente des Arabes dans le centre-ville, des groupes
de juifs s’en sont pris à leurs voisins en criant « mort aux Arabes ».
Plusieurs maisons ont été incendiées. Depuis, l’entreprise de reconquête
par les Juifs de Saint Jean d’Acre – cité fortifiée que Napoléon Bonaparte
n’est pas parvenu à prendre – se poursuit. La coexistence est de plus en
plus difficile. « Il n’est pas bon pour les Juifs et les Arabes de vivre dans le
même quartier, le même immeuble », a insisté le rabbin Yossi Stern,
directeur d’une yeshiva (école talmudique) . [53]
Adalah a répertorié plus d’une trentaine de lois-cadres « discriminant
directement ou indirectement les citoyens palestiniens d’Israël ». Cette
association se demande si Israël n’est pas « une ethnocratie ou un État
nation ethnique qui, systématiquement, se refuse à adopter des mesures
effectives pour combler le fossé entre la minorité palestinienne et la
majorité juive. « Qui plus est, explique Adalah, en privilégiant les
citoyens juifs dans beaucoup de domaines, Israël préserve, voire agrandit
ce fossé. » Pour Asad Ghanem, professeur de sciences politiques à Haïfa,
les étudiants ne supportent plus « ce contrôle par une seule ethnie qui
s’estime supérieure à l’autre. L’humiliation et la destruction des autres
font partie du mode de vie sioniste, dit-il. Cette situation ne peut
continuer car elle rend notre vie misérable et la leur encore plus. Ils ont
tout le temps peur. C’est le produit de ce qu’ils font aux Palestiniens. Tout
cela est dangereux et autodestructeur. Il faut désioniser et décoloniser le
pays pour le bénéfice de tout le monde ». Afin de protester contre cette
situation, Asad Ghanem appelle au boycottage des élections, considérant
que le fait pour les Arabes de pouvoir voter permet à Israël de parler de
démocratie alors qu’il ne s’agit que d’un « artifice ». Il estime que le
nombre de parlementaires arabes (11 sur les 120 de la Knesset) ne
correspond pas à la proportion de la population palestinienne (20,6 %).
Le nombre de participants aux élections générales est pratiquement
stable (56 % au scrutin du 22 janvier 2013 contre 53 % en février 2009).
Dans un sondage de l’université de Haïfa, publié en mai 2011, 32,5 % des
Juifs interrogés se sont prononcés en faveur de la suppression du droit de
vote des Arabes. Ce chiffre atteignait plus de 50 % parmi les jeunes.
Dans un autre sondage réalisé par l’institut Dialog pour le Yisraela
Goldblum Fund, sur un échantillon de 503 personnes juives, 58 %
estiment qu’Israël pratique l’apartheid envers les Arabes et 59 %
souhaitent qu’il y ait une préférence des Juifs sur les Arabes en ce qui
concerne les postes de travail dans les ministères. Le pourcentage atteint
69 % pour les personnes qui refusent de donner le droit de vote aux
Palestiniens si la Cisjordanie est annexée et va jusqu’à 74 % en faveur de
routes séparées dans ce territoire. Enfin, 47 % pensent qu’une partie des
Arabes israéliens devrait être transférée à l’Autorité palestinienne. Près
de la moitié des personnes interrogées ne veulent pas d’un Arabe comme
voisin (42 %) ou dans la classe de leur enfant (42 %). « Imaginez un tel
sondage en France, écrit Gideon Levy. Un tiers des Français s’opposant
au vote des Juifs, près de la moitié refusant un juif comme voisin ou dans
la même classe, les propagandistes d’extrême droite seraient les premiers
à crier à l’antisémitisme. Mais pour nous les Juifs, c’est permis… La
démocratie, pourquoi pas, mais pour les Juifs seulement ! »
[54]
À chaque consultation, des polémiques surgissent pour interdire à telle
ou telle formation de présenter des candidats. Une batterie de textes
prohibe la reconnaissance d’un parti s’il dénie l’existence d’Israël comme
« juif et démocratique », s’il soutient la lutte armée ou un État ennemi
ainsi qu’une organisation terroriste. Il suffit qu’un candidat se soit rendu
dans un pays ennemi sans autorisation du ministre de l’intérieur au cours
des sept dernières années pour que sa candidature soit rejetée. C’est ainsi
qu’Azmi Bishara, un député, a été poursuivi pour espionnage en faveur
du Hezbollah et contraint à l’exil. Haneen Zoabi, du même parti (Balad),
la seule femme arabe de la Knesset, a été longuement interrogée, s’est fait
insulter et qualifier de « traître » pour avoir participé, sur le Marmara, à
la « Flottille de la paix » de mai 2010. Les passes d’armes entre
parlementaires de droite et députés arabes sont de plus en plus
fréquentes. Effie Etam, député nationaliste religieux, a lancé un jour à ces
derniers : « Nous vous expulserons de ce bâtiment et de la terre du
peuple juif. » Avigdor Lieberman, ministre démissionnaire des affaires
étrangères, a traité son homologue arabe Ahmed Tibi de « terroriste ». Ce
dernier lui a répondu en le qualifiant d’« immigrant fasciste venu sur une
terre qui ne lui appartient pas ». Pour M. Lieberman, décidément, les
Arabes « abusent de la démocratie ». Cet immigré moldave, ancien videur
de boites de nuit, partisan du transfert des Palestiniens d’Israël en
Cisjordanie, avait proposé que l’on impose un serment de loyauté à
« l’État juif et démocratique ». Le slogan de la campagne lancée par Israël
Beitenou, son parti ? « Pas de serment, pas de citoyenneté ». Depuis
juillet 2008, cette citoyenneté peut être révoquée dans le cas d’« abus de
confiance et de déloyauté envers l’État ». Une notion générale qui
n’implique pas forcément une condamnation criminelle mais recouvre le
simple fait d’avoir résidé dans un pays étranger considéré comme hostile,
y compris la bande de Gaza.
Comme si cela ne suffisait pas, depuis le 23 mars 2011, la
commémoration de la Nakba (catastrophe), terme désignant l’expulsion
des Arabes pendant la guerre de 1948-1949, est devenue hors-la-loi.
Impossible pour les municipalités, les associations, les écoles, les théâtres
de célébrer d’une manière ou d’une autre cet événement qui a conduit au
déplacement de 750 000 personnes, à la destruction de plusieurs
centaines de villages, au pillage des biens, au vol des terres, sous peine de
réduction substantielle des fonds qui leur sont alloués : leur sera
supprimé le triple de ce qu’ils auront dépensé pour évoquer cette page
d’histoire de la Palestine. Une atteinte à la liberté d’expression, ont
protesté les Palestiniens. « Il s’agit d’un culot fasciste et d’une nouvelle
descente le long de la pente glissante du racisme sur laquelle le
gouvernement, la Knesset et la société israélienne sont en train de
descendre », a répliqué le Comité de gestion de l’éducation arabe.
Réponse d’Avigdor Lieberman : « Aucun pays normal ne financerait un
événement comparant sa création à une catastrophe . » Verdict de Sarah
[55]
Leah Whitson de Human Rights Watch : « Depuis quand le
gouvernement israélien se permet-il d’imposer aux citoyens israéliens ce
qu’ils peuvent dire ou ne pas dire à propos de leur histoire ? » La querelle
jamais éteinte sur l’histoire telle qu’elle est racontée dans les manuels
scolaires et les reproches réciproques d’une communauté vis-à-vis de
l’autre qu’elle engendre sont désormais alimentés par une autre source de
combustible et de conflits à venir.
Il est indéniable que, depuis l’accession au pouvoir de Benyamin
Netanyahou et de sa coalition ultranationaliste, les atteintes au principe
d’égalité entre les deux peuples se sont multipliées. Au mois de
décembre 2010, l’appel de cinquante rabbins visant à interdire la vente
ou la location de maisons ou de terrains à des non-juifs a provoqué une
autre polémique virulente. « Selon la Torah, quiconque vend ou loue un
appartement à un Arabe dans un quartier où vivent des Juifs cause un
grand tort à ses voisins, parce que le mode de vie (des non-Juifs) est
différent de celui des Juifs, qu’ils nous persécutent et viennent s’immiscer
dans notre existence », écrivent les signataires de cette lettre dont
l’initiative revient au rabbin de Safed (Galilée), Shmuel Eliyahu, ville
peuplée en majorité d’orthodoxes et où la cohabitation avec la population
arabe est souvent houleuse. La plupart des signataires sont des figures de
proue du nationalisme religieux, mais le fait que ces rabbins soient
employés par l’État pour assurer un service à la population n’a pas été du
goût de certains de leurs confrères comme Yehouda Gilad, qui a parlé
« de grave déformation des textes contraire aux valeurs morales juives ».
« Que l’archevêque de New York dise qu’un catholique qui loue un
appartement à un Juif commet un péché mortel et risque d’être
excommunié, cela paraît impossible. Pourtant cela se produit en Israël »,
a caricaturé Uri Avnery, journaliste membre de l’association humanitaire
Gush Shalom, dans une diatribe intitulée « les Ayatollahs juifs ». Il
[56]
s’emportait contre l’influence grandissante des religieux radicaux qui
risquent de transformer Israël en un autre Iran.
Deux rabbins, Dov Lior et Yaakov Yossef, avaient suscité une violente
polémique, au mois de juillet 2011, en approuvant les préceptes d’un livre
sulfureux intitulé « Torat ha-Melekh » (la Torah du Roi) dans lequel on
justifiait, en temps de guerre, le meurtre préventif de non-Juifs (goyim),
y compris les femmes et les enfants « si leur présence met en danger la
vie d’un Juif ». Ce livre publié en 2009 a été interdit. Ces deux rabbins
l’ont remis au goût du jour et ont donc été poursuivis pour « incitation au
racisme et à la violence ». Après beaucoup de tergiversations, la police a
finalement procédé à leur interpellation qui fut brève. Ils ont argué de
leur fonction pour ne pas répondre aux questions, estimant que l’État
n’avait pas à interférer dans des opinions concernant la halakha, la loi
juive, et ont appelé à une manifestation devant la Cour suprême qui n’a
finalement rassemblé que quelques centaines de personnes.
L’affaire a cependant suscité beaucoup d’émoi et de controverses car,
pour certains, il est insensé d’arrêter des rabbins. Benyamin Nétanyhaou
a longtemps attendu avant de se prononcer pour finalement lâcher que
« nul en Israël n’est au-dessus des lois ». On est bien loin de ce qu’écrivait
le père fondateur du sionisme, Theodor Herzl dans L’État des juifs en [57]
1896 : « Nous ne permettrons pas aux velléités théocratiques de nos chefs
religieux d’émerger. Nous saurons les cantonner dans leurs temples de
même que nous cantonnerons l’armée de métier dans les casernes.
L’armée et le clergé ont droit aux honneurs que leur confèrent leurs
nobles fonctions et leurs mérites. Ils n’ont pas à s’immiscer dans les
affaires de l’État qui les distingue, car cette ingérence provoquerait des
difficultés extérieures et intérieures. » Ces sages écrits ont depuis
longtemps été oubliés. Combien de généraux sont devenus Premiers
ministres ? Combien de dirigeants religieux ont barre sur le
gouvernement ?
En ce qui concerne les religieux, il s’agit bien sûr d’extrémistes, mais la
multiplication de ces affaires, comme la prolifération de textes réduisant
les droits des non-Juifs, a fait dire au ministre travailliste des affaires
sociales, Yitzhak Herzog, en octobre 2010 : « Le processus engagé chez
nous depuis un an ou deux me fait peur. Il y a des relents de fascisme
dans les marges de la société israélienne… Le tableau est très inquiétant
et menace le caractère démocratique de l’État d’Israël. » Il a ajouté : « Il y
a un tsunami de mesures qui limitent les droits. Je le vois dans les
couloirs de la Knesset, dans les commissions ministérielles chargées de la
législation. Nous allons payer le prix fort pour tout cela . »
[58]
Depuis la loi pénalisant la commémoration de la Nakba, la Knesset a
approuvé en juillet 2011, en première lecture, une loi qui sanctionne toute
forme de boycottage des produits des colonies juives dans les territoires
occupés. En dehors du fait que cette initiative bafoue la liberté
d’expression, elle conforte la politique de colonisation. Le 13 novembre
2011, le gouvernement a donné son feu vert à deux textes de loi visant à
couper le financement par l’étranger des ONG israéliennes. Le premier
veut imposer un plafond de dons quand les ONG « cherchent à influer sur
le programme diplomatique et sécuritaire d’Israël ». Le deuxième prévoit
une taxe importante (45 %) sur les sommes versées. « C’est comme si
l’État nous liait les mains pour rendre impossible ou difficile de faire ce
en quoi nous croyons », a protesté Yariv Oppenheimer, directeur de La
Paix maintenant, organisme qui dénonce la colonisation.
Pour clore cette liste, le 21 novembre 2012, la Knesset a adopté un
projet de loi qui aggrave de façon draconienne les amendes contre les
auteurs de textes jugés « diffamatoires ». Elle est multipliée par six sans
que la preuve du préjudice soit rapportée et par trente, soit 300 000 €, si
la volonté de nuire est démontrée. Ce nouveau pas franchi pour juguler
toute contestation et toute critique a été qualifié de « liberticide » par bon
nombre de politiques au sein même du gouvernement. « Ils en ont assez
des règles du jeu de la démocratie occidentale. Elle n’a jamais été à leur
goût. Maintenant, ils sont décidés à la détruire », a accusé le journaliste
vedette du quotidien Yediot Aharonot, Nahum Barnea . Tous ces textes
[59]
de lois ne sont pas définitivement adoptés, mais ils témoignent d’une
volonté de museler toutes formes de contestation.
Enfin, pour empêcher que la Cour suprême invalide ces lois comme
étant non conformes aux lois fondamentales du pays, la Knesset a adopté
en première lecture un texte de loi modifiant le système de nomination
des magistrats à cette Haute Cour afin d’obtenir la désignation d’un juge
connu pour ses opinions de droite. La Cour suprême, de par sa
composition, est jugée hostile au pouvoir actuel, c’est pourquoi une autre
proposition a été déposée permettant de donner le droit de veto aux
parlementaires pour la désignation des membres de cette Cour. Rien n’est
donc laissé au hasard par le gouvernement de Benyamin Netanyahou
sous la pression des membres les plus nationalistes de sa coalition. Dorit
Beinish, présidente de la Cour suprême jusqu’en février 2012, a dénoncé
« cette campagne de délégitimation qui prend de l’ampleur d’année en
année en vue d’affaiblir les instances judiciaires et en premier lieu la Cour
suprême. Ces méthodes existent seulement dans certains régimes »,
ajoute-t-elle, sans préciser lesquels .
[60]
Les dérives nationalistes se multiplient. Gideon Saar, ministre de
l’éducation, a demandé à partir de la rentrée 2011 que les enfants des
maternelles commencent la semaine en chantant l’hymne national devant
le drapeau israélien. Il veut que les lycéens renforcent « leur identité
juive » en se rendant au caveau des Patriarches à Hébron, site religieux
vénéré également par les musulmans. En décembre 2011, Anastasia
Michaeli, députée d’Israël Beitenou a proposé d’interdire les haut-
parleurs des mosquées qui perturbent le calme par les appels à la prière.
Elle a reçu le soutien du Premier ministre qui a expliqué qu’il n’y avait
« pas de raison d’être plus libéral qu’en Europe », oubliant en cela qu’il
était en terre arabe ou à tout le moins dans un pays avec une forte
minorité musulmane. Ces excès sont-ils inquiétants ? Certainement, pour
Daniel Blatman, responsable de l’Institut d’études juives contemporaines
à l’université hébraïque de Jérusalem. « Je crois que l’objectif de cette
législation est l’établissement graduel d’un État d’apartheid en Israël et la
future séparation sur des bases raciales des Juifs et des non-Juifs… C’est
exactement ce qui s’est passé, après plusieurs années, et a conduit à
l’établissement de l’apartheid en Afrique du Sud, comme Hanna Arendt
l’a démontré dans son livre Les Origines du totalitarisme. Dans ce texte,
Daniel Blatman fait remarquer que « seuls ceux qui refusent de voir le
contexte historique d’un tel processus peuvent encore croire qu’il est
possible de stopper l’émergence de l’apartheid en Israël sans se
débarrasser de l’emprise coloniale raciste sur les territoires ».
[61]
La stratégie du bunker
Or, à part une minorité qui s’inquiète, la société israélienne refuse de
mesurer ces dérives. Elle continue de se radicaliser, de vivre à part. Sans
voir les Palestiniens, sans se préoccuper du racisme qui progresse, en
faisant totalement confiance aux services de sécurité et à l’armée pour la
protéger. D’ailleurs, il n’y a plus d’attentats, et les roquettes lancées de la
bande de Gaza explosent la plupart du temps en rase campagne. Les Juifs
israéliens ne font plus d’efforts pour réclamer la paix, pour la soutenir. Ils
regardent tout cela d’un œil lointain. Le lobby des colons a remplacé le
camp de la paix. Il fait la loi et impose ses vues au pouvoir. La gauche
survit tant bien que mal. Le parti travailliste a grignoté deux sièges par
rapport à la précédente législature (15 au total) et le Meretz (gauche) a
doublé sa représentation, passant de trois à six députés lors du srutin du
22 janvier 2013. Mais la gauche n’est plus que l’ombre d’elle-même. En
tout cas, elle n’est pas en mesure d’influer de façon décisive sur les
orientations du gouvernement d’autant que le véritable vainqueur des
élections, Yaïr Lapid, chef du parti centriste Yesh Atid (« il y a un
avenir ») a clairement choisi d’apporter ses 19 députés au camp de
Benyamin Netanyahou plutôt qu’à celui de l’opposition. Sa participation
au gouvernement va donc permettre de recentrer quelque peu l’image de
l’exécutif israélien qui, lors de la précédente législature, était la plus à
droite que le pays ait jamais connue depuis 1948. Cet ancien journaliste à
la tête d’une coalition hétéroclite sera-t-il en mesure de peser sur la
politique d’un Benyamin Netanyahou affaibli mais reconduit pour un
nouveau mandat ? Ayant axé sa campagne sur la politique intérieure
(fracture sociale et incorporation des religieux orthodoxes dans la vie
active et dans l’armée), Yaïr Lapid sera de peu de poids pour la relance
des négociations avec les Palestiniens qui est loin d’être sa préoccupation
principale. D’autant que, parallèlement à son ascension, la percée
significative d’un autre nouveau venu sur la scène politique en la
personne de Naftali Bennett, chef du parti religieux nationaliste Habayit
Hayehoudi (« la Maison juive »), sera un contrepoids de taille. Passant de
trois à onze députés, cette formation radicale, fer de lance des colons,
renforce considérablement le camp extrémiste et traduit l’intransigeance
d’une partie de la population vis-à-vis des Palestiniens.
Cet ancien directeur de cabinet de Benyamin Netanyahou, ancien
directeur de Yesha, l’organisme représentant les colons de Cisjordanie,
fils d’immigrant américain âgé de 40 ans, ayant fait fortune dans
l’informatique, est devenu, en quelques mois, l’enfant chéri de la droite
en proposant, purement et simplement, d’annexer 62 % de la Cisjordanie,
c’est-à-dire la zone C sous le contrôle actuel d’Israël. Il fait désormais
carrément figure de successeur de Benyamin Netanyahou pour diriger la
droite israélienne. Son profil d’ancien officier des commandos au langage
policé séduit particulièrement la jeunesse comme le fit, en 2009, Avigdor
Lieberman aujourd’hui en passe d’être détrôné par cet outsider plus
diplomate.
Avigdor Lieberman, nationaliste d’extrême-droite était devenu contre
toute attente - jusqu’à sa démission à la fin de 2012 pour une affaire de
corruption - la figure montante du gouvernement. Yossi Beilin, ancien
leader du Meretz, n’y croyait pas. Ce serait « une provocation pour le
monde entier » s’il devenait ministre des affaires étrangères. Et pourtant,
il l’est devenu. Depuis, il se pavanait, lançant à droite et à gauche ses
formules provocantes. S’il n’avait pas obtenu le score qu’il espérait lors
des élections de 2009, il souhaitait, en faisant alliance avec le Likoud
pour le scrutin du 22 janvier 2013, assurer son avenir politique d’autant
qu’il savait qu’il avait le vent en poupe auprès d’une bonne partie de la
jeunesse qui avoue sa préférence pour les hommes forts (60 %) plutôt que
pour l’application stricte de la loi. Telles sont les données d’un sondage et
d’une étude sociologique sur la jeunesse publiés en mars 2011 par la
fondation Friedrich Ebert. Cette étude révèle « un renforcement du
nationalisme juif et une érosion des valeurs démocratiques et
pacifiques ». L’importance de la démocratie tombe de la seconde place
(26 %) en 1998 à la troisième place avec 14,3 % tandis que l’importance
de la judaïté passe de 18,1 % à 26 %. Enfin, dernier chiffre tout à fait
révélateur : 46 % des jeunes interrogés sont en faveur de la révocation des
droits politiques des Arabes. Une large majorité d’entre eux se disent en
faveur de la paix, mais ne sont pas prêts à faire des compromis. Ils
préfèrent le statu quo actuel .
[62]
La société israélienne se raidit, se crispe. À 54 ans, Avigdor Lieberman,
souvent comparé à Jean-Marie le Pen et à Jörg Haider, est devenu, par
ses accents racistes, ses positions radicales et son franc parler, une sorte
de nouveau « tsar ». D’origine moldave, le visage rondouillard cerné par
un collier de barbe poivre et sel impeccablement taillé, l’air légèrement
asiate et l’œil exorbité, celui que l’on a surnommé « Raspoutine » à
l’époque où il était le chef de cabinet du Premier ministre Benyamin
Netanyahu de 1996 à 1997 a ensuite créé sa propre formation en cultivant
la communauté d’origine russe forte de plus d’un million de personnes.
Émigré à l’âge de 20 ans, cet ancien videur de boites de nuit à la carrure
imposante s’est fait le champion des solutions radicales et des formules à
l’emporte-pièce. Exemples : « Nous devons continuer à combattre le
Hamas comme les États-Unis ont combattu les Japonais durant la
seconde guerre mondiale. La conquête du Japon n’a pas été nécessaire ! »
Alors combien de bombes atomiques ? Ou encore : « Accepter un Iran
nucléaire, c’est comme accepter l’élection d’Hitler en 1933. Un Iran
nucléaire, c’est Hitler avec l’arme nucléaire. » Deux fois ministre d’Ariel
Sharon, il avait rejoint le gouvernement d’Ehoud Olmert en octobre 2006
pour justement s’occuper de la question iranienne en tant que ministre
des affaires stratégiques. Sa prestation n’avait guère été concluante. Il a
démissionné en janvier 2008 pour protester contre les négociations de
paix, estimant que celles-ci « ne mèneraient nulle part, car le principe de
la terre contre la paix est une erreur fatale ». Partisan d’une colonisation
à outrance, celui qui se présente comme « un sauveur du pays » habite à
Nokdim, une colonie isolée au sud de Bethléem. Ouvertement hostile au
retrait de la bande de Gaza, cet ancien membre du Likoud avait été
limogé de ses fonctions par Ariel Sharon en juin 2004.
Dans son livre Ma vérité, il se déclare favorable à des échanges de
population et de territoires entre Israël et l’Autorité palestinienne pour
constituer deux États « ethniquement homogènes ». « Puisqu’ils (les
Palestiniens) ont l’audace de demander le droit au retour, il doit aussi y
avoir un droit d’expulsion. » En mai 2006, il avait déjà réclamé la peine
capitale pour les députés arabes soutenant le Hamas ou célébrant le jour
de la Nakba à la place de l’anniversaire de l’indépendance d’Israël.
Aujourd’hui, son cheval de bataille est l’adoption d’une nouvelle loi qui
obligerait les Palestiniens d’Israël à prêter allégeance à l’État juif sous
peine de perdre leur citoyenneté. « Lorsque vous demanderez votre carte
d’identité, vous devrez signer une déclaration de loyauté à l’État d’Israël,
à son drapeau, à son hymne national, à sa déclaration d’indépendance et
reconnaître qu’Israël est un État juif et sioniste. » Cet homme est-il
dangereux ? L’antagonisme entre Israël Beitenou, son parti, et la
communauté arabe d’Israël ne cesse de s’accroître. Les membres de cette
dernière sont considérés comme des ennemis de l’intérieur. Quant aux
autres, il faut les faire taire pour ne plus les entendre. Un sentiment de
plus en plus répandu dans la société israélienne. Le fossé se creuse,
l’intolérance grandit. Comment expliquer l’ascension d’Avigdor
Lieberman ? Il dit ce que les gens veulent entendre et il promet de mettre
de l’ordre. Ce qui satisfait les Israéliens toujours taraudés par la peur, une
menace sur leur avenir, sur leur existence.
La menace vient de partout : du nord avec le Hezbollah, du sud avec le
Hamas, de l’est avec le nucléaire iranien, à l’intérieur avec la montée du
mécontentement des Arabes israéliens. Menahem Klein, professeur de
sciences politiques, résume le sentiment général : « Nous vivons dans un
bunker, une sorte de villa au milieu de la jungle, cernée par les barbares.
Et si vous m’attaquez, je deviens fou. Je vais utiliser la force massive, la
brutalité pour me défendre. C’est à celui qui tiendra le langage le plus
martial . » Retranchés derrière la barrière de sécurité, confiants dans un
[63]
appareil militaro-sécuritaire de plus en plus puissant et de plus en plus
omniprésent, les Israéliens ont développé la mentalité du Miklat, cette
pièce sécurisée, un abri antiatomique qui existe dans pratiquement
chaque immeuble. « C’est très commode, reconnaît l’écrivain Zeev
Sternhel. Nous refoulons les problèmes politiques pour les placer sur un
plan sécuritaire. Nous vivons de plus en plus dans une atmosphère
exacerbée de nationalisme et de chauvinisme. La dérive vers la droite
extrême est évidente. Désormais, nous ne faisons confiance qu’aux gros
bras. »
Le repli sécuritaire est confortable. Il permet de ne pas trop se poser de
questions, de renvoyer à plus tard les difficultés. Le conflit est maîtrisé. Il
est contenu par les forces de sécurité. Il est géré par un bouclier
protecteur. L’Israélien est devenu fataliste. Il a appris à vivre avec ses
craintes et à faire confiance à son armée sans se poser trop de questions
sur son mode opératoire. « Nous pouvons gérer sans difficultés cette
situation au cours des dix prochaines années », affirme le professeur
Efraïm Inbar. Le repli sécuritaire s’accompagne d’un repli identitaire de
plus en plus marqué, de la certitude d’avoir le droit pour soi. « Nous nous
considérons toujours comme des victimes. Nous nous regardons comme
ceux à qui l’on refuse la main tendue. Nous ne faisons que nous défendre.
Alors, nous avons la conscience tranquille. C’est pourquoi beaucoup de
choses nous sont permises. Nous sommes toujours le David face au
Goliath », constate Zeev Sternhel. Le monde entier peut protester, les
Israéliens sont convaincus qu’ils ont raison. « La guerre de Gaza n’a fait
que renforcer cette tendance. Elle a amplifié un patriotisme exagéré. Il y a
un aveuglement. Les Israéliens sont devenus indifférents à la souffrance
des autres. Nous ne voyons plus que nous-mêmes. Nous nous sommes
fermés aux autres, à la souffrance des Palestiniens. Il y a désormais une
droite excessive, fasciste, qui prend racine dans le pays et ce qui est
inquiétant est que cette tendance se manifeste surtout chez les jeunes »,
déplore Colette Avital, députée travailliste. Elle a été « effarée,
consternée » par les attaques, les interruptions, les interjections
agressives à son égard lors de la campagne électorale de 2009. Elle
prônait le dialogue politique, la recherche de solutions, alors que les
participants vitupéraient : « Comment un peuple de 5,5 millions de
personnes ne peut pas liquider 15 000 terroristes du Hamas ? ». « Il n’y a
pas que les solutions militaires », a-t-elle répliqué. « Nous avons réglé la
question en Cisjordanie, pourquoi ne pas le faire à Gaza ? », ont rétorqué
les intervenants. « Comment peut-on dire que nous allons les liquider et
que nous serons les seigneurs de ce pays ? », s’inquiète Colette Avital.
Cinquante-six pour cent des Israéliens estiment toujours que, lors du
sommet de Camp David, en juillet 2000, « Ehoud Barak a offert un
accord de paix généreux à Yasser Arafat et que ce dernier l’a refusé parce
qu’il ne voulait pas la paix », souligne une étude de Daniel Bar-Tal,
professeur de l’université de Tel-Aviv. « La conscience du Juif israélien
est caractérisée par un sentiment de victimisation, une mentalité de siège,
un patriotisme aveugle, la belligérance, la satisfaction de soi et la
déshumanisation des Palestiniens », constate Akiva Eldar, du quotidien
Haaretz. Cette étude démontre que les Israéliens ne remettent jamais en
cause la version de l’histoire donnée par leurs dirigeants. Plus de 50 %
d’entre eux pensent que le plan de partage des Nations unies en 1947 a
offert aux Palestiniens une part égale, voire supérieure, à celle des Juifs.
« Les Israéliens pratiquent l’autocensure et acceptent la version officielle
sans chercher à recouper les informations. Nous sommes une nation qui
vit dans le passé, envahie par l’anxiété et souffrant d’un manque
chronique d’ouverture d’esprit », analyse Daniel Bar-Tal .[64]
Il suffit d’un voyage au pays des colons pour se rendre compte à quel
point Juifs et Palestiniens vivent dans des mondes de plus en plus
séparés et isolés. Judith Lowy par exemple, résidant dans l’implantation
de Tekoa, au sud de Bethléem, est convaincue de faire partie d’une avant-
garde chargée de protéger Israël. D’où son choix de vivre dans cet endroit
reculé, avec 2 000 colons, afin « de construire quelque chose », d’être aux
avant-postes face « aux Arabes qui veulent notre disparition ». Elle ne
parle que des Arabes en général. Les Palestiniens n’existent pas pour elle.
Judith « ne fait pas de politique ». Elle dit simplement : « Cette terre
nous a été volée et nous nous battrons pour la conserver. » Comme
Noham Arnon, porte-parole de la communauté juive d’Hébron, qui, sans
sourciller, tranche : « On ne peut pas dénier aux Juifs le droit de vivre
dans leur pays. » Quant à Danny Spielman, de Yesha, le Conseil des
communautés juives de Judée et Samarie (Cisjordanie), pour lui c’est
simple : « Cette terre, ce sont nos racines et rien ne peut les arracher. »
Alors tous les moyens sont bons pour défendre ce qui est considéré
comme son droit, le bon droit.
« C’est pourquoi », constate Menahem Klein, « nous gouvernons par la
force. Nous sommes devenus un régime ethnosécuritaire, arrogant,
égoïste, ethnocentriste. Nous sommes convaincus d’être les meilleurs et
que les autres ne valent rien. Désormais, le conflit est devenu religieux,
ethnique et la politique est inefficace », s’inquiète-t-il. Pour lui, Avigdor
Lieberman est le produit de cette tendance et « le colonialisme et le
racisme sont les grands vainqueurs. Nous refusons de sortir du bunker ».
Israël vit dans un camp retranché aux frontières incertaines. Les colons
sont à l’abri dans des ghettos fortifiés. Israël est devenu le pays de la peur.
Chaque matin, les radios, les télévisions matraquent le message sur les
menaces qui pèsent sur le pays. Avigdor Lieberman est la réponse à cette
inquiétude. Israël aspire à un homme fort qui parle un langage clair,
compris de tout le monde. D’ailleurs, l’un de ses slogans favoris est que
« seul Avigdor Lieberman comprend l’arabe », ce qui signifie : « Faites-
moi confiance, je vais m’occuper d’eux. » Il a donc su se mettre au
diapason de la population. Il cherche toujours à renforcer davantage
l’autorité de l’État. Il s’efforce pour le moment de ne pas franchir les
lignes rouges. Après son inculpation le 14 décembre 2012 pour « abus de
confiance et fraude », il a démissionné de ses fonctions de ministre des
affaires étrangères et de vice-premier ministre en attendant que sa
situation pénale soit clarifiée. Il espère que son heure viendra et devenir
un jour premier ministre. Désormais, un sérieux concurrent s’est placé en
travers de sa route avec l’émergence de Naftali Bennett. En Israël, la
bataille n’est plus entre la droite et la gauche mais au sein même de
l’extrême droite. Ce qui promet, pour une société qui se réfugie de plus en
plus dans la religion, si l’on en croit les sondages.
Jamais les Juifs israéliens n’avaient autant cru en Dieu. Ils sont 80 %,
selon une étude du Israël Democracy Institute’s Guttman Center et de la
fondation Avi Chai publiée en janvier 2012. La très grande majorité
(85 %) considère comme « importante » ou « très importante » la
célébration des fêtes religieuses juives (63 % en 1999) tandis que le
nombre d’orthodoxes ou ultra-orthodoxes a grimpé de 16 à 22 %. À
l’inverse, un chiffre en baisse est celui des gens qui se considèrent comme
« laïques » (46 %). La religion est donc un indéniable refuge même si
cette tendance peut s’expliquer par l’augmentation des orthodoxes en
raison d’un taux de natalité particulièrement élevé . Les auteurs de
[65]
l’étude estiment aussi que la forte communauté russe de plus d’un million
d’habitants, dont il est acquis qu’au moins 300 000 ne sont pas juifs pur
sucre selon les règles prescrites par la halakha (loi juive), est, depuis son
arrivée, devenue beaucoup plus « observante » des préceptes de la
religion. Un phénomène d’osmose ? Ce renforcement du caractère
religieux de la société israélienne a-t-il de quoi inquiéter ? Sans aucun
doute, en cette période de polarisation extrême autour des questions
religieuses, notamment avec la montée de l’islamisme dans les pays
arabes. C’est d’autant plus inquiétant que, selon le même sondage, 70 %
des Juifs israéliens se considèrent comme « un peuple élu ». Ce qui veut
dire au-dessus des autres, au-dessus des Arabes, au-dessus des gentils
(les goyim). Choisis par Dieu, ils peuvent donc tout se permettre car ils
ont la loi suprême avec eux.
C’est ainsi qu’ils peuvent s’affranchir du droit international et des
résolutions de l’ONU, faire assassiner des opposants à l’étranger ou tuer
des Palestiniens dans les territoires occupés : 4 857 Palestiniens ont été
tués entre le début de la deuxième Intifada en septembre 2000 et
l’opération « Plomb durci » à Gaza en décembre 2008, selon B’Tselem.
Parmi ces victimes figurent 954 mineurs et 2 191 innocents qui ne
prenaient pas part aux hostilités, tandis que 731 civils israéliens sont
morts. Personne ne dit rien ou si peu car, comme l’a souligné Jimmy
Carter : « L’écrasant parti-pris en faveur d’Israël parmi les chrétiens
comme moi vient du fait que l’on nous a enseigné à honorer et protéger le
peuple élu de Dieu du sein duquel est venu notre propre sauveur, Jésus
Christ . » Ce n’est pas la seule raison. Il y a, bien sûr, l’énorme
[66]
culpabilité de l’Occident, toujours inscrite dans le subconscient
concernant la Shoah. Ce qui, 65 ans après le génocide, freine toujours la
réprobation d’une bonne partie de la communauté internationale face
aux exactions de Tsahal.
Gideon Levy, de Haaretz, est consterné : « Les formes de racisme
envers les Arabes et les étrangers, l’arrogance israélienne envers l’opinion
internationale, tout cela peut s’expliquer par la croyance aveugle et
primaire de la majorité des Israéliens selon laquelle nous pouvons nous
permettre tout ce que l’on veut puisque Dieu nous a choisis. » Il note que,
de plus en plus, « la religion est l’État et l’État est la religion » soulignant
qu’aujourd’hui, le facteur religion gagne du terrain en Israël . Son [67]
emprise s’accroît dans la vie quotidienne, à la Knesset, dans l’armée où il
y a de plus en plus de soldats orthodoxes. Récemment, le général Benny
Gantz, chef d’état-major de l’armée, a insisté pour que la prière des
morts, lors de la cérémonie du souvenir, commence par une référence à
Dieu et non plus au « peuple d’Israël ».
C’était la même chose en Afrique du Sud. Les Afrikaners pensaient
qu’ils étaient les envoyés de Dieu, les apôtres de la civilisation,
confortablement retranchés derrière leurs préceptes religieux. Ils
s’estimaient supérieurs aux Noirs auxquels ils étaient venus apporter la
bonne parole et leur savoir-faire. Ils pensaient qu’ils étaient le fer de
lance du progrès parmi « les sauvages ». Theodor Herzl n’a-t-il pas écrit
dans L’État des juifs : « Si sa majesté le Sultan consentait à nous donner
la Palestine, nous pourrions nous charger de mettre en ordre les finances
de la Turquie. Pour l’Europe, nous formerions là-bas un élément du mur
contre l’Asie ainsi que l’avant-poste de la civilisation contre la barbarie…
Nous formerions une garde d’honneur autour des lieux saints et
garantirions par notre existence même l’accomplissement de ce devoir. »
Les Juifs israéliens se considèrent toujours comme le poste avancé de
l’Occident entouré d’une nuée de barbares. « Il y a une énorme différence
entre nous et nos ennemis, disait Menahem Begin à la Knesset en
juin 1982. Pas seulement dans la capacité, mais dans la morale, la culture,
le caractère sacré de la vie et la conscience. Ils sont nos voisins ici, mais
c’est comme si, à une centaine de mètres, il y avait un peuple qui
n’appartenait pas à notre continent, à notre monde, qui appartiendrait à
une autre galaxie. » Ce qui explique que la vie et le confort de beaucoup
de Palestiniens peuvent être sacrifiés pour préserver le bien-être et la
survie d’un seul Israélien.
D’où les répliques disproportionnées face à toute forme de rébellion.
D’où la légitimation du terrorisme juif avant et pendant la guerre de 1948
et la condamnation du terrorisme arabe, forme ultime de lutte contre
l’oppression et le colonialisme. Dans le premier cas, il est justifié par une
cause jugée noble, celle de la conquête de l’indépendance. Dans le second,
il est dénié, même pour faire valoir le principe des peuples à disposer
d’eux-mêmes et pour lutter contre l’envahisseur. A-t-on le droit, voire le
devoir de résister à l’occupation ? Et quelle est la manière la plus
appropriée ? Les Sud-Africains ont, eux aussi, choisi la lutte armée.
Essentiellement par le sabotage, qui n’a jamais déstabilisé le pays.
Umkhonto We Sizwe (la lance de la nation), le bras armé du Congrès
national africain (ANC), n’a jamais été bien implanté ni très efficace. Il
n’y a eu que quelques cas de terrorisme aveugle. Pourtant Nelson
Mandela qui, lui aussi, a longtemps été considéré comme un terroriste
par les puissances occidentales avant de devenir ensuite une icône, écrit
dans ses mémoires, Un long chemin vers la liberté : « C’est toujours
l’oppresseur, non l’opprimé qui détermine la forme de lutte. Si
l’oppresseur utilise la violence, l’opprimé n’aura pas d’autre choix que de
répondre par la violence. Dans notre cas, ce n’était qu’une forme de
légitime défense ».
[68]
L’arme du boycottage
Où commence et où s’arrête la légitime défense ? Face à l’oppression et
à la répression, quelle forme la résistance peut-elle prendre ? Jusqu’à
présent le terrorisme, les attentats suicides, les roquettes n’ont guère
permis de faire avancer la cause palestinienne. Reste la lutte non violente.
Marwan Barghouti, l’un des principaux dirigeants de la deuxième
Intifada et condamné à cinq peines de prison à vie par la justice
israélienne, a lancé, en janvier 2012, un appel à « la résistance populaire
et pacifique pour mettre fin à l’occupation ». L’ancien secrétaire général
[69]
du Fatah en Cisjordanie, présenté comme un éventuel successeur de
Mahmoud Abbas, a-t-il été entendu ? Pas pour le moment. Les
protestations pacifiques n’ont jamais pris forme chez les Palestiniens,
fatigués par deux Intifada, éprouvés par une répression musclée : une
certaine apathie a gagné les masses. Ce qui ne veut pas dire qu’une
irruption de violence ne peut pas surgir, mais la majorité se préoccupe
plus de la survie que de la lutte. Les mouvements de boycottage des
produits provenant des colonies n’ont jamais pris une véritable ampleur
en Cisjordanie. Il n’est pas facile de les identifier, car les sociétés qui les
commercialisent ont pris soin d’établir leur siège social sur le territoire
d’Israël. Et une loi interdit depuis le mois de juillet 2011 tout appel au
boycottage. De toute façon, il ne peut véritablement se développer
qu’avec un fort soutien de l’extérieur afin de faire comprendre aux
Israéliens que l’occupation et la poursuite de la colonisation ne peuvent
continuer sans qu’ils aient un prix à payer. Et ce prix, ce sont les
sanctions, le boycottage et le désinvestissement : BDS.
C’est sous ce nom que le mouvement a été lancé le 9 juillet 2005 par un
appel de la société civile palestinienne. Prenant modèle sur la
mobilisation contre l’Afrique du Sud afin de faire plier le régime de
l’apartheid, cet appel prône « des mesures punitives non violentes jusqu’à
ce qu’Israël reconnaisse le droit inaliénable des Palestiniens à
l’autodétermination et respecte complètement les dispositions des lois
internationales et les résolutions des Nations unies ». Cette initiative s’est
imposée un an après la décision de la Cour internationale de justice du
9 juillet 2004 qui a déclaré illégale la construction du mur en territoire
palestinien. Une sentence restée lettre morte. Elle a été suivie, le
21 décembre 2008, par un autre appel au boycottage universitaire et
culturel d’Israël afin de « s’abstenir de toute participation, sous quelque
forme que ce soit, à la coopération culturelle et universitaire, à des
collaborations et/ou à des projets communs en partenariat avec les
institutions israéliennes ». Depuis leur lancement, ces campagnes n’ont
eu qu’un effet relatif. Elles n’ont été suivies que par quelques entités
éparses, universités, et entreprises en Grande-Bretagne, en Suède, au
Canada notamment. Elles se sont traduites par des pressions victorieuses,
notamment sur deux sociétés françaises, Veolia et Alstom, impliquées
dans la construction de la première ligne du tramway de Jérusalem pour
relier une colonie de Jérusalem-Est au mont Herzl. Elles ne sont pas
légion. Le phénomène reste encore marginal, malgré une prise de
conscience accrue de la communauté internationale depuis la guerre de
Gaza. Le pas reste encore difficile à franchir même si certaines voix
s’élèvent de plus en plus fermement contre l’impunité scandaleuse dont
jouit Israël pour ses violations effrontées du droit international. Et si
certaines sociétés ou entreprises choisissent de désinvestir de Cisjordanie
et si quelques rares États ont le courage de prendre des mesures contre
l’importation de produits en provenance des colonies.
Le parrain américain continue toujours de défendre son protégé et fait
barrage à toute velléité de sanctions. En février 2011, les États-Unis ont
opposé leur veto à un projet de résolution au Conseil de sécurité
condamnant la colonisation. Susan Rice, leur ambassadrice à l’ONU, a eu
beau expliquer que ce veto « ne doit pas être interprété comme un
soutien à la colonisation », mais qu’il était destiné à favoriser la reprise
des négociations, cela n’a rien changé. Depuis, rien n’a effectivement
bougé puisque la poursuite de la colonisation empêche tout dialogue.
C’est le serpent qui se mord la queue. Barack Obama continue de croire
qu’Israël « est une démocratie dynamique, la seule au Moyen-Orient » et
que l’utilisation du mot « apartheid » est « émotionnellement chargé,
historiquement non fondé et que ça ne correspond pas à ce que je crois »,
a-t-il déclaré . Dans ces conditions, vu le poids de Washington sur la
[70]
scène internationale, il est peu probable qu’un mouvement international
se lève pour faire pression sur Israël comme ce fut le cas en Afrique du
Sud.
Et pourtant, Israël ne se prive pas, pour sa part, d’avoir recours aux
sanctions et au boycottage lorsqu’une décision lui déplait. Combien de
fois a-t-il, en mesure de représailles, bloqué la rétrocession des droits de
douane à l’Autorité palestinienne ? Combien de fois a-t-il annoncé une
accélération de la colonisation lorsque Mahmoud Abbas osait parler avec
le Hamas en vue d’une réconciliation avec cette organisation ou
dernièrement lorsqu’il a demandé et obtenu le statut d’État non-membre
pour la Palestine à l’ONU ? Combien de fois a-t-il coupé
l’approvisionnement en fioul de l’unique centrale de Gaza ou laissé
pourrir les produits à l’exportation de ce territoire pour faire comprendre
aux Gazaouis qu’Israël fait la loi ? Pourquoi ce dernier se rebelle-t-il
contre le boycottage universitaire alors qu’il a interdit maintes et maintes
fois aux étudiants palestiniens de Gaza de se rendre à l’étranger pour
poursuivre leurs études ? On pourrait multiplier les exemples des
entraves mises aux Palestiniens pour exercer les droits les plus
élémentaires d’un être humain avant de s’indigner face aux pressions qui
pourraient être exercées contre un État qui n’en fait qu’à sa guise.
La question se pose désormais de savoir s’il est illégitime de demander
des comptes à Israël alors que le monde entier ou presque a fait pression
sur l’Afrique du Sud pour qu’il soit mis fin au régime de l’apartheid. Car
personne ne peut nier que les sanctions imposées à Pretoria ont joué un
rôle dans la chute de l’apartheid et l’accession des Noirs au pouvoir.
L’Afrique du Sud a souffert des sanctions internationales. Le pays s’est
retrouvé isolé, montré du doigt, relégué au rang de paria. Différentes
mesures avaient déjà été prises, notamment un embargo sur les armes et
le pétrole, avant le soulèvement du mois de septembre 1984.
L’instauration d’un état d’urgence limité en juillet 1985 puis son
extension à tout le territoire en juin 1986 a incité la communauté
internationale à agir, faisant fi des controverses habituelles sur
l’opportunité et l’efficacité des sanctions et du boycottage. Même le
Congrès américain, en dépit de l’opposition du président Ronald Reagan,
adopta le 2 octobre 1986 une série de sanctions. Ce qui provoqua le
désengagement de bon nombre de grandes firmes américaines et
accentua considérablement le désinvestissement. Des banques, des
compagnies d’aviation, des universités rompirent les liens avec Pretoria.
« Si nous sommes placés le dos au mur, nous n’aurons pas d’autre choix
que de nous défendre. Vous ne forcerez pas les Sud-Africains à
commettre un suicide national », déclara Pieter W. Botha, Premier
ministre, à sir Geoffrey Howe, secrétaire d’État au Foreign Office en
mission pour la Communauté européenne en juillet 1986 . [71]
Il n’y a pas eu de « suicide national », mais l’impact du boycottage a
énormément pesé sur l’économie et sur le moral de « la tribu blanche »,
comme on l’appelait à l’époque. Privée de compétitions sportives
internationales, boycottée par les artistes, boudée par les intellectuels et
les scientifiques, interdite de capitaux, de liens politiques, ses produits
rejetés, l’Afrique du Sud a souffert de sa mise à l’écart de la communauté
internationale. Elle est devenue un État pestiféré. Bien sûr, le pays n’a pas
été mis à genoux, mais la pression exercée fut suffisante pour lui faire
admettre que les choses devaient changer. Frederik de Klerk comprit que
la survie des Afrikaners en dépendait et que Nelson Mandela était son
meilleur atout pour procéder à une mutation pacifique du régime. Il a
confirmé le vieil adage afrikaner qui veut que « lorsque le peuple est
acculé, les Boers sont capables de susciter une dynamique de sauvetage ».
Ce précédent a-t-il valeur d’exemple pour Israël qui continue de
s’enfermer dans une spirale dangereuse ?
Jusqu’à présent, le régime sioniste a bénéficié d’une indulgence sans
précédent, d’une mansuétude incompréhensible en dépit de sa
persistance dans la répression des Palestiniens et le vol de leurs terres.
Les Nations unies et les puissances occidentales se sont rendues
coupables d’une bienveillance inexplicable, d’un traitement privilégié qui
n’aurait jamais été toléré vis-à-vis d’un autre État. Pas l’ombre de
représailles, ni d’une sanction. Juste quelques remontrances, quelques
condamnations sans lendemain. Peut-on laisser impuni un
comportement indigne d’une nation qui clame haut et fort qu’elle est une
véritable démocratie ? Pourquoi la communauté internationale qui s’est
levée contre l’apartheid en Afrique du Sud reste-t-elle sourde face aux
injustices commises dans les territoires occupés, à l’accélération de la
colonisation, au mépris des traités internationaux ? Israël est-il un État à
part, au-dessus des lois ? Combien de temps faudra-t-il attendre pour que
le sentiment de culpabilité des Occidentaux à l’égard du génocide qu’ils
ont laissé s’accomplir, lorsqu’ils n’y ont pas contribué, ne leur interdise
plus de s’élever contre des pratiques d’un autre âge ? Comme l’a dit le
philosophe Etienne Balibar : « Israël ne devrait pas être autorisé à
instrumentaliser le génocide des Juifs d’Europe pour se placer au-dessus
des lois des nations. » D’autant plus que le sort réservé aux rescapés de la
Shoah en Israël est loin d’être exempt de tout reproche. Pendant plus de
soixante ans, l’État n’a rien fait pour restituer aux survivants leurs biens
et leur assurer un minimum de vie décent.
Nombreux sont ceux qui continuent à s’opposer à toute forme de
boycottage, prônant plutôt le dialogue. « Rien ne saurait autoriser que
l’on applique à la démocratie israélienne un type de traitement qui n’est
réservé aujourd’hui à aucune autre nation au monde, fût-elle une
abominable dictature… Nous sommes convaincus que les boycotteurs se
trompent de combat en prenant le parti de la censure plutôt que celui de
la paix, celui de la séparation plutôt que celui de la possible et nécessaire
coexistence – celui, en un mot, de la haine et non de la parole de vie
partagée », ont fait savoir les signataires d’un appel intitulé « le
boycottage est une arme indigne », signé par Alain Finkielkraut, François
Hollande, Manuel Valls, Pierre Lescure, Pierre Arditi et bien d’autres . [72]
Une quarantaine de Prix Nobel se sont également opposés à la campagne
BDS afin « de promouvoir et fournir les opportunités au débat
académique citoyen pour que les parties s’engagent vers une résolution
des conflits et des problèmes plutôt que de servir d’incubateurs à la
défiance polémique, la propagande et l’incitation à la haine ».
Comme si, jusqu’à maintenant, les pourparlers, la patience, la
conciliation avaient permis de réduire les souffrances du peuple
palestinien, de réparer les injustices et de faire avancer la paix. Pour le
moment, tout cela s’est révélé complètement stérile. Les pourparlers
n’ont même pas permis de renforcer le camp de la paix israélien qui
demeure toujours marginal, comme on l’a encore vu lors de la guerre de
Gaza où la presque totalité de la population était derrière le
gouvernement et l’armée. Ne faut-il pas essayer autre chose ? L’exemple
sud-africain n’est pourtant pas si loin pour prouver que le rapport de
force n’est pas en faveur des apôtres de la méthode soft. La paix n’a-t-elle
pas avancé seulement lorsqu’Israël a été soumis à des pressions,
notamment par le président Jimmy Carter pour aboutir à la paix avec
l’Égypte, et par James Baker, secrétaire d’État américain, pour imposer la
conférence de Madrid en octobre 1991, laquelle permit de déboucher sur
les accords d’Oslo deux ans plus tard.
Le 25 février 2010, la Cour de Justice de l’Union européenne avait
décrété qu’Israël ne pouvait faire bénéficier les produits issus de la
Cisjordanie des accords préférentiels entre l’UE et Israël. Avant cette
décision et après, les auteurs d’appels au boycottage et ceux participant à
des actions ponctuelles comme la pose d’autocollants représentant une
orange dégoulinant de sang ou des stickers « boycott apartheid Israël »
ont été poursuivis en justice par différentes organisations opposées à la
campagne BDS. Le boycottage collectif contrevient en effet à certaines
dispositions légales découlant de l’article 24 alinéa 8 de la loi du 29 juillet
1881 qui dispose que « ceux qui […] auront provoqué à la discrimination,
à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de
personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur
non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion
déterminée, seront punis d’un emprisonnement d’un an et d’une amende
de 45 000 € ou de l’une de ces deux peines seulement ». La Cour de
[73]
cassation a précisé qu’en application des articles 225-1 et 225-2 du Code
pénal, cette discrimination était « le fait d’entraver l’exercice normal
d’une activité économique quelconque en opérant une distinction entre
les personnes, notamment en raison de leur appartenance ou de leur non-
appartenance à une nation déterminée ». En septembre 2004, elle a donc
confirmé la condamnation à 1 000 € d’amende du maire communiste de
Seclin (Nord), Jean-Claude Willem, qui avait appelé, lors d’une réunion
municipale, à un boycottage des produits israéliens. Le 16 juillet 2009, la
Cour européenne des droits de l’homme saisie au nom de la liberté
d’expression a confirmé cette décision, affirmant qu’elle était conforme à
la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales. En revanche, en juillet 2011, la 17e chambre du tribunal
correctionnel de Paris a jugé que « dès lors que l’appel au boycott des
produits israéliens est formulé par un citoyen pour des motifs politiques
et qu’il s’inscrit dans le cadre d’un débat politique relatif au conflit
israélo-palestinien […], l’infraction de provocation à la discrimination
fondée sur l’appartenance à une nation n’est pas constituée ».
Pour le moment, il ne s’agit que d’actions ponctuelles. Aucune décision
n’a été prise au niveau international et encore moins par l’ONU ou
l’Union européenne comme ce fut le cas pour l’Afrique du Sud. Et cela en
dépit d’appels comme celui de Mgr Desmond Tutu et d’un nombre
croissant d’intellectuels et d’artistes qui refusent de cautionner la
politique d’Israël en allant s’y produire. « Pendant des décennies, les
efforts pour encourager la paix entre Israël et le peuple palestinien ont
systématiquement échoué, n’aboutissant qu’à renforcer l’hégémonie
coloniale israélienne et l’expropriation des Palestiniens », plaide Omar
Barghouti, chorégraphe et philosophe et l’un des pères fondateurs de la
campagne BDS. Il ajoute : « qualifier Israël d’État d’apartheid ne signifie
pas que son système de discrimination soit identique à l’apartheid en
Afrique du Sud, mais simplement que les lois et les politiques israéliennes
à l’encontre de sa population palestinienne correspondent dans une large
mesure à la définition que l’ONU a donnée de l’apartheid…Notre moment
sud-africain est arrivé ».
[74]
Combien de temps faudra-t-il encore pour qu’une véritable prise de
conscience se produise et se traduise par des actions concrètes de la part
des institutions internationales et des gouvernements ? « Il n’y a aucune
chance que, dans les décennies à venir, un mouvement de boycottage
mondial, comme celui qui a brisé le régime raciste en Afrique du Sud,
voie le jour », estime l’israélien Uri Avnery de Gush Shalom, ardent
défenseur de la paix et des droits de l’homme. Il en est persuadé car, dit-
il, « l’État juif est identifié aux victimes des nazis. Il suffira de rappeler
aux gens que la longue route vers les chambres à gaz a commencé avec le
slogan nazi de 1933 « kauf nicht bei Juden » (« n’achetez pas chez les
Juifs »). A-t-il raison ? Combien de temps faudra-t-il attendre ? Faudra-
[75]
t-il d’autres guerres, d’autres expulsions, d’autres morts pour que le
rempart de l’Holocauste soit enfin franchi ? Comme si le passé primait
toujours sur le présent. Sans doute encore de très nombreuses années
puisqu’il n’est pas possible à Paris, aujourd’hui, de tenir un colloque
comme celui qui était prévu, fin février 2012, à l’université de Paris-VIII
sur le thème « des nouvelles approches sociologiques, historiques et
juridiques à l’appel au boycott international : Israël, un État
d’apartheid ? » Le Conseil représentatif des institutions juives (Crif) et
d’autres organisations ont tout de suite dénoncé un colloque
« discriminatoire anti-israélien » et le président de l’Université Paris-
VIII, qui avait donné son accord, est revenu sur sa décision par crainte de
« troubles à l’ordre public et de contre-manifestations ».
[76]
Début 2011, une réunion de militants pro-palestiniens de l’École
normale supérieure avait été interdite par la direction de l’établissement.
Dans un arrêt rendu le 7 mars, le Conseil d’État avait donné raison à la
directrice, Mme Monique Canto-Sperber, estimant que cette décision ne
portait pas atteinte au principe de la liberté de réunion et d’expression
des élèves. Les organisateurs ont décidé de saisir le Conseil européen des
droits de l’homme et le Comité des droits de l’homme de l’ONU, jugeant
qu’il s’agissait d’une atteinte à un droit fondamental d’autant que le
tribunal administratif leur avait donné raison en première instance le
26 février. Le combat pour exprimer une opinion et dénoncer une réalité
sans être taxé systématiquement de diffamateur ou d’antisémite est loin
d’être gagné. Au même moment, le 15 février, Pierre Lellouche, secrétaire
d’État au Commerce extérieur, annonçait à Tel-Aviv que « l’objectif de la
France est de doubler sa part de marché en Israël dans les cinq ans » et il
invitait les patrons français à investir en Israël « pour booster les
relations économiques entre les deux pays ». Autrement dit, il est
[77]
légitime de commercer avec un État qui ne respecte pas les droits de
l’homme et refuse toute enquête internationale sur la guerre à Gaza. Est-
il permis de critiquer la politique d’un gouvernement et de demander le
respect des traités internationaux et des résolutions de l’ONU, sans être
accusé d’être raciste, antisémite, d’inciter à la haine de l’État juif ?
Comme si la mise en cause des actions d’un pouvoir quel qu’il soit
revenait à dénoncer un peuple tout entier, qu’il réside en Israël ou
ailleurs.
Faut-il ignorer qu’il y a toujours plus de 4 000 prisonniers palestiniens
dans les geôles israéliennes (4 743 au 31 décembre 2012), dont 178
détenus sans jugement ? Faut-il passer sous silence que ce chiffre est déjà
monté jusqu’à 11 000, dont plus de 800 détenus administratifs, c’est-à-
dire privés de liberté pendant six mois renouvelables jusqu’à plusieurs
années et cela sans inculpation ni jugement ? Doit-on ne pas dénoncer le
fait que depuis la guerre des six jours en 1967, plus de 700 000
Palestiniens sont passés par les prisons militaires, soit 20 % de la
population des territoires occupés ? Sait-on que, depuis le début de la
première Intifada en décembre 1987, près de 8 400 Palestiniens ont péri
dans le conflit ainsi que plus de 1 500 Israéliens ? Pour le seul mois de
janvier 2013, cinq Palestiniens ont été tués par l’armée dans l’indifférence
totale. Prenons par exemple la semaine du 16 au 23 janvier 2013 et le
bilan qui est donné de façon hebdomadaire par l’OCHA : « Le 23 janvier,
une Palestinienne a été tuée et un enfant est mort des suites de ses
blessures. Tous deux avaient été touchés par des balles tirées par les
forces israéliennes en Cisjordanie. Au cours de cette période, les forces
israéliennes ont blessé 67 personnes en Cisjordanie et quatre autres à
Gaza. En Cisjordanie encore, les colons ont saccagé 280 champs
appartenant à des Palestiniens. Les autorités israéliennes ont démoli plus
de 100 structures appartenant à des Palestiniens et ont déplacé environ
180 personnes. A Gaza, trois Palestiniens sont morts dans l’effondrement
d’un tunnel (sous la frontière avec le Sinaï) ». Alors, faut-il accepter ces
bilans, semaine après semaine, mois après mois, année après année ?
Doit-on se taire lorsque, jour après jour, les autorités israéliennes
continuent, 65 ans après la guerre de 1948, à voler la terre des
Palestiniens et à expulser ceux qui y vivent ? Faut-il croire Benyamin
Netanyahou lorsqu’il prétend vouloir créer un État palestinien alors que
la poursuite de la colonisation rend totalement illusoire son
instauration ? Les questions sont sans fin. Il serait temps que la
communauté internationale fasse un audit objectif de la situation et tire
les conclusions qui s’imposent avant qu’il ne soit trop tard.
La paix introuvable
Il est pourtant facile d’établir un constat. Le processus de paix est mort.
Vingt ans après les accords d’Oslo, rien ne peut le ranimer. Ce n’est pas la
nomination de Tzipi Livni, ancienne ministre des affaires étrangères du
gouvernement d’Ehoud Olmert, dans le nouvel exécutif pour reprendre
les pourparlers qui fait illusion. Tout le monde considère qu’il s’agit d’une
nouvelle « feuille de vigne », d’un écran de fumée. Il faudrait un geste des
autorités israéliennes, une preuve de sérieux pour tenter d’aboutir. Il y a
d’abord eu l’échec de camp David en juillet 2000, le non-fonctionnement
de la feuille de route de mars 2003, la tentative infructueuse d’Annapolis
en novembre 2007, les promesses de Barack Obama en septembre 2010.
Chaque fois, des échéances ont été fixées, mais jamais respectées. On
pourrait y ajouter l’offre de paix et de reconnaissance d’Israël des 22 pays
de la Ligue arabe en mars 2002 à Beyrouth. Elle a été ignorée par Ariel
Sharon. Rien n’a marché ! Pourquoi ? Parce qu’il faut être deux pour faire
la paix. Il faut une véritable volonté politique d’aboutir. Les Palestiniens
ont toujours eu une position claire : les frontières d’avant 1967 avec
quelques aménagements pour tenir compte des réalités sur le terrain,
Jérusalem-Est comme capitale et des pourparlers pour un droit au retour
négocié. Non seulement les Israéliens n’ont jamais accepté ces
revendications ne concernant pourtant que 22 % de la Palestine
historique, mais tout a été fait pour rendre inapplicables ces exigences
par des faits accomplis sur le terrain, que ce soit à Jérusalem ou en
Cisjordanie.
Et le plus fort est que cela continue de plus belle. En violation des
accords d’Oslo, des avant-postes de colons s’installent désormais en zone
B, placée sous l’administration civile palestinienne et sécuritaire
israélienne . Le mouvement La Paix maintenant a signalé, début 2012,
[78]
plusieurs cas d’implantations. Dans quelques années, que restera-t-il
pour créer un État palestinien ? « Tout ce que l’on prendra maintenant
restera à nous. Tout ce que nous ne prendrons pas par la force ira à eux »,
avait déclaré Ariel Sharon le 15 novembre 1998. Malgré ce qui se passe, le
gouvernement de Benyamin Netanyahou insiste pour reprendre les
pourparlers. On se demande bien pour discuter de quoi ?
Comment peut-on espérer que les Palestiniens s’asseyent à une table de
négociations pour discuter de façon interminable des frontières de leur
État alors que, pendant ce temps, ce dernier est grignoté petit à petit ?
Avigdor Lieberman avait osé dire au secrétaire général des Nations unies,
Ban Ki-moon, que les colonies n’étaient pas « un obstacle » pour la
recherche de la paix » et qu’il est manifeste qu’il s’agit « d’une excuse
pour ceux qui veulent esquiver les pourparlers », à savoir les Palestiniens.
« La carte des colonies contredit la carte de la paix », a, en toute logique,
constaté l’écrivain israélien David Grossman, persuadé « qu’il n’y aura
pas de paix si elle ne nous est pas imposée ». Telle est l’évidence. Chacun
devrait y réfléchir avant d’inciter les deux parties à reprendre le dialogue.
Il ne s’agit là que d’une question de bon sens. Tous les jours ou presque,
de nouveaux programmes de construction sont annoncés dans les
colonies et à Jérusalem.
Mais, pour Benyamin Netanyahou, « les colons ne sont ni les ennemis
du peuple, ni les ennemis de la paix. Ils font partie intégrante de notre
peuple. C’est une population qui a des principes, novatrice et sioniste. […]
Le lien entre le peuple juif et la terre d’Israël existe depuis plus de 3 500
ans, c’est la terre de nos ancêtres », avait-t-il affirmé, le 14 juin 2009,
dans un discours où il avait accepté du bout des lèvres la création d’un
État palestinien, tout en fixant des conditions draconiennes pour sa
création . Des conditions inacceptables pour les Palestiniens, à tel point
[79]
qu’elles avaient fait dire à Yasser Abed Rabbo, proche collaborateur du
président Mahmoud Abbas : « Ce n’est pas un État palestinien qu’il veut,
c’est un protectorat israélien. » Et d’ironiser : « Il veut que les
Palestiniens fassent partie du mouvement sioniste mondial. » Pour le
Premier ministre israélien, il n’est en effet pas question de renoncer à la
totalité de Jérusalem, de discuter du droit au retour des Palestiniens qui
doit être « résolu en dehors des frontières d’Israël ». Quant à la question
territoriale, elle ne pourra être réglée, a-t-il souligné, que lors d’« un
accord de paix final », étant entendu que la Palestine devra être
démilitarisée et reconnaître « Israël en tant qu’État du peuple juif ».
Donc à quoi bon discuter ad vitam aeternam lorsqu’il est évident qu’il
ne peut y avoir un terrain d’entente. À la question : « Quels sont les plus
grands dangers auxquels Israël est confronté ? », Yitzhak Shamir, ancien
Premier ministre , avait répondu : « La création d’un État palestinien ».
[80]
Ce chef du Likoud avait également avoué que, pour lui, Israël devrait
s’étendre « de la frontière du royaume de Jordanie à la mer
Méditerranée ». S’étant rendu à reculons à la conférence de Madrid à la
fin octobre 1991 sous la pression américaine, il avait clairement fait savoir
par la suite qu’il avait l’intention de faire traîner les pourparlers en
longueur le plus longtemps possible. C’est ce que l’on avait appelé « la
politique de la petite cuillère » (teaspoon policy) qui consiste en des
négociations interminables au cours desquelles des montagnes de sucre
seraient déversées dans d’innombrables tasses de café ou de thé sans
qu’aucun accord ne soit jamais atteint. Une méthode qu’a parfaitement
apprise Benyamin Netanyahou.
Avec Yitzhak Rabin, successeur de Yitzhak Shamir, un nouvel espoir
s’était levé. Son assassinat, le 4 novembre 1995, par un nationaliste
d’extrême droite, Yigal Amir, sonnera à jamais la fin d’une perspective de
paix négociée. « J’ai passé vingt-sept ans de ma vie sous les drapeaux, j’ai
combattu aussi longtemps que les probabilités de parvenir à la paix
étaient nulles. Aujourd’hui, je crois que la paix a une chance, une vraie
chance, qu’il nous faut la saisir pour le bien de tous ceux qui sont
présents ici, ainsi que les autres – qui sont nombreux », avait-il déclaré
dans son dernier discours. Même à Camp David, en juillet 2000, les
possibilités d’un accord n’ont jamais été à portée de la main. Et
aujourd’hui, que reste-t-il puisque le processus de paix est mort ?
Car les solutions sont connues. Elles ont été mises sur la table depuis
longtemps. Il ne manque que la volonté politique de les mettre en œuvre.
Dans cet échec, Israël porte la plus grande part de responsabilité. Après la
deuxième Intifada en septembre 2000, les dirigeants israéliens et Ehoud
Barak en premier n’ont cessé de dire qu’ils n’avaient pas de partenaire
avec qui discuter, après avoir assiégé Yasser Arafat à la Moukhata, siège
de la présidence à Ramallah. Ensuite, avec la feuille de route de
mars 2003, ils ont exigé la nomination d’un Premier ministre, puis
demandé le rétablissement total des conditions de sécurité avec la
formation de forces de police palestiniennes dignes de ce nom. Enfin, ils
ont réclamé la fin du terrorisme, puis requis la mise en place
d’infrastructures étatiques solides comme base d’un État. Tout cela a été
fait grâce à l’aide internationale. La Banque mondiale et le Fonds
monétaire international (FMI) ont donné leur imprimatur. Mais cela ne
suffit plus. Il faut désormais que les Palestiniens reconnaissent le
« caractère juif » de l’État d’Israël, voire son statut d’« État du peuple
juif ». Jusqu’à la prochaine exigence ! Alors, qui est responsable de cette
fuite en avant perpétuelle ? Il n’est plus possible d’invoquer la
sempiternelle question de la sécurité puisque depuis trois ans, la
situation est calme à part les roquettes lancées de la bande de Gaza.
Alors, quelle est la solution ?
Aux yeux de beaucoup, la création d’un État palestinien digne de ce
nom apparaît très improbable, pour ne pas dire impossible. Pour y
parvenir, il faudrait qu’Israël renonce à une série d’exigences que les
Palestiniens ne peuvent accepter. Il faudrait d’abord et avant tout
démanteler une bonne partie des colonies, ce qu’aucun pouvoir israélien
n’est prêt à faire. Parce que la volonté n’existe pas et que, si elle existait,
n’importe quel gouvernement volerait en éclats puisqu’il s’agit toujours
de coalition en raison du type de scrutin à la proportionnelle à un tour,
qui aboutit à une atomisation des voix et à la représentation à la Knesset
d’une multitude de partis. En plus, en raison d’une droitisation de plus en
plus marquée de la société israélienne, du poids de plus en plus influent
du lobby des colons et du manque de pression sérieuse de la communauté
internationale pour stopper le phénomène de la colonisation, on voit mal
comment le processus pourrait s’inverser. Par ailleurs, il ne reste plus que
150 000 Palestiniens dans la zone C contrôlée par les Israéliens (62 % de
la Cisjordanie) et le reste du territoire est totalement atomisé en îlots
coupés les uns des autres et séparés par des routes réservées à l’usage
exclusif des colons. Comment est-il possible d’unifier cette peau de
léopard qui, de surcroît, est coupée pratiquement en deux en son milieu
par l’excroissance des colonies autour de Jérusalem-Est ? Ce qui est
encore plus manifeste depuis que Benyamin Netanyahou a fait part de
son intention de construire dans la zone E1. Tous ceux qui insistent pour
la solution à deux États devraient se rendre sur place et circuler dans ce
gruyère dont les trous (les implantations juives) ne cessent de s’étendre.
Une véritable toile d’araignée ! Et cela sans parler de la bande de Gaza
qui, de facto, est une entité à part.
Alors que reste-t-il ? Plus qu’un État, une seule entité géopolitique où
vivent deux communautés imbriquées l’une dans l’autre sans qu’elles se
côtoient. Israël a déjà pratiquement phagocyté la Cisjordanie. Ce
territoire est non seulement sous son contrôle, mais sous sa dépendance
économique. Israël a également refusé de renégocier le protocole de Paris
signé le 29 avril 1994 après les accords d’Oslo qui accorde une liberté
économique limitée aux Palestiniens. Ce protocole est notamment utilisé
par les Israéliens pour ne pas reverser les droits de douane afin de faire
pression sur Ramallah. Israël ne veut rien changer au statu quo. C’est
pour cette raison que la solution d’un État unitaire a refait surface depuis
quelques années et qu’elle a ses partisans, comme Sari Nusseibeh,
professeur de philosophie et président de l’université Al-Qods de
Jérusalem. Il estime qu’il est trop tard pour créer la Palestine et que l’on
ne peut pas former un État avec « une collection de bantoustans ».
Plusieurs arguments plaident en faveur d’un État unitaire. Les
Palestiniens d’Israël et ceux de Cisjordanie seraient réunis. D’autre part,
l’intégrité territoriale de la Palestine serait reconstituée.
« Le partage unit les Juifs et désunit les Palestiniens », comme le
souligne l’universitaire palestinien Raef Zreik dans le livre Palestine-
Israël : un État, deux États ?, sous la direction de Dominique Vidal . [81]
« Cette solution met fin à l’occupation, en tant que système de
subornation et de domination, par la transformation de chaque sujet en
citoyen libre jouissant des mêmes droits que les autres citoyens », écrit-il.
Cela, c’est la théorie. La réalité est tout autre. L’Autorité palestinienne
existe toujours. Peut-elle se saborder puisqu’elle ressemble de plus en
plus à un artifice commode pour les Israéliens et qu’elle est incapable de
faire entendre sa voix ? Cette hypothèse a déjà été évoquée à plusieurs
reprises, notamment par Saëb Erekat, le responsable des négociations du
gouvernement de Ramallah. L’occupation de la Cisjordanie deviendrait
alors une annexion de facto avec les conséquences que cela implique et
notamment l’arrêt de l’aide internationale et la prise en charge par Israël
de ce territoire. La situation actuelle est confortable pour Israël. Le statu
quo n’offre que des avantages puisque ses occupants en tirent profit sans
avoir à soutenir financièrement les autochtones. Les forces de sécurité
contrôlent efficacement tout débordement grâce au mur, aux check-
points et au Shin Beth, le service d’espionnage.
C’est pourquoi la majorité du pays est vent debout face à cette
perspective, car elle signifie à terme la fin de l’État juif en tant que tel.
Plusieurs dirigeants l’ont bien compris, à commencer par l’ancien
Premier ministre Ehoud Olmert ainsi que Tzipi Livni qui, tous deux, ont
mis en garde contre les risques que comportait la non-création d’un État
palestinien, mettant en avant la probabilité de l’instauration d’un régime
d’apartheid pour préserver le caractère juif d’Israël. Étaient-ils prêts à
faire suffisamment de concessions pour écarter cette menace ? Ils ne l’ont
pas démontré, bien qu’ayant en face d’eux un interlocuteur de bonne
volonté, Mahmoud Abbas, qui a dû essuyer plus d’un affront lors du
processus pipé d’Annapolis. Comme l’a fait remarquer Jeff Halper,
responsable du Comité israélien contre les démolitions de maisons
(ICAHD) : « Aucun gouvernement israélien n’a jamais reconnu les droits
collectifs du peuple palestinien à l’autodétermination. Israël n’a jamais
accepté le principe d’authentiques négociations. Les Palestiniens ne sont
pas considérés comme des partenaires égaux ayant des revendications en
concurrence avec les nôtres sur le même pays. » Puisque toutes les
possibilités de dialogue sont épuisées, chacun est désormais au pied du
mur.
C’est pourquoi Mahmoud Abbas avait été contraint, le 23 septembre
2011, de demander la reconnaissance de la Palestine au Conseil de
sécurité de l’ONU en faisant valoir « qu’il n’est pas possible, ni réalisable,
ni acceptable de reprendre les négociations comme si de rien n’était. C’est
un moment de vérité et mon peuple attend la réponse du monde entier.
Est-ce qu’il va permettre à Israël de poursuivre l’occupation, la seule
occupation au monde ? Est-ce qu’il va permettre à Israël de demeurer un
État au-dessus des lois sans rendre de comptes ? » Le président Abbas et
le peuple palestinien se sont opposés à un refus. La seule réponse
obtenue : une intensification de la colonisation pour leur apprendre à se
montrer aussi effrontés et un silence assourdissant de la communauté
internationale. Barack Obama a même fait marche arrière. Il n’exige plus
l’arrêt de la colonisation. Il s’est opposé à la reconnaissance de la
Palestine par le Conseil de sécurité de l’ONU. Il a refusé un an plus tard
de faire de la Palestine un État observateur. Va-t-il définitivement laisser
tomber l’épineux dossier israélo-palestinien et laisser les Israéliens agir à
leur guise ? Ses intentions devraient être clarifiées lors de sa visite en
Israël et à Ramallah au mois de mars.
L’apartheid ou la mort
Il n’empêche que le piège se referme de plus en plus sur Israël, même si
ses dirigeants se complaisent dans un attentisme qu’ils croient salvateur.
Car la question qui se pose est la suivante. Elle a été formulée par Sari
Nusseibeh en ces termes : « En 1948, les Israéliens voulaient créer un
État sans les Palestiniens et ils étaient presque parvenus à les chasser. En
1967, leur victoire a réunifié les réfugiés avec ceux qui étaient restés en
Israël. Nous étions dispersés, ils nous ont réunis. Les Israéliens sèment
leur propre échec par leurs succès. La colonisation de Jérusalem et de la
Cisjordanie, qui rend impossible une solution à deux États, va obliger
Israël à cohabiter avec une importante population arabe et à remettre en
cause son système démocratique. » Il ne fait pas de doute que, tôt ou tard,
la population arabe sera supérieure en nombre à la population juive.
Chaque année, les bureaux de statistiques israélien et palestinien
publient leurs chiffres. Pour Ramallah, mi-2012, il y avait 4,29 millions
de Palestiniens dont 2,65 millions en Cisjordanie et 1,64 million à Gaza
auxquels il faut ajouter 1,4 million vivant en Israël et plus de 5 millions
dans les pays arabes, soit un total de 10,69 millions sans parler des 284
000 habitants arabes de Jérusalem-Est. Quant à Israël, pour la première
fois, en octobre 2012, il a reconnu que, sur 12 millions de « personnes
vivant sous autorité israélienne », seules 5,9 millions sont des Juifs. Il y
aurait d’ores et déjà entre Jourdain et Méditerranée, bande de Gaza
comprise, une majorité de non-Juifs : 6,1 millions . [82]
Les conclusions à tirer sont simples. La menace démographique tant
crainte par les Juifs israéliens va très vite devenir un risque majeur pour
l’État juif. Alors soit il y a deux États, soit il y en a un seul et, dans ce cas,
comment échapper à l’instauration d’un système de ségrégation renforcée
pour éviter de donner aux Palestiniens des droits politiques égaux à ceux
des Palestiniens d’Israël ? Le choix est entre l’apartheid ou une Palestine
indépendante sous peine de renoncer au caractère juif de l’État d’Israël.
Sans création de leur État, les Palestiniens ne vont pas manquer de
réclamer l’égalité pour chacun, c’est-à-dire « un homme, une voix »
comme ce fut le cas en Afrique du Sud pour la majorité noire. Il y aura
une campagne pour les droits civiques. Quand Israël va-t-il comprendre
que la situation va devenir intenable et tenter de sortir de l’impasse
comme le firent les Blancs sud-africains ? Que pourra-t-il inventer pour
faire reculer autant que faire se peut l’échéance fatidique ?
Le compte à rebours a commencé depuis longtemps. Il a atteint la
phase critique. « Israël est sur un volcan. L’horloge internationale tourne
et l’existence d’Israël en tant qu’État juif et démocratique est en danger
de mort », n’avait pas craint de lancer à la Knesset Tzipi Livni, ancienne
ministre des affaires étrangères, lorsqu’elle avait présenté sa démission le
1er mai 2012. Uri Avnery, vieille figure du pacifisme, militant convaincu
de la solution à deux États, plante le décor : « Si, après des décades
d’oppression, de guerre civile, d’atrocités et d’autres plaies, il n’y a plus
qu’un seul État, il deviendra rapidement un État palestinien avec une
minorité juive, comme pour les Blancs en Afrique du Sud. Ce sera la
négation de toute l’entreprise sioniste dont l’objectif fondamental était
d’avoir une place sur terre où les Juifs seraient une majorité. La plupart
des Juifs voudront probablement émigrer. Pour un Israélien, cela
signifierait un suicide national. C’est l’issue inévitable si l’État continue
sur le même chemin . »
[83]
Le constat est lucide. Se suicider ou survivre ? Le même dilemme qu’en
Afrique du Sud. Frederik de Klerk l’avait compris. Il ne l’a pas regretté,
car la transition s’est faite en douceur, sans effusion de sang. Israël saura-
t-il choisir : sacrifier le sionisme ou renoncer à une partie du territoire ?
« Que veut Israël ? », s’interroge Sefi Rachlevsky dans Haaretz . « Est-ce
[84]
qu’Israël veut un État démocratique fondé sur les frontières de 1967 ou
non ? Il n’y a pas d’autres questions. Mais la réponse requise n’est pas
facile à avaler. Cela implique le démantèlement des colonies hors des
frontières, l’éclatement de la bulle raciste messianique qui prend le
dessus sur l’éducation et les lois du pays ainsi que la remise à leur place
des rabbins ». Plus facile à dire qu’à faire ! La marche arrière n’a jamais
été aisée pour un peuple qui reste sourd et convaincu de son bon droit. Il
y a plus de neuf ans déjà, Avraham Burg, ancien président de la Knesset,
avait publié dans Le Monde un texte resté célèbre, intitulé « La révolution
sioniste est morte ». Il écrivait à ses compatriotes : « Si c’est la
démocratie que vous voulez, vous avez deux options : soit renoncer au
rêve d’Eretz Israël (le grand Israël) dans sa totalité, aux colonies et à
leurs habitants, soit octroyer à tous la pleine citoyenneté avec le droit de
vote aux législatives, y compris aux Arabes. Dans ce dernier cas, ceux qui
ne voulaient pas les Arabes dans l’État voisin les auront aux urnes, chez
eux-mêmes. La majorité, c’est eux ; nous, nous sommes la minorité . »[85]
Ce texte a été écrit en 2003. Depuis, cette probabilité n’a fait que se
renforcer. Certains intellectuels israéliens n’arrêtent pas de dire que la
situation des Arabes israéliens et de Palestine est bien meilleure,
économiquement parlant, que celle des pays voisins. Qu’ils auraient tort
de vouloir leur propre État. C’est ce que pense Meron Benvenisti, ancien
adjoint travailliste au maire de Jérusalem. « La population de Cisjordanie
est entrée dans un processus de transformation similaire à celui des
Arabes Israéliens. Elle ne veut pas de troisième Intifada. Elle se concentre
sur la constitution d’un sous-groupe socio-économique viable qui
demandera à terme son annexion à Israël. Ce qui ramènerait la question
binationale sur le devant de la scène. Il est temps qu’Israéliens et
Palestiniens se mettent à penser le régime binational non comme une
menace mais comme une réalité », déclarait-il . Le sionisme a-t-il donc
[86]
vécu ? Theodor Herzl n’avait sans doute pas pensé à tout cela lorsqu’il en
a lancé l’idée. Il avait bien prévu qu’il faudrait « chasser la population
pauvre (les Arabes) au-delà de la frontière en lui refusant du travail »,
précisant que « le processus d’expropriation et de déplacement des
pauvres doit être mené discrètement et avec circonspection », avait-il
noté, le 12 juin 1895. Mais il ne pouvait pas penser que, 65 ans après la
création d’Israël, « les pauvres » en question y seraient plus nombreux
que les Juifs.
Est-ce à dire que, dès le départ, la partition d’Israël a été une erreur et
qu’aujourd’hui nous allons revenir au statu quo ante ? N’aurait-t-il pas
mieux valu créer dès le départ un État unitaire ou une fédération ? La
question heurte. Elle mérite tout de même d’être posée même s’il est trop
tard et qu’Israël existe, et qu’il est impensable de le rayer de la carte,
comme le prétendent les jusqu’au-boutistes. Comme il n’est pas possible
non plus d’ignorer plus longtemps le sort qui est fait aux Palestiniens.
Avraham Burg est en tout cas convaincu qu’avoir « défini l’État d’Israël
comme un État juif est la clef de sa perte. Un État juif, c’est explosif, c’est
de la dynamite », a-t-il déclaré dans un entretien à Haaretz le 8 juin
2007. Il allait même plus loin. Auteur d’un livre intitulé Vaincre Hitler, il
avait affirmé : « Nous sommes déjà morts mais nous ne le savons pas
encore. Tout cela ne marche plus. » Avraham Burg n’hésite pas à
comparer l’état de la société israélienne à une forme de « nazisme » à
l’encontre des Arabes en mettant en avant « le caractère central du
militarisme dans notre identité. La place des officiers de réserve dans la
société. Le nombre d’Israéliens armés dans les rues. Où va cet essaim de
gens armés ? Ils disent publiquement « les Arabes dehors ! » Se
définissant comme un citoyen du monde, un pacifiste, il qualifie
l’occupation de la Cisjordanie d’« Anschluss » et prédit « une explosion
sans fin ». « Nous sommes au pied du mur, avait-il conclu. Demandez à
vos amis s’ils sont sûrs que leurs enfants vont vivre ici. Au maximum
50 % diront “oui”. Autrement dit, l’élite israélienne est déjà partie et sans
élite, il n’y a pas de nation. »
A-t-il raison ? A-t-il tort ? Le sionisme est-il moribond ? Nul ne peut
dire quel scénario va prendre le dessus. Au Proche-Orient, l’avenir
réserve souvent des surprises. En Afrique du Sud, tout le monde prédisait
un bain de sang. Il n’a pas eu lieu. La Commission vérité et réconciliation
a permis de cicatriser les plaies et la page a été tournée sans trop de
difficultés alors que le contentieux était tout aussi explosif qu’au Moyen-
Orient. Mais une chose est sûre, comme l’a écrit Albert Einstein, le
25 novembre 1929, dans une lettre à celui qui sera le premier président
de l’État d’Israël de 1948 à 1952, Chaim Weissman : « Si nous nous
révélons incapables de parvenir à une cohabitation et à des accords
honnêtes avec les Arabes, alors nous n’aurons strictement rien appris
pendant nos deux mille années de souffrances et mériterons tout ce qui
nous arrivera. »
Épilogue
« Maintenant nous avons un État », a fièrement proclamé Mahmoud
Abbas, président de l’Autorité palestinienne, à son retour à Ramallah, le
2 décembre 2012, après avoir obtenu trois jours plus tôt le statut
d’observateur à l’ONU pour la Palestine. « Le monde l’a dit haut et fort :
“Oui à l’État de Palestine, oui à la liberté de la Palestine, oui à
l’indépendance de la Palestine” », a-t-il lancé à la Mouqata’a, le complexe
de l’Autorité palestinienne. Mais il y a encore loin de la coupe aux lèvres.
Est-ce que la Palestine sera un jour véritablement indépendante ? Les
probabilités sont maigres, voire inexistantes, parce que si les Israéliens
l’avaient voulu, il y a longtemps que ce serait fait. Il y a bien eu encore
quelques voix au sein de l’État juif, à commencer par Ehoud Olmert,
l’ancien premier ministre, pour estimer que son pays aurait dû légitimer
la démarche de Mahmoud Abbas à l’ONU dans un geste de bonne
volonté. Mais elles furent rares.
Désormais, il s’agit de voir la réalité en face. Israël ne veut pas d’un État
palestinien. Il considère que la Cisjordanie est une partie intégrante de
son territoire sur lequel il tolère les Palestiniens qui y vivent parce qu’il
n’est pas possible de faire autrement. La relance des pourparlers de paix
n’est qu’un jeu de dupes. Comment prendre au sérieux cette volonté
affichée de reprendre les négociations tout en poursuivant sans relâche la
colonisation et en coupant Jérusalem de son arrière-pays ? Il faut
choisir : la terre ou la paix. Les Israéliens ne peuvent avoir les deux. Ce
principe (« la terre contre la paix ») sous-tendait les accords d’Oslo.
Aujourd’hui, il a vécu. C’est pourquoi, dans ces conditions, les
pourparlers ne peuvent être qu’une mascarade, un écran de fumée, une
manière de gagner du temps. Plus personne ne devrait y croire à moins
de geler la colonisation, y compris à Jérusalem, comme le demandent les
Palestiniens.
Benyamin Netanyahou a osé accuser Mahmoud Abbas d’avoir pris une
« décision unilatérale » en se rendant à l’ONU. Il lui a reproché d’avoir
violé les accords passés. Ce qu’Israël fait pourtant allégrement, depuis
longtemps, que ce soit les accords d’Oslo, la feuille de route, sans parler
des résolutions de l’ONU. On pourrait allonger la liste. M. Netanyahou a
qualifié le discours du président Abbas de « diffamatoire, venimeux,
rempli de propagande fallacieuse contre l’armée et les citoyens d’Israël »
alors que 138 pays sur 188 ont voté en faveur de l’admission de l’État de
Palestine. Est-ce qu’Israël a perdu la boussole ? À tel point qu’un comité
établi par M. Netanyahou et présidé par un ancien juge, Edmond Lévy, a
publié un rapport vers le milieu de l’année 2012 affirmant, sans
barguigner, que la Cisjordanie n’était pas une terre occupée et que les
colonies étaient parfaitement casher. S’agit-il du dernier pas avant
l’annexion de la zone C comme ce fut le cas pour Jérusalem-Est et le
plateau du Golan ? Après tout, il ne reste que 150 000 Palestiniens sur ce
territoire, ce qui n’est pas un gros handicap à surmonter pour avoir les
mains totalement libres sur 62 % de la Cisjordanie.
C’est d’ailleurs ce que dit clairement la nouvelle étoile montante de
l’extrême droite israélienne, Naftali Bennett. Le reste de la Cisjordanie
sera définitivement « bantoustanisé », compartimenté en « réserves »
étroitement surveillées. Il est temps de faire tomber les masques. Il faut
que les choses soient dites d’une manière claire plutôt que de se cacher
derrière des faux-semblants et des formules hypocrites. Tout cela parce
que les Occidentaux n’en ont toujours pas fini d’expier le génocide. Il va
bien falloir dire un jour « cela suffit ! ». Combien d’années cela prendra-t-
il ?
Le rapprochement avec la situation qui a prévalu en Afrique du Sud
s’impose même si elle n’est pas identique. Il s’agit de deux communautés,
les Boers et les Juifs, qui ont conquis des terres par la force des armes,
qui ont toutes les deux souffert, pour les premières de la domination
anglaise, pour les secondes du génocide nazi, qui se sont présentées
toutes les deux comme des remparts face à la barbarie et qui finalement
se sont trouvées confrontées à une remise en cause de leur hégémonie
d’autant plus que celle-ci s’est traduite par un système d’oppression et
d’exclusion. Les Sud-Africains ont su se tirer de ce mauvais pas. Est-ce
que les Israéliens trouveront les ressources et la sagesse nécessaires pour
y parvenir ? C’est en tout cas leur intérêt pour préserver l’avenir de l’État
juif, sous peine de devenir une minorité dans cet espace tant convoité et,
par voie de conséquence, de renforcer un système de ségrégation pour
protéger leur identité. Beaucoup l’ont déjà compris. Tous ceux qui
refusent la fuite en avant et l’isolement d’Israël au sein de la communauté
internationale. Car cette marginalisation ne peut que s’accentuer face à
l’accroissement des mesures répressives et des guerres à répétition.
Les trois dernières, au Liban contre le Hezbollah (2006) et dans la
bande de Gaza contre le Hamas (2009 et 2012) n’ont rien résolu. Au
contraire ! « Dans l’arène de l’histoire, il n’est pas rare de voir les victimes
se transformer en bourreaux, les persécutés et les exclus se muer, à leur
tour, en persécuteurs et maîtres des lieux », écrit Shlomo Sand dans
Comment la terre d’Israël fut inventée. Car, c’est bien de cela qu’il s’agit :
des oppressés devenus oppresseurs. Pour sauver la nation juive. Jusqu’à
quel prix ?
Lors de la campagne électorale, en janvier 2013, l’écrivain israélien
Amos Oz a lancé une cri d’alarme : « Dans mon esprit, le gouvernement
de Netanyhaou est le plus antisioniste des gouvernements qu’Israël ait
jamais eus. Il fait tout ce qu’il peut pour qu’il n’y ait pas deux États mais
un seul… Il ne cesse de donner des coups à Abou Mazen (nom de guerre
de Mahmoud Abbas), de violents coups moraux, financiers et politiques.
Il renforce de plus en plus le Hamas. Peut-être est-ce son intention
d’empêcher la solution de deux États. Ils croient que les Juifs peuvent
gouverner une majorité arabe pour toujours. Aucun État d’apartheid dans
le monde n’a duré sans s’écrouler après quelques années… Il n’y aura pas
un État binational mais il y aura un État arabe ». Amos Oz sera-t-il
entendu ?
Le temps joue contre Israël. La perpétuation d’un statu quo délétère est
annonciatrice de tous les dangers. Les nations occidentales, à commencer
par les États-Unis, devraient l’avoir compris. Comme elles devraient avoir
compris que la paix n’est pas possible sans l’intervention d’une puissance
extérieure qui forcera les deux protagonistes à des concessions
nécessaires. Si besoin est par les sanctions et le boycottage. Comme ce fut
le cas contre l’Afrique du Sud. Le temps qui reste avant qu’il ne soit trop
tard se réduit beaucoup plus vite qu’on ne le pense. Il est peut-être déjà
écoulé.
Cartes
Ouvrage réalisé par In Folio pour
les éditions Les Liens qui Libèrent
et Actes Sud
[1] L’organisme international qui précédà l’ONU.
[2] 9 États ont voté contre et 41 se sont abstenus.
[3] Prisoner support and humans rights association. www.addameer.org. Statistiques au 1er
janvier 2013 selon lesquelles, il y avait 4 743 prisonniers politiques palestiniens, dont 178 détenus
sans inculpation et sans jugement, ce que l’on appelle la « détention administrative ».
[4] Le Monde, 5 juin 2010.
[5] www.russelltribunalonpalestine.com. Session du Cap : résumé des conclusions, 7 novembre
2011 : « Puisse ce tribunal prévenir le crime du silence. »
[6] « Israel and the apartheid slander », le 31 octobre 2011 : www.nytimes.com
[7] Voir The international convention on the suppression and punishment of the crime of
apartheid. Article 2 de la résolution 3068 du 30 novembre 1973 ainsi que le rapport édifiant de
Richard Falk sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens depuis 1967
présenté à l’Assemblée générale des Nations unies le 30 août 2010.
[8] OCHA : Office pour la coordination des affaires humanitaires dans les territoires occupés. Cet
organisme publie chaque semaine un état des lieux en Cisjordanie et à Gaza ainsi que des rapports
réguliers sur différents sujets concernant les réalités de l’occupation sur le terrain :
www.ochaopt.org.
[9] Atlas 2009 du Monde diplomatique.
[10] The Jerusalem Post, 14 mai 2008.
[11] Peace now, La paix maintenant, 13 octobre 2011 : http://peacenow.org.il/eng/
[12] Nir Hasson, « Vers une séparation effective de Jérusalem », Haaretz, 23 décembre 2011.
[13] Shahar Ilan, « A wall run through it », Haaretz, 19 novembre 2007.
[14] « La route de l’apartheid », article de l’auteur, Le Monde, 15 mars 2008.
[15] B’Tselem, centre israélien d’information pour les droits de l’homme dans les territoires
occupés, 1er janvier 2011.
[16] Le rapport a été publié en mai 2012 sous le titre « Policies of neglect in East Jérusalem ».
[17] Laurent Zecchini, Le Monde, 19 janvier 2012.
[18] « For Jerusalem, a response to Elie Wiesel », Haaretz, 18 avril 2010. Voir aussi Alain Gresh :
“Elie Wiesel l’imposteur et Jérusalem“, http://blog.mondediplo.net
[19] « Ghost Town », publié en mai 2007 par B’Tselem et ACRI.
[20] Laurent Zecchini, Le Monde, le 16 septembre 2011 ; Jonathan Cook : « The Negev’s hot wind
blowing », 25 octobre 2011 ; www.jonathan-cook.net et http://info-palestine.net : Bédouins :
lettre ouverte à Catherine Ashton et aux ministres des affaires étrangères de l’Union européenne,
12 octobre 2011.
[21] « Le nettoyage ethnique des Palestiniens ou la démocratie israélienne à l’œuvre », Haaretz,
12 mai 2011.
[22] Adalah, the legal center for minority rights : www.adalah.org/eng/
[23] Jews ands Arabs under the British mandate, Metropolitan Books, New York, 2000.
[24] Entretien avec le site Rue 89, 6 mai 2011.
[25] Haaretz, 23 décembre 2011.
[26] AFP, 12 juin 2012.
[27] Rapport du 5 juillet 2012 intitulé « On the brink » : www.oxfam.org.
[28] « Dispossession and exploitation : Israel’policy in the Jordan valley and the northern dead
sea » : www.btselem.org, mai 2011.
[29] www.assemblee-nationale.fr
[30] Article de l’auteur, « La crise de l’eau s’accentue et frappe durement les Palestiniens », Le
Monde, 17-18 août 2008.
[31] AFP, dépêche du 17 janvier 2012.
[32] www.yesh-din.org. Volunteers for human rights, 7 décembre 2011.
[33] Dépêche AFP du 10 mai 2007.
[34] http://electronicintifada.net, 6 juin 2007.
[35] Cité par Nathan Goldman, dans The Jewish Paradox, Littlehampton Book Services Ltd,
Worthing, 1978.
[36] Avi Shlaim, Le Mur de fer, Buchet Chastel, Paris, 2008.
[37] Idem.
[38] Shlomo Sand, Comment la terre d’Israël fut inventée, Flammarion, Paris, 2012.
[39] Applicability of the crime of Apartheid to Israël, Karine Mac Allister, 25 avril 2009.
[40] The international politics of aid in the occupied Palestinian territory : www.odihpn.org.
[41] Cité dans Le Monde le 9 octobre 2008.
[42] www.fidh.org/trading-away-peace-how-europe-12343.
[43] Plan conçu par le général Keith Dayton révélé par un article de la revue Vanity Fair en avril
2008.
[44] Amira Hass, « How Israël made sure Gaza didn’t starve », Haaretz, 18 octobre 2012.
[45] Gideon Levy, Haaretz, 25 novembre 2012. Selon l’OCHA, 240 Palestiniens ont été tués au
cours des onze premiers mois de 2012 et 108 au cours de l’année 2011.
[46] Le Monde, article de l’auteur, 17 mai 2008.
[47] Haaretz, 30 novembre 2010. Voir aussi : « La ségrégation des Juifs et des Arabes en 2010 est
pratiquement absolue », 29 octobre 2010, par Amnon Be’eri Sulitzeanu, co-dirigeant du Abraham
Fund Initiatives, une organisation chargée de promouvoir la cohabitation et l’égalité entre Juifs et
Arabes.
[48] www.adalah.org/eng/ « The Inequality report », mars 2011.
[49] Israel : new laws marginalize Palestinian Arab citizens, 30 mars 2011.
[50] Barak Ravid : « Secret EU paper aims to tackle Israel’s treatment of Arab minority, Haaretz,
16 décembre 2011.
[51] www.euromedrights.org/eng/
[52] Nadav Mayost, Ynet, 3 novembre 2010.
[53] Le Monde, article de l’auteur, 18 octobre 2008.
[54] Haaretz, 23, 24 et 29 octobre 2012.
[55] Jack Khoury et Jonathan Lis, Haaretz, 24 mars 2011.
[56] 2 juillet 2011.
[57] Éditions La Découverte/Poche, Paris, 2008.
[58] AFP, 10 octobre 2010.
[59] Laurent Zecchini, Le Monde, 24 novembre 2011.
[60] AFP, 2 décembre 2011.
[61] « Heading towards an apartheid state », Haaretz, 4 avril 2011.
[62] All of the above : Identity paradoxes of young people in Israel, 31 mars 2011.
[63] Entretien avec l’auteur, Le Monde, 10 février 2009.
[64] Psychological obstacles to peace making in the Middle East and proposals to overcome
them, Conflit & communication online, vol. 4, n° 1, 2005.
[65] Nir Hasson, Haaretz, 27 janvier 2012.
[66] Joseph Lelyfeld, « Jimmy Carter and apartheid », New York Review of books, 29 mars 2001.
[67] Haaretz, 29 janvier 2012.
[68] Alain Gresh : De quoi la Palestine est-elle le nom ?, Éditions LLL Les liens qui libèrent,
Paris, 2010.
[69] AFP, 25 janvier 2012.
[70] Déclaration du 12 mai 2008.
[71] Le Monde, 31 juillet 1986.
[72] Le Monde, 1er novembre 2010.
[73] Voir Willy Jackson, « Israël est-il menacé par une campagne de désinvestissement ? », Le
Monde diplomatique, septembre 2009, et Dominique Vidal : « Boycott : la contre-offensive
d’Israël », 22 février 2010.
[74] BDS contre l’apartheid et l’occupation de la Palestine, La Fabrique, Paris, 2010.
[75] The bed of Sodom, 21 avril 2007.
[76] Le Monde, 19, 20 février 2012.
[77] AFP, 15 février 2012.
[78] Akiva Eldar : « West bank outposts spreading into area B, in violation of Oslo accords »,
Haaretz, Tel-Aviv, 19 février 2012.
[79] Le Monde, article de l’auteur, 15 juin 2009.
[80] Entretien avec Daniel Pipes, le 27 octobre 1998.
[81] Palestine-Israël : un État, deux États ? Institut d’études palestiniennes/Sindbad/Actes Sud,
2011.
[82] http://israelpalestine.blog.lemonde.fr/category/demographie/
[83] Thou Shalt not kill (thyself), 18 février 2012.
[84] « Israël doit choisir entre la paix et un État raciste ».
[85] Le Monde, 10 septembre 2003.
[86] Le Monde, 1er septembre 2010.