TEXTES LE CORPS
Arrivons maintenant aux substances sur lesquelles tout le monde est d'accord. Ce sont les substances sensibles, et
les substances sensibles ont toutes de la matière. Or le substrat est substance, et c'est, en un sens, la matière (et
j'appelle matière ce qui, n'étant pas un être déterminé en acte, est, en puissance seulement, un être déterminé), en un
autre sens, la forme ou configuration (ce qui, étant un être déterminé, n'est séparable que par une distinction
logique), et, en un troisième sens, le composé de la matière et de la forme, seul soumis à la génération et à la
corruption, et existant à l'état séparé d'une manière absolue (tandis qu'en effet, parmi les substances envisagées au
sens d'essences définissables, les unes seulement sont séparées, les autres ne le sont pas).
Mais il est évident que même la matière est une substance, car, dans tous les changements d'opposé à opposé, il
existe quelque chose qui est le sujet des changements : par exemple, dans les changements selon le lieu, il y a ce
qui maintenant est ici et tantôt sera ailleurs ; dans les changements par accroissement, il y a ce qui maintenant a
telle grandeur et puis sera plus petit ou plus grand ; dans les changements par altération, il y a ce qui est maintenant
[1042 b] sain et puis malade ; de même, enfin, dans les changements selon la substance, il y a ce qui maintenant est
engendré, puis se corrompt, ce qui est, au moment de la destruction, sujet déterminé par la forme, et, au moment de
la génération, sujet par privation de la forme. Et le changement selon la substance implique les autres
changements ; au contraire, le changement selon la substance n'est pas impliqué dans les autres changements, soit
dans un, soit dans deux, car il n'est pas nécessaire, si une chose a une matière purement locale, qu'elle ait aussi une
matière pour siège de la génération et de la corruption.
La matière, la forme el le composé. Leurs principaux types.
Quelle différence y a-t-il entre la génération absolue et la génération non-absolue ? Nous l'avons établie dans nos
ouvrages de physique. — Puisqu'il y a accord unanime au sujet de la substance considérée comme substrat et
comme matière, et que c'est celle qui existe en puissance, il nous reste à dire ce qu'est la substance des choses
sensibles considérée comme acte. — DÉMOCRITE semble bien penser qu'il existe seulement trois différences
entre les choses : le corps, sujet et matière, demeurant un et identique, les choses diffèrent soit par la proportion,
c'est-à-dire la figure, soit par la tournure, c'est-à-dire la position, soit par le contact, c'est-à-dire l'ordre.
Mais, en fait, les différences sont manifestement nombreuses. Ainsi, certaines choses sont caractérisées par le mode
de composition de leur matière, celles, par exemple, qui proviennent du mélange, comme l'hydromel ; pour d'autres
choses, c'est un lien, comme un faisceau ; pour d'autres, c'est la colle, comme un livre ; dans d'autres, entrent des
clous, un coffret par exemple ; dans quelques objets, il entre plusieurs de ces modes de liaison à la fois ; pour
certaines choses, il y a différence de position : ainsi le seuil de la porte et le linteau (ces choses diffèrent parce
qu'elles sont placées d'une certaine façon) ; pour d'autres choses, c'est une différence de temps : le dîner et le
souper ; ou de lieu : les vents ; ou de qualités sensibles, comme la dureté et la mollesse, la densité et la rareté, la
sécheresse et l'humidité ; certaines choses diffèrent par quelques-unes de ces qualités sensibles, d'autres par toutes
ces qualités, et, en général, les unes par excès, et les autres par défaut. Il en résulte évidemment que l'être de chaque
chose présentera d'aussi nombreuses acceptions. Tel objet, en effet, est un seuil, parce qu'il a telle situation : son
être signifie pour lui être placé de telle manière. Être glace signifie pour l'eau avoir été condensée de telle façon.
Pour certaines choses, leur être sera défini par toutes ces différences à la fois, parce que certaines de leurs parties
sont mélangées, que d'autres sont fusionnées, d'autres, liées, d'autres, condensées, que d'autres, enfin, possèdent les
autres différences : tel sera le cas de la main ou du pied. Dans ces conditions, ce qu'il faut, c'est appréhender les
genres qui contiennent les différences (car ces genres seront les principes de l'être des choses), quand il s'agit, par
exemple, de choses ayant comme principe le plus et le moins, ou le dense et le rare, et autres différences de cette
sorte, qui, toutes, en effet, ne sont que des espèces de l'excès et du défaut. De même, si une chose reçoit son être
d'une figure, ou du poli et du rugueux, toutes ces différences pourront se ramener au droit et au courbe. Pour
d'autres choses, enfin, leur être consistera dans le fait qu'elles sont [1043 a] mélangées, et leur non-être, dans le fait
opposé.
Il résulte manifestement de cet exposé que, la substance étant la cause qui fait qu'une chose est ce qu'elle est, c'est
en ces différences-là qu'il faut chercher quelle est la cause qui fait que chacune de ces réalités est ce qu'elle est.
Ces différences certes ne sont jamais une substance, pas même dans leur union avec la matière ; elles sont pourtant
l'analogue de la substance dans tous ces cas. Et, comme, dans la définition des substances, ce qui est affirmé de la
matière c'est l'acte même, dans ces autres définitions également, ce sera ce qui ressemble le plus complètement à
l'acte. Par exemple, si nous avons à définir un seuil, nous dirons que c'est un morceau de bois ou de pierre ayant
telle disposition; une maison, que ce sont des briques ou des poutres disposées de telle façon (sauf à y ajouter
quelquefois aussi la cause finale) ; si l'on veut définir de la glace, on dira que c'est de l’eau congelée ou condensée
de telle manière; une harmonie sera tel mélange du son aigu et du son grave; et ainsi de suite.
Ces considérations montrent donc bien que l'acte est différent suivant les différentes matières, et la définition
également : tantôt, c'est la composition, tantôt, le mélange, tantôt, enfin, quelque autre des modes indiqués. C'est
pourquoi, quand on définit, on peut définir une maison comme étant des pierres, des briques et du bois : on parle
alors de la maison en puissance, car tout cela est de la matière ; proposer, d'autre part, de la définir un abri destiné à
protéger les vivants et les biens, ou quelque autre chose de cette sorte, c'est parler de la maison en acte ; enfin, unir,
dans la définition, à la fois la puissance et l'acte, c'est parler de la troisième espèce de substance, à savoir le
composé de la matière et de la forme. (Il semble bien, en effet, que la définition par les différences relève de la
forme et de l'acte, tandis que celle qui se fait à partir des éléments immanents relève plutôt de la matière). A ce
même genre appartiennent aussi ces sortes de définitions qu'admettait ARCHYTAS, et qui portent sur le composé
de la matière et de la forme. Par exemple : Qu'est-ce que le silence des vents ? C'est le repos dans la masse de l'air.
L'air est la matière, et le repos c'est l'acte et la substance. Qu'est-ce que le calme ? C'est l'égalité de niveau dans la
mer. Le sujet, considéré comme matière, c'est la mer ; l'acte et la forme, c'est l'égalité de niveau.
On aperçoit clairement, d'après ce que nous avons dit, ce qu'est la substance sensible, et comment elle existe : elle
est, tantôt comme matière, tantôt comme forme et acte ; en un troisième sens, c'est le composé de la matière et de la
forme.
La forme et les éléments. — Réfutation de la théorie d'ANTISTHÈNE. — Le nombre et la définition.
Nous ne devons pas ignorer que, dans certains cas, il est difficile de voir si le nom exprime une substance
composée, ou bien l'acte et la forme. Par exemple, on peut se demander si le terme maison signifie, ou bien le
composé de forme et de matière, un abri fait de briques et de pièces présentant telle disposition, ou bien l'acte et la
forme, à savoir un abri. De même, est-ce que le terme ligne signifie la dyade en longueur, ou bien la dyade
seulement ? Animal exprime-t-il une âme dans un corps, ou une âme ? Car l'âme est substance et acte d'un corps
déterminé. On peut même appliquer le terme animal aux deux sens, non pas comme quelque chose d'exprimable
par une définition unique, mais comme se référant à un terme unique. Mais cette ambiguïté, qui est grave dans
d'autres domaines, est sans intérêt pour notre recherche de la substance sensible, car la quiddité n’appartient, de
toute façon qu’à la forme et à l'acte. Âme et quiddité de l’âme sont, en effet, identiques, mais quiddité d'homme et
homme ne sont pas identiques, à moins que l'âme ne soit aussi désignée du nom d'homme : alors, dans ce dernier
cas, l'être est identique à son essence, tandis que, dans l'autre, il ne l'est pas.
Il est manifeste, à l'examen, que la syllabe n'est pas constituée par les lettres et leur composition, et que la maison
n'est pas les briques et leur composition ; et cela se comprend, car ni la composition, ni le mélange ne sont
constitués par les choses dont il y a composition ou mélange. Il en est de même pour tous les autres cas : par
exemple, si le seuil est seuil par sa position, la position n'est pas constituée par le seuil, c'est plutôt le seuil qui est
constitué par la position. L'homme n'est pas davantage l'animal et le bipède, mais il doit y avoir quelque chose en
dehors de l'animal et du bipède, si ce sont là des éléments purement matériels, quelque chose qui ne soit ni élément,
ni composé d'éléments, et ce quelque chose, c'est la substance formelle, principe d'unité que l'on omet quand on se
contente de faire mention des éléments matériels. Si donc ce principe d'unité est la cause de l'être d'une chose, et si
la cause de son être est sa substance, <en omettant le principe d'unité> on ne saurait désigner la substance même.
Cette substance doit, nécessairement, ou bien être éternelle, ou bien être corruptible sans processus de corruption,
et générable sans processus de génération. Mais il a été démontré et rendu évident ailleurs que la forme n'est jamais
ni produite, ni engendrée, que ce qui est produit, c'est seulement tel être déterminé, que ce qui est engendré, c'est le
composé de matière et de forme. Quant à savoir si les substances des êtres corruptibles sont séparées, cela est loin
d'être encore évident. Il n'y a d'évident qu'une chose, c'est que, pour quelques êtres du moins, cette séparation est
impossible : tels sont les êtres qui ne peuvent exister à part des individus, comme une maison ou un meuble. Peut-
être même ne sont véritablement substances, ni ces objets eux-mêmes, ni toutes les choses dont la constitution n'est
pas naturelle (car on peut très bien admettre que la nature qui se rencontre dans les choses corruptibles peut seule
prétendre à la dignité de substance).
Aussi la difficulté soulevée par l'École d'ANTISTHÈNE et par d'autres lourdauds de cette espèce, ne manque-t-elle
pas d’une certaine opportunité. Ils prétendent qu'il n'est pas possible de définir l'essence, parce que la définition
n'est que du verbiage, et qu'on peut seulement faire connaître quelle sorte de chose c'est : on dira de l'argent, par
exemple, non pas ce qu'il est en lui-même, mais qu'il est comme de l'étain. Par conséquent, il n'y a qu'une seule
espèce de substance dont il puisse y avoir définition et énonciation : c'est la substance composée, qu'elle soit
sensible ou intelligible; mais les composants les plus généraux dont cette substance est formée sont indéfinissables,
puisque formuler la définition d'une chose signifie la rapporter à une autre, et qu'une partie de la définition doit
jouer le rôle de matière, et l'autre partie, celui de forme.
Il est donc manifeste aussi que si les substances sont assimilables, en quelque manière, aux nombres, c'est de la
façon que nous avons indiquée, et non pas, comme certains philosophes le soutiennent, en tant que n'étant qu'une
collection d'unités. La définition, en effet, est une sorte de nombre, car elle est divisible, et divisible en indivisibles,
la division de la définition n'allant pas à l'infini ; le nombre est aussi de cette nature. Autre ressemblance : de même
que si l'une des parties dont le nombre est constitué est retranchée ou ajoutée, ce n'est plus le même nombre, mais
un nombre autre, si petite que soit l'augmentation ou la diminution, ainsi ni la définition, ni la quiddité ne restent
les mêmes, si on en retranche ou si on y ajoute quelque élément. Ensuite, il faut qu'il y ait dans le nombre un
principe qui le rende un, et ceux qui le composent d'unités sont incapables de dire en quoi le nombre est un, s'il est
un. Ou bien, en effet, le nombre n'est pas un, mais il est pure juxtaposition, ou bien il est un, mais alors il faut qu'on
dise ce qui constitue l'unité de la pluralité. La définition, elle aussi, est une, mais nos philosophes ne peuvent pas
expliquer davantage ce qui la rend une, et c'est là une conséquence naturelle, car, dans les deux cas, la raison est la
même : la substance est une, au sens que nous avons indiqué, et non pas, comme le disent certains, à la façon dont
une unité ou un point est un ; en réalité, chaque substance est une entéléchie, une nature déterminée. Enfin, de
même que le nombre ne comporte ni le plus, ni le moins, ainsi en est-il pour la substance envisagée comme forme,
si ce n'est quand elle est unie à la matière.
Arrêtons ici notre analyse de la génération et de la corruption des substances en question, de la possibilité et de
l'impossibilité de cette génération et de cette corruption, et de la réduction de la substance au nombre.
Les causes dans les différents êtres et dans les événements.
En ce qui concerne la substance matérielle, il ne faut pas perdre de vue que, même si toutes choses procèdent de la
même cause première, ou bien ont les mêmes éléments pour premières causes, et si la même matière sert de point
de départ à leur génération, chaque être possède cependant une matière prochaine qui lui est propre. Par exemple, la
matière prochaine du phlegme est le doux ou le gras, celle de la bile, l'amer ou quelque autre chose ; mais sans
doute ces diverses substances viennent-elles d'une même matière originaire. Il peut y avoir plusieurs matières d'une
même chose, quand l'une de ces matières est matière pour l'autre : ainsi le phlegme vient du gras et aussi du doux,
puisque le gras vient du doux ; il vient aussi de la bile, par la résolution de la bile en sa matière première. En effet,
une chose vient d'une autre, de deux façons : ce peut être ou bien par voie de progression, ou bien par régression de
l'autre chose en ses éléments. — D'autre part, il est possible que d'une seule matière donnée, naissent des êtres
différents, en raison d'une différence de cause motrice : par exemple, du bois peut procéder un coffret ou un lit.
Cependant il y a des cas où la matière est nécessairement autre pour des choses autres : une scie, par exemple, ne
saurait provenir du bois, cela n'est pas au pouvoir de la cause motrice ; elle ne fera jamais une scie à partir de la
laine ou du bois. Si donc il est, en fait, possible de produire la même chose avec des matières différentes, il faut
évidemment que l'art, c'est-à-dire le principe, le principe pris comme moteur, soit le même ; car si la matière et le
moteur diffèrent, le produit aussi sera différent.
Quand on recherche alors quelle est la cause, comme la cause se dit en plusieurs sens, il faut énumérer toutes les
causes que nous pourrons. Par exemple, quelle est la cause matérielle de l’homme ? Ne sont-ce pas les menstrues ?
Quelle est sa cause motrice ? N'est-ce pas la semence ? Quelle est sa cause formelle ? La quiddité de l'homme.
Quelle est sa cause finale ? [1044 b] La fin de l'homme. Peut-être d'ailleurs ces deux dernières causes n'en font-
elles qu'une seule. Quoi qu'il en soit, il faut avoir soin d'indiquer toujours les causes les plus rapprochées. Quelle
est, par exemple, la cause matérielle? Ce n'est pas le Feu ou la Terre, mais c'est la matière propre de la chose. Telle
est donc, pour les substances naturelles et générables, la marche que l'on doit suivre, si l'on veut procéder
correctement, puisque tels sont le nombre et la nature des causes, et que ce sont les causes qu'on doit connaître.
— En ce qui concerne les substances naturelles, mais éternelles, on s'y prend d'une autre façon. Peut-être, en effet,
quelques-unes n'ont-elles pas de matière, ou du moins leur matière n'est-elle pas de même nature, étant seulement
l'aptitude à changer de lieu. — Dans les choses qui, bien que naturelles, ne sont pas des substances, il n'y a pas non
plus de matière : la substance, c'est leur sujet. Par exemple : quelle est la cause de l'éclipse, quelle est sa matière ? Il
n'y en a pas, il y a seulement le sujet affecté, la Lune. Quelle est la cause motrice et destructrice de la lumière ? La
Terre. Quant à la cause finale, sans doute n'y en a-t-il pas. La cause formelle, c'est la notion de l'éclipse, mais c'est
une notion obscure, si l'on n'y joint pas la notion de cause motrice. Ainsi, qu'est-ce qu'une éclipse ? C'est une
privation de lumière ; mais si l'on ajoute : cette privation résulte de l'interposition de la Terre, c'est là une définition
qui inclut la cause. Autre exemple : on ne sait quel est, dans le sommeil, le sujet prochain affecté. Dira-t-on que
c'est l'animal ? Oui, mais l'animal selon quoi ? Autrement dit, quel est le sujet prochain ? C'est le cœur ou toute
autre partie. Ensuite, quelle est la cause motrice ? Puis, quelle est la nature de cette modification du sujet prochain
et non de l'animal entier ? Dira-t-on que c'est telle espèce d'immobilité ? Oui, mais à quelle modification du sujet
prochain est-elle due ?
La matière et les contraires.
Puisqu'il y a des choses qui sont et ne sont pas, sans génération et corruption, par exemple les points, si on peut dire
qu'ils existent, et, d'une manière générale, les formes et les configurations (car ce n'est pas le blanc qui devient,
mais le bois qui devient blanc, si tout ce qui devient provient de quelque chose et devient quelque chose), il en
résulte que les contraires ne peuvent pas tous naître l'un de l'autre, mais que c'est d'une façon différente qu'homme
blanc, par exemple, provient d'homme noir, et blanc, de noir. Tous les êtres non plus n'ont pas de matière, mais
seulement ceux pour lesquels il y a génération et changement réciproque. Tous ceux qui, sans être soumis au
changement, sont ou ne sont pas, n'ont pas de matière.
Une difficulté est de savoir comment la matière, la matière de chaque chose, se comporte à l'égard des contraires.
Par exemple, si le corps est sain en puissance et si la maladie est le contraire de la santé, le corps est-il, en
puissance, malade, aussi bien que sain ? Et l'eau, est-elle, en puissance, aussi bien vinaigre que vin ? Ne peut-on
pas répondre qu'il y a une même matière dont l'un des contraires est l'état positif et la forme, et dont l'autre est une
privation de la forme et une corruption contre nature ?
Une difficulté encore, c'est de savoir pourquoi le vin n'est ni matière du vinaigre, ni vinaigre en puissance, et
cependant, c'est du vin que vient le vinaigre ; et pourquoi le vivant n'est pas un cadavre en puissance. Je réponds
par la négative : ces corruptions [1045 a] sont accidentelles; c'est la matière même de l'animal qui, par sa
corruption, est puissance et matière du cadavre, et c'est l'eau qui est matière du vinaigre. Cadavre et vinaigre
viennent de l'animal et du vin, à la façon dont la nuit vient du jour. Dans tous les cas où il y a ainsi changement
réciproque, il faut que les êtres retournent à leur matière : par exemple, pour qu'un cadavre devienne un animal, il
doit d'abord repasser par l'état de matière, et c'est seulement alors qu'il devient un animal ; et il faut que le vinaigre
se change en eau, pour devenir vin ensuite.
L’unité de la définition
Revenons à la difficulté que nous avons posée au sujet des définitions et des nombres : quelle est la cause de leur
unité ? En effet, pour tout ce qui a pluralité de parties, et dont la totalité n'est pas comme une pure juxtaposition,
mais dont le tout est autre chose que l'assemblage des parties, il y a une cause d'unité, puisque, même dans les
corps, ce principe d'unité est tantôt le contact, tantôt l'agglutination, ou quelque autre détermination de cette nature.
Or la définition est un discours un, non par simple consécution, comme l’Iliade, mais par l'unité essentielle de son
objet. Qu'est-ce donc qui fait l'homme un, et pourquoi est-il un et non plusieurs, animal et bipède par exemple,
surtout si l’animal et le bipède sont, comme l'assurent certains philosophes, Animal en soi et Bipède en soi ?
Pourquoi, en effet, l'Homme ne serait-il pas ces deux Idées elles-mêmes, les hommes existant alors par
participation, non de l'Homme en soi ni d'une seule Idée, mais de deux, l'Animal et le Bipède ? D'une manière
générale, l'homme ne serait pas ainsi un, mais multiple, à savoir animal et bipède.
Il est manifeste qu'en suivant les définitions et la doctrine habituelles de ces philosophes, il n'est pas possible
d'expliquer et de résoudre cette difficulté. Mais s'il y a, comme nous le soutenons, d'une part, la matière, de l'autre,
la forme, d'une part, l'être en puissance, de l'autre, l'être en acte, il semble bien que la question posée ne soulève
plus de difficulté. Le problème serait exactement celui qui se présenterait si cylindre d'airain était la définition de
vêtement. Le mot vêtement serait un signe de la définition, et, par conséquent, la question posée est celle-ci : quelle
est la cause de l'unité d'être du cylindre et de l'airain ? La difficulté est supprimée, parce que l'un est la matière, et
l'autre, la forme. Quelle est donc la cause qui fait passer l'être de la puissance à l'acte, sinon la cause efficiente, dans
le cas des êtres soumis au devenir ? Car il n'y a pas d'autre cause qui fait que la sphère en puissance devient sphère
en acte, sinon la quiddité de l'une et de l'autre. Mais il y a deux sortes de matière, la matière intelligible et la
matière sensible, et il y a toujours, dans la définition, le côté matière aussi bien que le côté acte : par exemple,
figure plane pour le cercle. — Quant aux choses qui n'ont pas de matière, soit intelligible, soit sensible, c'est
immédiatement et essentiellement [1045 b] que chacune d'elles est une unité, comme c'est essentiellement qu'elle
est un être, soit substance, soit qualité, soit quantité. C'est pourquoi n'entrent dans les définitions de ces catégories,
ni l'Être, ni l'Un ; leur quiddité est une unité aussi immédiatement et essentiellement qu'elle est un être. Il n'y a
donc, pour aucune de ces catégories, de cause étrangère qui constitue leur unité et leur être, car c'est
immédiatement que chacune d'elles est un être et une unité, et non pas en tant que participant à l'Être et à l'Un
comme à leur genre, ni en tant que l'Être et l'Un peuvent exister séparés de chacune des catégories.
C'est en vue de résoudre le problème de l'unité que certains philosophes parlent de « participation », mais ils sont
eux-mêmes embarrassés pour expliquer quelle est la cause de la participation et en quoi consiste la participation.
Pour d'autres, ce qui fait l'unité, c'est une « communion », au sens où LYCOPHRON dit que la science est une
«communion » de l'acte de savoir avec l'âme. Pour d'autres, enfin, la vie est une «composition» ou une
«connexion» d'une âme avec un corps. Cependant nous aurons affaire au même raisonnement dans tous les cas : et,
en effet, le fait d'être en bonne santé sera aussi une « communion » ou une « connexion », ou une « composition »,
d'âme et de santé ; le fait que l'airain est un triangle sera une « composition » d'airain et de triangle, et le fait qu'une
chose est blanche, une «composition» de surface et de blancheur. — La cause de toutes ces erreurs a été de
rechercher la raison unificatrice de la puissance et de l'entéléchie, et quelle est leur différence. En fait, nous l'avons
dit, la matière prochaine et la forme sont une seule et même chose, mais en puissance d'un côté, et en acte de
l'autre. Demander, par conséquent, comment elles s'unifient, revient à rechercher quelle est la cause de l'unité, et
pourquoi ce qui est un est un.
Chaque chose, en effet, est une, et ce qui est en puissance et ce qui est en acte ne sont en quelque sorte qu'une seule
chose. Il en résulte qu'il n'y a de l'unité aucune autre cause que l'action du moteur, qui opère le passage de la
puissance à l'acte. — Quant aux choses qui n'ont pas de matière, elles sont toutes, absolument et essentiellement,
des unités.
Aristote,Métaphysique
TEXTE 2 : Lucrèce
Ne va donc pas croire, par exemple, que l’aigre grincement de la scie stridente soit dû à des atomes aussi lisses que
les chants mélodieux que les doigts agiles des musiciens éveillent et modulent sur la lyre. Il y a encore des atomes
dont on ne saurait penser justement qu’ils sont tout à fait lisses, ni non plus qu’ils sont entièrement crochus et
armés de pointes, mais ils présentent plutôt de petits angles, légèrement en saillie et plus propres à chatouiller les
sens qu’à les blesser : tels sont ceux du tartre et de l’aunée. Enfin, le feu et la gelée glaciale mordent et piquent nos
sens comme nous le révèle le toucher de l’un et de l’autre. Car le toucher, ö dieux puissants ! c’est le sens de notre
corps tout entier…
Et maintenant, par quels mouvement les éléments générateurs de la matière engendrent-ils les différents corps et
désagrègent les corps engendrés ; par quelle force sont-ils contraints de le faire ; avec quelle mobilité leur est-il
donné de parcourir le vide immense ? Je vais l’expliquer… Pour les mêmes éléments, il faut souvent tenir grand
compte des mélanges qu’ils forment entre eux, des positions qu’ils occupent dans leurs combinaisons, des
mouvements qu’ils se communiquent réciproquement. Car les mêmes atomes qui forment le ciel, la mer, les terre,
les fleuves, le soleil, forment également les moissons, les arbres, les êtres vivants ; mais les mélanges, l’ordre des
combinaisons, les mouvements différent. Ainsi, en tout endroit de nos vers mêmes, tu vois une multitude de lettres
communes à une multitude de mots, et pourtant, il te faut reconnaître que vers et mots diffèrent et par le sens et par
le son ; tel est le pouvoir des lettres par le seul changement de leur ordre. Quant aux principes des choses, ils
mettent en œuvre bien plus de moyens pour créer les êtres les plus variés…Après avoir subi mille changements de
mille sorte à travers le tout immense, heurtés, déplacé de toute éternité par des chocs sans fin, à force d’essayer des
mouvements et de combinaisons de tout genre, ils en arrivent enfin à des arrangements tels que ceux qui ont créé et
constituent notre univers.
Pourtant, il ne faut pas croire que tous les éléments puissent se combiner de toutes les façons : autrement, partout,
on verrait se créer des monstres, des êtres mi-hommes mi-bêtes…C’est d’eux-mêmes, spontanément, par le hasard
des rencontres que les éléments des choses, après s’être unis de mille façon pêle-mêle, sans résultat ni succès
aboutirent enfin à former des combinaisons qui, aussitôt réunies, devaient devenir à jamais les origines de ces
grands objets : la terre, la mer et le ciel et les espèces vivantes. Comme des nœuds de diverses sortes relient les
éléments entre eux des éléments des corps, comme la matière est impérissable, les corps conservent leur intégrité
jusqu’à ce qu’il se trouve une force dont le choc soit assez puissant pour détruire leur tissu. Ainsi donc, aucun corps
ne retourne au néant mais tous par la désagrégation, retournent aux éléments de la matière. Rien donc n’est détruit
tout à fait de ce qui semble périr, puisque la nature reforme les corps les uns à l’aide des autres et n’en laisse se
créer aucun sans l’aide fournie par la mort d’un autre. Tout ce que les jours et la nature ajoutent peu à peu aux
corps pour leur assurer une croissance régulière, nul regard, si tendu soit-il, ne saurait l’apercevoir, non plus qu’on
ne peut distinguer ce que perdent à chaque instant les corps que l’âge dessèche et flétrit, ou les roches qui baignent
dans la mer et que ronge le flot salé…
Tout dépérit peu à peu et marche vers la bière, épuisé par la longueur du chemin de la vie.
Passant aux corps que tu vois doués de sentiment, il te faut maintenant convenir qu’ils sont pourtant formés
d’éléments insensibles… d’éléments insensibles peuvent naître, comme je le dis, des animaux vivants.la nature
convertit en corps vivant toute espèce de nourriture.
Partout où la disposition des lieux s’y prêtait, il poussait des matrices fixées à la terre par des racines ; et quand, le
terme venu, ces matrices s’étaient ouvertes sous l’effort des nouveau-nés avides de fuir leur humidité et de gagner
l’air libre, la nature dirigeait vers eux les canaux de la terre qu’elle forçait à leur verser par leurs orifices un suc
semblable au lait. Nombreux furent aussi les monstres que la terre en ce moment s’efforça de créer et qui
naissaient avec des traits et des membres étranges…. êtres privés de pieds ou dépourvus de mains ou encore muets
et sans bouche, ou qui se trouvaient être aveugles et sans regard, ou dont les membres captifs demeuraient
entièrement soudés au corps et qui ne pouvaient rien faire, ni se mouvoir, ni éviter le danger, ni pourvoir à leurs
besoins. » Lucrèce,De la nature
Le corps et l’esprit
L’esprit est donc aussi formé d’atomes : chaleur, air, souffle et substance sans nom sont les 4 types d’atomes dont
la composition produit l’esprit : l’esprit n’est pas un corps simple mais un agrégat, ce qui explique la différence
entre les esprits et aussi le fait que l’esprit se désagrège avec la mort. La substance sans nom est celle qui crée le
mouvement. Le corps et l’esprit sont liés de façon indissoluble dans la vie : on ne peut pas plus sépa-rer une âme de
son corps qu’un grain d’encens de son odeur. « Leurs principes en s’enchevêtrant entre eux dès leur origine
première leur assurent dans le vie une destinée commune. » L’âme naît et grandit avec le corps « de même que le
corps de l’enfant est tendre et frêle, sa démarche incertaine, de même la pensée qui l’accompagne est sans vigueur.
Puis quand les forces se sont accrues avec l’âge, la réflexion grandit aussi et la puissance de l’esprit augmente.
Ensuite, quand les vigoureux assauts du temps ont battu le corps en brèche, quand nos forces s’émoussent et que
nos membres s’affaissent, l’esprit de-vient boiteux, la langue s’égare, l’intelligence chancelle, tout manque, tout
s’en va en même temps. ». De plus l’âme est su-jette aux maladies, ce qui montre bien son aspect corporel. Lu-crèce
distingue animus (la conscience) et anima (le principe vi-tal). L’âme sensitive est aussi matérielle. Pour preuve, les
mor-ceaux de corps qui continuent à s’agiter quand ils sont séparés : « une tête coupée d’un tronc encore chaud et
vivant garde à terre un visage animé et les yeux ouverts jusqu’à ce qu’elle ait rendu les derniers restes de l’âme. ».
L’âme est donc un corps intrinsèquement lié au corps visible, les atomes de l’âme sont pris dans l’agrégat du corps.