« Ragoûts », in Le XVIIIe siècle. Histoire, mémoire et rêve. Mélange offerts à Jean Goulemot, dir.
Didier MASSEAU, Paris : Honoré Champion éditeur, 2006, p. 253-267.
Ragoûts
Tous ceux qui ont la chance de côtoyer le destinataire de ce volume savent combien il
n’apprécie pas seulement, dans un ragoût, le mot. En hommage tant au chercheur qu’au gourmet,
il sera ici question, à propos des ragoûts des Lumières, de mets et de mots. Dans notre imaginaire
linguistique collectif, le ragoût est un objet sans âge, assez vague, un terme générique désignant
tout petit plat mitonné, associé volontiers au monde nostalgique et secret des grand-mères. On est
déçu et surpris d’apprendre – par exemple dans le Dictionnaire historique de la langue française
– qu’il ait pu être (et assez récemment, au début du XVIIe siècle) un mot neuf. Sa vitalité lexicale
fut assez brève : ses sens figurés disparurent avec l’Ancien Régime. Les définitions successives
des Dictionnaire de l’Académie reflètent cet affaiblissement : de la première édition (1694) à la
cinquième (1798), le ragoût est un « Mets composé de différents ingrédients, et apprêté pour
irriter le goût, pour exciter l’appétit ». En 1835, l’expression irriter le goût devient satisfaire le
goût, et les sens figurés du mot sont accompagnés de la mention : « En ce sens, il commence à
vieillir. » « En ce sens, il est vieux », tranche la dernière édition complète du même Dictionnaire
(1932-1935), où le ragoût n’est plus qu’une « viande accompagnée avec une sauce. » D’où la
présente et rapide histoire du ragoût, à la recherche de ces épices érodées par le temps, des sèmes
culinaires, érotiques et esthétiques qui composèrent pendant au moins deux siècles la saveur de ce
mot.
Rouvrons un dictionnaire, mais cette fois celui de Furetière, sans doute le plus goûteux de
la langue française :
RAGOÛT. s. m. Ce qui est fait pour donner de l’appétit à ceux qui l’ont perdu, soit par quelque
indisposition, soit par la satiété. La gourmandise a inventé mille ragoûts qui sont nuisibles à la
santé. Un écolier a bon appétit, il ne lui faut point de ragoûts. Les anciens faisaient un ragoût
qu’ils appelaient garum, de la pourriture des tripes d’un certain poisson, qu’on gardait jusqu’à
ce que la corruption le fît fondre. C’était chez eux une friandise si estimée, que son prix égalait
celui des plus excellents parfums, à ce que dit Pline. 1
Ragoûts 2
L’étonnant déictique neutre qui ouvre l’article rapporte le ragoût moins à sa composition qu’à ses
effets. La référence aux hommes ayant perdu l’appétit glose implicitement le préfixe re- du mot :
plat au goût prononcé, le ragoût témoignerait du pouvoir créateur mystérieux du cuisinier (« la
gourmandise a inventé… »), pouvant déformer les aliments jusqu’à les rendre, « nuisibles à la
santé ». Prolongeant l’étrange et paradoxale proximité du dégoûtant et du ragoûtant2 , l’exemple
du garum reprend un épisode fameux du festin de Trimalcion, l’arrivée de l’énorme cochon non
étripé, jusqu’à ce que le couteau du cuisinier gourmandé et penaud laisse échapper
« tumultueusement crépinettes et boudins »3.
Une suspicion tenace entoure presque dès leur origine (linguistique) les ragoûts. La
profonde réforme des mœurs qui accompagna la construction culturelle du Classicisme imposa
toutes sortes de bienséances propres à traduire le désir de distinction des nouvelles élites
urbaines. De même qu’on proscrivit, des tenues vestimentaires comme des façons de s’exprimer,
toute saleté, on promut contre la cuisine de cour, baroque et épicée, une cuisine bourgeoise de la
simplicité, usant d’un petit nombre d’ingrédients qu’aucune sauce ne devait dénaturer :
Qu’un potage de santé soit un bon potage de bourgeois, bien nourri de bonnes viandes bien
choisies, et réduit à peu de bouillon, sans hachis, champignons, épiceries, ni autres ingrédients,
mais qu’il soit simple, puisqu’il porte le nom de santé ; que celui aux choux sente entièrement
le chou ; aux porreaux le porreau ; aux navets le navet, et ainsi des autres…4
Bien avant que l’hygiène ne devienne l’une des obsessions de la fin des Lumières, un préjugé
occidental associe le sain à l’aliment “naturel” (préparé cru ou bouilli), sauces et épices à un luxe
amoral et dangereux. Auteur prolixe, Menon est au XVIIIe siècle l’un des promoteurs de ce
rapport moderne à la gastronomie : de son Nouveau traité de la cuisine (1739) jusqu’aux Soupers
de la cour, ou l’art de travailler tous les aliments (1755), il invente une « nouvelle cuisine » ―
titre d’un autre de ses ouvrages, de 1742 ― centrée pour chaque plat sur un petit nombre
d’ingrédients simplement apprêtés. Le terme ragoût est dans ses traités progressivement relégué
dans des emplois secondaires. Il est utilisé dans un premier temps pour désigner toute forme de
plat : la page de garde du Nouveau Traité de la Cuisine précise que l’ouvrage est très utile « tant
pour ordonner, que pour exécuter toutes sortes de nouveaux ragoûts, et des plus à la mode ».
Trois ans plus tard, La Nouvelle Cuisine se propose même de « réformer les anciens ragoûts, pour
les mettre dans un goût nouveau ». Quand en revanche Menon consacre, en 1746, un chapitre de
sa Cuisinière bourgeoise aux « Ragoûts », il ne traite plus de plats entiers, mais de simples
Ragoûts 3
sauces, plus ou moins consistantes : Ragoût de truffe, Ragoût de mousserons, champignons et
morilles, Ragoût d’écrevisses, Ragoût de pistaches, Ragoûts de montants de cardons, Ragoûts
d’olives, Ragoût au salpicon, Ragoût de marrons. Les Soupers de la Cour confirment cette
évolution, où la catégorie des Ragoûts est fondue dans celle des Sauces, le mot n’apparaissant
plus qu’incidemment pour désigner des garnitures susceptibles d’accompagner telle composition
de viandes, tels ces « Dindons à la broche à différents ragoûts » ou, dans la catégorie des
Entremets, ces « Foies gras en ragoût », au demeurant assez alléchants5.
Si la défaveur des ragoûts se lit chez Menon entre les lignes de ses nomenclatures
successives, elle est explicitement développée dans le Dictionnaire des aliments, vins et liqueurs
de Briand en 1750. Cinq ans avant que la fameuse Querelle des Bouffons ne ravive, dans le
monde musical, l’affrontement entre Anciens et Modernes, Briand attaque ces « Anciens » dont
les « cuisiniers aussi habiles que nous, aiguisaient de même l’appétit de leurs maîtres par des
ragoûts violents, en faisant changer de figure les morceaux qu’ils apprêtaient ». Après une
allusion au Trimalcion de Pétrone, l’auteur se lance dans une diatribe, pour le moins paradoxale
dans un tel Dictionnaire, contre « ce goût décidé pour la bonne chère, pour la somptuosité et pour
la délicatesse, sur laquelle les Nations, et surtout la nôtre, cherchent à raffiner tous les jours en
défigurant de cent différentes manières des mets qui, par une multitude de ragoûts trop
recherchés, changent de nature, perdent leur bonne qualité, et sont, si je puis parler ainsi, autant
de poisons flatteurs qui abrègent les jours quand l’usage en est trop fréquent. »6 Envisagé à la
lumière de cette profession de foi, la forme du dictionnaire choisie par Briand rend figure et
qualité aux aliments, en les présentant dans des entrées bien séparées les unes des autres. Comme
dans les discours sur la femme, la masturbation ou le célibat des prêtres, le rejet du ragoût est à la
conjonction d’un moralisme bourgeois propre aux Lumières et d’un discours médical qui souvent
lui servit de caution. Associé aux débauches de l’antiquité et aux fastes de la monarchie, le ragoût
est scandaleux sur un triple plan : économique (trop coûteux), esthétique (« trop recherché ») et
hygiénique (trop riche). Et Briand de rassembler ces oppositions axiologiques en un article
RAGOÛT fort clair :
RAGOÛT, Condimentum […] Les aliments les plus simples et les plus faciles à apprêter sont
préférables à tous les autres, parce qu’ils sont plus légers, plus faciles à digérer, et qu’ils
produisent des humeurs plus tempérées. Ceux que l’on accommode de mille manières
différentes, en y prodiguant les épices et les assaisonnements pour en relever le goût, sont
Ragoûts 4
pernicieux pour la santé, parce qu’ils excitent chez nous des fermentations violentes qui
corrompent nos humeurs, qui font perdre aux parties solides du corps leur vertu de ressort, et
enfin qui détruisent les principes de la vie. Aussi voyons-nous ceux qui ne connaissent point
cette pernicieuse délicatesse, et qui se contentent des mets les plus simples, jouir d’une santé
beaucoup plus parfaite que ceux dont les tables sont les plus délicates et les mieux servies.
Sur la tête de l’amateur de ragoût, mondain blasé et apathique, planent les ombres de la mollesse
et de la mort.
Comme, en d’autres temps, les scènes de théâtre, les parures des femmes ou les cabinets
des médecins, les cuisines retentirent de débats débordant largement leur juridiction. La querelle
du ragoût fut autant culinaire qu’idéologique, cristallisa l’une des oppositions constitutives du
Classicisme, entre un hédonisme libertin et un néo-stoïcisme moralisant. Elle traverse autant,
pour cette raison, les traités de cuisine que les romans. Au tournant du XVIIe siècle et en
contrepoint des grandes heures de Versailles, Fénelon compose pour Louis-Henri de Bourbon des
Aventures de Télémaque qui réhabilitent l’utopisme pastoral de la préciosité. Sous la férule du
sévère Mentor, le héros est invité à préférer aux plaisirs pernicieux de la civilisation, le confort
fruste de micro-sociétés vivant des fruits de la nature, ignorant le luxe… et les ragoûts : « Tout au
plus, mange-t-on chez les Crétois, un peu de grosse viande sans ragoût ». Et Mentor, maître
d’œuvre des réformes de Salente, de commenter : « Quelle honte, disait-il, que les hommes les
plus élevés fassent consister leur grandeur dans les ragoûts, par lesquels ils amollissent leurs
âmes et ruinent insensiblement la santé de leur corps ! [...] Il faut donc borner vos repas aux
viandes les meilleures, mais apprêtées sans aucun ragoût. »7 Cinquante ans avant la réforme de
Rousseau, les pièces du réquisitoire contre « les sciences et les arts » sont déjà rassemblées.
« Quoique sensuelle et gourmande dans ses repas », l’héroïne de La Nouvelle Héloïse n’aimera
d’ailleurs « ni la viande, ni les ragoûts, ni le sel ». Passée au filtre de l’idéalisation romanesque,
les principes de la « Nouvelle cuisine » aboutissent au végétarisme : « d’excellents légumes, les
oeufs, la crème, les fruits, voilà sa nourriture ordinaire ; et, sans le poisson qu’elle aime aussi
beaucoup, elle serait une véritable pythagoricienne. »8
Peignant, avec plus de nuances, les compromis entre idéaux de pureté et plaisirs terrestres,
Lesage recourt fréquemment, dans Gil Blas de Saintillane, au motif du ragoût, au gré du parcours
social chaotique de son héros et de ses velléités de réforme morale. Au livre IV, Gil Blas et don
Alphonse rencontrent un ermite qui, pour tout repas, leur offre « un peu de fromage et deux
poignées de noisettes ». Face à la mine dépitée de ses deux visiteurs, le sage agrémente cette
Ragoûts 5
maigre pitance d’un sermon contre les plaisirs mondains dont il prétend s’être détaché : « J’ai été
comme vous dans le monde. Les viandes les plus délicates, les ragoûts les plus exquis n’étaient
pas trop bons pour moi ; mais depuis que je vis dans la solitude, j’ai rendu à mon goût toute sa
pureté. Je n’aime présentement que les racines, les fruits, le lait, en un mot, que ce qui faisait la
nourriture de nos premiers pères. »9 Lesage n’est pas Fénelon : l’ermite se révèle être un voleur
de grands chemins auquel Gil Blas s’empresse de s’associer. Quelques tomes plus tard, après
avoir connu les honneurs puis la prison, Gil Blas caresse le projet d’une retraite philosophique où
il entend, avec l’enthousiasme soudain d’un Des Grieux, changer ses habitudes, troquer « la
délicatesse et l’abondance » contre « la frugalité », « source de délices et merveilleuse pour la
santé » : « Un morceau de pain pourra nous contenter, quand nous serons pressés de la faim.
Nous le mangerons avec un appétit qui nous le fera trouver excellent. »10 Peu enclin à sacrifier
son propre bien-être, Scipion parvient à calmer les ardeurs ascétiques de son maître, le convainc
même de garder à leur service maître Joachim, ancien cuisinier de l’archevêque de Valence,
expert dans l’art de composer « des ragoûts qui piqueraient [la] sensualité ». Raisonnable, Gil
Blas renonce aux jeûnes de La Trappe et se fait moine paillard : « nos dîners et nos soupers
devinrent des repas de bernadins. » 11
La tension entre hédonisme et rigorisme traverse on le sait tout le XVIIIe siècle. Dans le
cas des ragoûts, elle revêt une dimension sociale qui ne put échapper à des auteurs d’origine
bourgeoise, auquel le succès donnait parfois accès aux plantureuses tables des Grands. Sous le
rejet des artificieux mélanges de la cuisine de cour s’entend peut-être la critique qui était dressée
de la prétendue pureté du sang aristocratique, aux forts relents de bâtardise. Inversement, le désir
de reconnaissance des élites bourgeoises s’exprime peut-être dans cette promotion d’une cuisine
« nouvelle » de la simplicité, où chaque aliment, indépendamment de sa bassesse (un chou, un
poireau, un navet) se reconnaît aussitôt en bouche.
Presque uniformément critiqué ou dévalué dans le discours gastronomique de l’âge
classique, le mot ragoût retrouva sel et vigueur dans d’autres champs sémantiques. En des sens
non moins propres que le sens culinaire, il désigne le réveil ou le retour de toute forme d’appétit :
« RAGOÛT se dit aussi des choses qui renouvellent d’autres désirs que ceux de l’estomac. Une
Ragoûts 6
jeune femme est un ragoût qui renouvelle la vigueur d’un vieillard. Les fruits précoces ont le
ragoût de la nouveauté. »12 Dans les deux exemples revient l’idée d’un désir mort qui renaîtrait,
de manière naturelle dans le cas du fruit précoce (cycle des saisons), de manière plus artificielle
dans le cas de la jeune fille, mets implicitement trop épicé pour le corps affaibli d’un vieillard.
Imprégnée de la croyance dans les pouvoirs aphrodisiaques de l’aliment 13, la littérature érotique
ne cesse à l’âge classique d’associer plaisirs gustatifs et sexuels ; connoté positivement, le mot
ragoût y désigne les mille et un plaisirs de la chair excédant le simple accomplissement du devoir
conjugal. Très tôt après son apparition en français, Bensérade le convoque pour évoquer cette
mystérieuse tribaderie qui vole au poète sa maîtresse : « Des plaisirs amoureux ainsi qu’on peut
le croire, / Vénus savait le goût ; / À ce jeu toutefois il n’est point de mémoire / Qu’elle ait trouvé
ragoût. »14 Dans L’École des filles ou la philosophie des dames, premier roman pornographique
de la littérature française, Suzanne reprend l’image culinaire pour apaiser les scrupules de sa
jeune cousine :
Fanchon. – Il me fait agencer tant de sortes de postures que j’en suis honteuse et ne puis
m’empêcher de rougir par après quand je le regarde. […] Suzanne. – Ce sont des ragoûts que
les hommes prennent, et il leur faut laisser faire ; s’ils ne nous trouvaient pas belles et s’ils ne
nous aimaient pas, ils ne mettraient pas nos corps en tant de postures et, pour ainsi dire, à la
capilotade. 15
Clin d’œil au lecteur libertin et gourmet, la capilotade file la métaphore, superpose cuisine et
chambre, lit et fourneaux : « Sauce qu’on fait à des restes de volailles et de pièces de rôt
dépecées. Il faut faire une capilotade de ces têtes, cuisses et carcasses de chapons, perdrix,
levrauts, etc. » (Furetière). Sous l’humour, s’exprime ici un intéressant point de vue féminin,
apposant au ragoûtant plaisir des hommes le dégoût que peut en ressentir la femme, sinon
dépecée, du moins mise à toutes les sauces, sans fin agencée et manipulée.
Plus bavarde et philosophique, la pornographie des Lumières célèbre et conjugue souvent,
contre le nouvel ascétisme bourgeois, plaisirs culinaires et érotiques. Le sermon hédoniste
concluant la Thérèse philosophe de Boyer d’Argens (1748) esquisse une prudente réconciliation
entre idéologie chrétienne et épicurisme :
Tout est l’ouvrage de Dieu. C’est de lui que nous tenons les besoins de manger, de boire et de
jouir des plaisirs. Pourquoi donc rougir en remplissant ses desseins ? Pourquoi craindre de
contribuer au bonheur des humains en leur apprêtant des ragoûts variés, propres à contenter
avec sensualité ces divers appétits ? 16
Ragoûts 7
Le ragoût conserve ici sa valeur de supplément, souligne l’écart entre l’animal et l’homme,
besoin et désir, appétit et plaisir.
Pour opposer, cinquante ans plus tard, non plus le simple au raffiné, mais le naturel à
l’infâme, Sade recourt au même registre. « Trimalcionade » dévoyée, l’image du « magnifique
repas » aux « six cents plats » qui clôt le préambule des Cent Vingt Journées de Sodome invite le
lecteur à « choisir », parmi « ce nombre prodigieux », le plat (ou la passion) qui lui « convient ».
À lui d’en apprécier tel un goûteur les ingrédients, chaque passion étant unique, ayant « seule
précisément ce raffinement, ce tact, qui distingue et caractérise le genre de libertinage dont il est
ici question ». Un « genre de libertinage », était-il annoncé quelques lignes plus tôt, d’où « toute
jouissance honnête » est « expressément exclue », où l’épice est, en d’autres termes, l’ingrédient
de base. Par delà la parabole, on sait combien à Silling sont imbriquées sexualité et gastronomie.
La vie du château est rythmée par ses repas : on y parle de débauches, on s’y prépare (corps
faisant office de plats), on s’y exerce (passions coprophagiques). Au cinquième jour de ses
narrations, la Duclos évoque la passion d’un financier amateur du « fumet infiniment plus
violent » des aisselle de femmes rousses. Et Curval d’approuver : « C’est-à-dire, monsieur le
président, dit l’évêque, que ce ragoût-là vous amuse aussi ? »17 Si c’est là l’unique occurrence du
mot dans le roman, l’idée de supplément attachée au ragoût est au cœur de l’implacable
progression des Cent Vingt Journées vers la destruction et la mort.
Par delà la geste sadienne, l’acclimatation du mot ragoût au domaine érotique dépasse
nous semble-t-il l’association traditionnelle des plaisirs de la table et de la couche. Fête des cinq
sens, lieu d’invention et de raffinement, l’érotisme des Lumières fut au moins autant un lieu de
résistance, à l’heure où, sous l’égide d’un moralisme hygiéniste, s’imposait une sexualité
bourgeoise réduite au seul accomplissement du devoir conjugal.
Le déplacement du ragoût dans les pages de la littérature érotique participe au procès
intenté tout au long du XVIIIe siècle contre la décadence des mœurs modernes. Beaucoup plus
surprenant est à première vue son adoption par le discours esthétique, pour parler de plaisirs plus
sublimés, dans les premières décennies du XVIIIe siècle. Dans le sillage de la fameuse Querelle,
Anciens et Modernes s’opposent alors sur leur rapport à l’Art : critique, par les seconds, des
Ragoûts 8
critères à la fois subjectifs et idéologiquement contraints (sublime et je ne sais quoi) ; procès, par
les premiers, des approches rationalistes de l’Art. Dans une lettre à Houdar de la Motte, chef de
file des Modernes, Fénelon aborde ce débat en « exposant [s]es pensées » avec « liberté », disant
« historiquement quel est mon goût, comme un homme dans un repas dit naïvement qu’il aime
mieux un ragoût que l’autre. Je ne blâme le goût d’aucun homme, et je consens qu’on blâme le
mien. »18 La comparaison participe d’une posture rhétorique de modestie coutumière aux
Anciens, mais elle n’a rien d’anodin : elle oppose aux froids examens des modernes, la
spontanéité d’un sentiment moins inspiré que physiquement ressenti.
La même image est développée dans les fameuses Réflexions critiques sur la poésie et sur
la peinture de l’abbé Du Bos de 1719. Du même bord que Fénelon, il a lui aussi à cœur de limiter
les prérogatives nouvelles de l’entendement en matière de jugement esthétique. Ce dernier n’étant
qu’affaire de plaisir et de déplaisir, l’instinct et l’impression en décident bien plus que l’intellect :
Raisonne-t-on pour savoir si le ragoût est bon ou mauvais, et s’avisa-t-on jamais, après avoir
posé des principes géométriques sur la saveur et défini les qualités de chaque ingrédient qui
entre dans la composition de ce mets, de discuter la proportion gardée dans leur mélange, pour
décider si le ragoût est bon ? On n’en fait rien. Il est un nous un sens fait pour connaître si le
cuisinier a opéré suivant les règles de son art. On goûte le ragoût, et même sans savoir ces
règles, on connaît qu’il est bon. Il en est de même en quelque manière des ouvrages d’esprit et
des tableaux faits pour nous plaire en nous touchant. 19
Si le beau idéal des modernes pouvait être éveillé par la vue ou l’ouïe, le goût et l’odorat, sens
jugés trop grossiers, n’avaient, en la matière, aucune voix au chapitre20 . A contrario, la
complexité culinaire du ragoût, si critiquée par les promoteurs de la « Nouvelle cuisine », traduit
idéalement pour les Anciens les cents ressorts que mettent en branle chez un spectateur une belle
tragédie ou un beau tableau. Traduction en nous d’un « sixième sens », le jugement esthétique
devenait affaire d’amateur plus que de spécialiste, de littérature plus que de théorie. Très loin de
son propre « système » sur la perception des rapports dans l’idée de Beau, Diderot portera à son
apogée, dans ses Salons, cet art d’objectiver par les mots, d’exprimer pour les autres, le complexe
entrelacs du goût subjectif.
Touchant tout à la fois à la diffusion du sensualisme anglais et à la redéfinition socio-
politique du public des expositions de peintures 21, cette mutation esthétique déborda très
largement les cadres de la querelle des Anciens et des Modernes. L’année même de la première
édition des Réflexions critiques de l’abbé du Bos, Marivaux publiait dans Le Mercure un essai
« Sur la pensée sublime » abordant en des termes similaires la question du jugement esthétique :
Ragoûts 9
Permettez-moi de m’arrêter ici pour discuter une question que j’ai vu souvent agitée. C’est de
savoir si un trait sublime devait frapper également, non tous les hommes, mais les hommes en
général. […] Une comparaison familière achèvera de mettre là-dessus ma pensée au net.
Imaginez-vous, Madame, un banquet de trente convives. Tel d’entre eux distinguera des
finesses de ragoût dans les mets, qui échapperont à celui-ci, dont l’appétit peu délicat ne saisira
que le goût principal. Qu’en arrivera-t-il ? le friand est le plus flatté, sans être plus content ;
chacun d’eux a sa charge de plaisir.
Ces deux convives sont l’image des spectateurs, de l’homme à sentiment grossier, et de
l’homme à sentiment fin. 22
Nouvelle avancée dans l’analyse de la subjectivité du jugement esthétique : le ragoût n’est plus
un objet (provoquant) proposé au jugement de convives-spectateurs, mais un effet ressenti par les
plus fins d’entre eux, dont le « sixième sens », aurait dit Du Bos, serait le plus affûté23 . La
« comparaison familière » concilie ici tentation élitiste et aspiration à l’universel : à chaque
spectateur « sa charge de plaisir », selon un modèle dynamique qui laisse ouverte la voie d’une
possible éducation artistique, par delà l’inégalité – « nos spectateurs aussi ne sont pas égaux –
propre à toute assemblée humaine.
Le prosaïsme assumé de l’image culinaire participe chez Du Bos comme chez Marivaux à
la disqualification des jugements techniques de l’Académie : attentif à ses propres émois plus
qu’au respect des règles, le connaisseur use d’une écriture littéraire, où le caractère évocateur des
comparaisons compense l’imprécision de ses sensations. Par un étrange renversement, le mot
ragoût passa pourtant dans ce jargon de spécialistes qu’à l’origine il servit à dénigrer. Pour
introduire son article RAGOÛT, Claude-Henri Watelet retourne à la fin du XVIIIe siècle la
généalogie du mot :
RAGOÛT (subst. masc.) Il est, comme je l’ai dit à l’article CROQUIS, des mots dans le langage
de la peinture, qui, nés dans les ateliers, sont adoptés par les artistes, et par ceux qui parlent de
l’art, et qui lui deviennent plus ou moins généralement consacrés. Plusieurs de ces mots ont été
créés par une sorte d’inspiration qui a dû tenir du caractère, de l’éducation, des manières de
parler propres à ceux qui les ont mis en vogue. Ces expressions, par conséquent, doivent être
plus ou moins choisies, plus ou moins communes, quelquefois même familières ou basses.
Le mot ragoût peut être regardé comme de cette dernière classe. Il signifie quelque chose de
piquant. On voit par là que le sens figuré a un rapport très juste avec le sens propre.
On dit donc, mais plus particulièrement dans les ateliers, il y a du ragoût dans ce tableau,
dans ce dessein, dans la couleur de ce peintre, et l’on veut faire entendre par là qu’on y trouve
un agrément qui pique, qui réveille l’attention et plaît à la vue.
On dit aussi, et cette manière de parler semble blesser moins la délicatesse, cette tête est
ragoûtante, ce petit tableau est ragoûtant, et dans le langage commun, le peuple dit encore, un
minois ragoûtant, expression du style familier, mais qui, à l’aide d’un souris de plaisanterie ou
d’un air de gaîté, trouve quelquefois grâce auprès de ceux qui parlent un langage plus soutenu.24
De comparaison d’amateur, le mot ragoût devient, dans les “cuisines” de l’atelier, une sorte
d’exclamation laudative, échangée entre confrères. On retrouve l’idée de supplément (« agrément
qui pique, qui réveille l’attention »), mais aussi, implicitement, le mystère entourant les secrets de
Ragoûts 10
fabrication : un même art du mélange, des épices ou des pigments. Les expressions relevant « du
style familier » réunies dans le dernier paragraphe tirent en revanche le talent du côté de l’effet
facile employé pour les petits genres (« petit tableau »), telles ces « petite[s] composition[s] de
boudoir » 25 à la Boucher dont Diderot ne cessera, dans les Salons, de condamner l’indécence tout
en louant la virtuosité technique. Lévesque précise d’ailleurs en complément de la définition de
Watelet : « Le ragoût est du nombre des moyens de plaire, mais il ne doit être rangé qu’entre les
ressources inférieures de l’art. » 26
Quelque ait été la réalité de l’emploi du mot ragoût par les artistes-peintres de la fin du
siècle, la précision de son signifié technique paraît très mince. Aussi en vint-il à être dénoncé
dans les satires des salonniers comme une facilité de langage, un terme de jargon employé par
pur pédantisme :
M. Rémi. Voyez aussi quelle fermeté de touche, quelle fougue de pinceau, ces lâchés. Comme
c’est peint grassement, ciel quel ragoût ! / M. Fabretti. Il faut des yeux faits à ces beautés-là, et
j’avoue que je n’ai pas encore assez de pratique.27
Ces termes techniques et harmonieux de flouflou, de pâte, de brosse, de ragoût […] cet argot
mystérieux [ne sont] guère à l’usage que des Charlatans.28
Dans la définition de Watelet, le ragoût ressortait à la catégorie classique du je ne sais quoi ; dans
les propos des satiriques, il relève du seul artifice rhétorique, d’un enthousiasme de commande
questionnant la légitimité réelle de « l’homme à sentiment fin ».
À la fin du XVIIIe siècle, et quelque ait été son étonnante plasticité sémantique, la fortune
du ragoût est définitivement révolue. Le temps de la Régence est bien oublié, où certains riches
particuliers dépensaient des fortunes pour organiser des « trimalcionades » sur le modèle du
roman de Pétrone, où un Du Bos, un Marivaux, osaient – non sans provocation – convoquer le
ragoût pour parler de leur rapport à l’œuvre d’art. Culinaire, sexuel et artistique, le ragoût fut
sacrifié sur les autels de l’hygiénisme, du devoir conjugal et du « grand goût », « sévère et
antique », trois formes d’un même puritanisme bourgeois. Que le XIXe siècle ait eu néanmoins
ses petits soupers, ses maisons closes et ses collections de curiosa dit combien cette mutation
culturelle concerna le déplacement de la frontière entre goûts publics et privés. L’histoire du
ragoût raconte ainsi à sa manière l’incapacité de la bourgeoisie à assumer le plaisir autrement que
sur un mode intime et caché, toujours réservé pour la bonne bouche…
Ragoûts 11
Jean-Christophe ABRAMOVICI
Université Paris X-Nanterre
1/ FURETIÈRE, Dictionnaire universel (1690). L’orthographe de toutes nos citations a été modernisée.
2/L’adjectif ragoûtant est d’ailleurs dès son origine employé presque toujours négativement : ceci n’est pas très
ragoûtant…
3/ PÉTRONE, Le Satiricon, § XLIX, trad. Laurent TAILLADE, 1902, éd. Françoise DESBORDES, GF, 1981, p. 115.
4/Nicolas de BONNEFONS, Les Délices de la campagne (Paris, 1654), cité in Georges VIGARELLO, Histoire des
pratiques de santé. Le sain et le malsain depuis le Moyen Âge [1993], Paris, Éditions du Seuil (coll. “Points /
Histoire”), 1999, p. 125.
5/« Foies gras en ragoût. / Faites-les dégorger et blanchir un instant ; mettez-les dans une casserole avec un pain de
beurre, un bouquet de persil, ciboules, une demi-gousse d’ail, deux clous de girofle, deux ou trois feuilles de basilic ;
passez-lessur le feu ; singez légèrement et mouillez avec un peu de jus de veau, de bouillon, deux cuillerées de
coulis ; laissez cuire et dégraissez souvent le ragoût. Vous pouvez y ajouter la garniture que vous voulez, comme
crêtes cuites dans un blanc, petits œufs, truffes que vous passez avec les foies, le ragoût étant cuit et assaisonné de
bon goût, vous y pressez un jus de citron en servant » (MENON, Les Soupers de la cour ou l’art de travailler toutes
sortes d’aliments, Paris, Guillyn, 1755, t. II, p. 338).
6/ BRIAND[d’après Barbier], Dictionnaire des alimens, vins et liqueurs, Paris, Gissey, Bordelet, 1750, « Préface », p.
ix, nous soulignons.
7/FÉNELON, Les Aventures de Télémaque, 1699, éd. Jacques LE BRUN, Paris, Gallimard (coll. “folio/classique”),
1995, p. 97 et 219.
8/ROUSSEAU, Julie ou la Nouvelle Héloïse, quatrième partie, lettre X, éd. Bernard Gagnebin et Marcel Raymond,
Paris, Éditions Gallimard (coll. “Bibliothèque de la Pléiade”), t. II, 1964, p. 453.
9/ LESAGE, Histoire de Gil Blas de Santillane, éd. Roger Laufer, Paris, GF-Flammarion, 1977, p. 234.
10/ Ibid., livre IX, p. 458.
11/Ibid., p. 492. Personnage paradoxal et carnavalesque, le Neveu de Rameau réunira dans son corps les catégories
antinomiques du maigre et du gras : « Quelquefois, il est maigre et hâve, comme un malade au dernier degré de la
consomption ; on compterait ses dents à travers ses joues. On dirait qu’il a passé plusieurs jours sans manger, ou
qu’il sort de la Trappe. Le mois suivant, il est gras et replet, comme s’il n’avait pas quitté la table d’un financier, ou
qu’il eût été renfermé dans un couvent de Bernardins » (DIDEROT, Le Neveu de Rameau, éd. GF, p. 46).
12/ FURETIÈRE, Discours universel.
13/Voir Serge SAFRAN, L’Amour gourmand. Libertinage gastronomique au XVIIIe siècle, Paris, La Musardine (coll.
“L’attrape-corps”), 2000.
14/
Isaac de BENSÉRADE, « Sur l’amour d’Uranie et Philis », cité in Iphis et Iante, 1634, éd. Anne Verdier, Paris,
Lampsaque (coll. “Le Studiolo-Théâtre”), 2000, p. 146.
15/L’École des filles ou la philosophie des dames, 1655, Paris, Fayard (coll. “L’Enfer de la Bibliothèque Nationale”,
vol. 7), 1988, p. 238-239.
16/BOYER D’ARGENS, Thérèse philosophe, éd. Pierre Saint-Amand, in Romanciers libertins du XVIIIe siècle, dir.
Patrick Wald-Lasowski, Paris, Gallimard (coll. “Bibliothèque de la Pléiade”), 2000, p. 966.
17 /SADE, Les Cent Vingt Journées de Sodome, in Œuvres, éd. Michel Delon, Paris, Éditions Gallimard
(“Bibliothèque de la Pléiade”), t. I, 1991, p. 129.
18/ FÉNELON à Houdar de la Motte, 4 mai 1714, cité in La Querelle des Anciens et des Modernes. XVIIe-XVIIIe
siècles, éd. Anne-Marie Lecoq, Paris, “Folio classique”, 2001, p. 486.
Ragoûts 13
19/
Jean-Baptiste DU BOS, Réflexions critiques sur la poësie et sur la peinture, IIe partie, section 22, préf. Dominique
Désirat, Paris, énsb-a (coll. “Beaux-arts histoire”), 1993, p. 276.
20/« J’appelle donc beau hors de moi, tout ce qui contient en soi de quoi réveiller dans mon entendement l’idée de
rapports ; & beau par rapport à moi, tout ce qui réveille cette idée. / Quand je dis tout, j’en excepte pourtant les
qualités relatives au goût et à l’odorat : quoique ces qualités puissent réveiller en nous l’idée de rapports, on
n’appelle point beaux les objets en qui elles résident, quand on ne les considère que relativement à ces qualités »,
DIDEROT, art. BEAU de l’Encyclopédie, Œuvres complètes, Club Français du livre, t. II, p. 493.
21/Question abordée récemment par René Démoris dans « Les enjeux de la critique d’art en sa naissance : les
Réflexions de La Font de Saint-Yenne (1747) », in Écrire la peinture entre XVIIIe et XIXe siècle, dir. Pascale Auraix-
Jonchière, Clermond-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal (coll. “Révolutions et Romantismes”), 2003, p.
25-38.
22/MARIVAUX, « Sur la pensée sublime » (1719), Journaux et Œuvres diverses, éd. Frédéric Deloffre, Michel Gilot,
Paris, Bordas (éd. “Classiques Garnier”), 1988, p. 66-68.
23/La suite du développement en revient cependant à des acceptions plus neutres du mot : « De même enfin que nos
convives ont plus d’appétit pour un ragoût que pour un autre […] » (ibid., p. 69).
24/Claude-Henri WATELET, Pierre-Charles LÉVESQUE, Encyclopédie méthodique. Beaux-Arts, Paris: Panckoucke,
1788, t. II, p. 247.
25/ Expression utilisée par Diderot pour qualifier l’Angélique et Médor de Boucher dans le Salon 1765.
26/ Encyclopédie méthodique. Beaux-Arts, art. RAGOÛTANT, éd. cit., t. II, p. 248.
27/[A. RENOU], Dialogue sur la peinture, 1773 cité in Florence FERRAN, « “Une médecine dont rien ne saurait
corriger l’amertume…” : Portrait du critique d’art en charlatan dans les années 1780 », Écrire la peinture entre
XVIIIe et XIXe siècle, éd. cit., p. 45.
28/ [L.-F.-H. LEFÉBURE], Coup de patte sur le Salon de 1779, ibid.