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ALPHONSE DAUDET
RECITS ET NOUVELLES
D’ALGERIE
Présentation de
lean DéjeuxPRESENTATION
Le 13 mai 1840 Alphonse Daudet naissait a Nimes.
Chez son pére « nourvicier », dans les environs de
Nimes, il s’initie au francais mais parle le provencal. II
commence ses premiéres études chez les Fréres de la
Doctrine chrétienne, puis a l’ Institut Canivet a Nimes.
En 1850-1857 il est a Lyon on il continue ses études au
lycée. Au printemps de 1857, son pére, Vincent Daudet,
fait faillite. Le jeune. Alphonse trouve une place de
« pion » au collége a’ Ales ; il est renvoyé et il arrive a
Paris en novembre 1857. Il a déja commencé a écrire.
Mais en 1858 sa vie devient une vie d’expédients,
quelque peu troubles, dans la misére mais aussi dans les
fréquentations complexes: des salons littéraires, des
haisons avec des femmes passionnées comme lui. Il
rencontre Mistral en 1859. Alphonse Daudet écrit pour
des journaux et publie. A la fin du printemps 1860, il
devient attaché de cabinet du duc de Morny, grace a des
appuis et a des relations. Sa passion pour Marie Rieu
depuis 1858 Ventraine & se mettre en ménage avec elle.
Il continue a écrire articles et piéces de thédtre pour des
revues et des journaux.
En hiver 1861 il tombe malade. C'est ainsi qu’il
quitte Paris pour le soleil du Midi. Mais il va plus loin
jusqu’en Algérie avec son cousin Henry Reynaud, du
19 décembre 1861 au 25 février 1862. II en reviendra
7avec Tartarin de Tarascon, des récits, des souvenirs et
des nouvelles publiés dans des revues et repris ensuite
dans les Lettres de mon moulin et /es Contes du lundi.
De retour en France il écrira beaucoup, se mariera en
janvier 1867 avec Julie Allard ; il leur naitra un fils:
Léon. Pendant la guerre de 1870 il sera garde national
au fort de Montrouge. Installé dans sa propriété de
Champrosay (prés de Corbeil) avec sa famille, il y
recevait ses amis intellectuels et écrivains parisiens. Il y
mourra le 16 décembre 1897. Il avait connu le succés
littéraire depuis 1874 surtout.
Ce sont uniquement les écrits algériens d’ Alphonse
Daudet qui nous intéressent ici. Ils font partie de la
littérature des voyageurs.
Plus largement, on peut parler de la littérature colo-
niale écrite sur la colonie de peuplement qu’était finale-
ment devenue DP Algérie”.
Cependant avant les récits des voyageurs au
xIX® siécle et les romans des Algérianistes au XX° siécle,
les écrits sur P Algérie furent d’abord rédigés par les
militaires qui avaient pris part 2 la conquéte, méme si
ces écrits ne furent publiés que bien aprés l’événement.
Mémoires, correspondances, journaux de marche, sou-
venirs, témoignages sur les « campagnes d’Afrique »
nourrirent Pimaginaire des Francais. Saint-Arnaud,
1. Sur cette littérature voir Michéle Salinas, Voyages et voya-
geurs en Algérie 1830/1930, Toulouse, Privat, 1989 ; Aimé Dupuy,
L’Algérie dans les lettres d’expression francaise, Paris, Ed. universi-
taires, 1956 ; Charles Tailliart, L’Algérie dans la littérature fran-
gaise, Paris, Champion, 1925 (et Essai de bibliographie méthodique
et raisonnée, Champion, 1925).
2. Voir Pierre Martino, « La littérature algérienne », in Histoire
et Historiens de l’Algeérie, Paris, Alcan, 1931; Alain Calmes, Le
Roman colonial en Algérie avant 1914, Paris, L’Harmattan, 1984 ;
Martine Astier Loutfi, Littérature et colonialisme (1871-1914), Paris
La Haye, Mouton, 1971 ; Hubert Gourdon, Jean-Robert Henry et
Francoise Henry-Lorcerie, « Roman colonial et idéologie coloniale
en Algérie », Revue algérienne (Alger), n° 1-1974 ; Gabriel Esquer,
« L’Algérie vue par les écrivains », Simoun (Oran), 0° 25, avril 1957
(numéro’ spécial) ; Jean Déjeux, Bibliographie « algérienne » des
Francais, Paris; CNRS, « Cahiers du CRESM », n° 7, 1978.
8Montagnac, Pein, Martimprey, de Castellane, Bu-
geand, Lamoriciére, Changarnier, etc. n’avaient
qu'une hate, celle de se raconter eux-mémes (leurs hauts
faits) en vacontant leurs campagnes. Les Lettres et
Correspondances, celles de Saint-Arnaud par exemple,
sont du plus haut intérét comme « lecture » des événe-
ments.
LES VOYAGEURS
Quelques-uns parmi les voyageurs ont retenu Patten-
tion par leurs relations de voyages ou leurs écrits. Dés
février 1841, le jeune Louis Veuillot débarque 4 Alger, a
la suite de Bugeaud qui venait d’étre nommé gouver-
neur de la colonie. Veuillot fut secrétaire particulier de
Bugeand et c’est ainsi qu'il put voyager jusqu’en Oranie
et qu'il publia en 1853 Les Frangais en Algérie. Ce
premier regard de 1841 sur P Algérie est critique. Ga-
briel Esquer le juge ainsi: « C’était le tableau sans
indulgence de ce qu’était devenue la colonie apres dix
ans d’atermoiements, de demi-mesures et d’erreurs »1.
Louis Veuillot écrivait, en effet, que « la colonisation
était nulle ». « Jusqu’a un certain point, les Arabes
étaient vainqueurs. Nous avions mal guerrayé, mal
organisé, mal gouverné ». Pas d’euphorie orientale
donc, pas de descriptions idylliques. L’auteur parlait en
clair: «Ce que nous appelions colonie n’était qu'un
hépital dans une prison... Les meeurs étaient déplo-
rables. C’était la France sans police et sans bypocrisie.
On imagine assez quel pouvait étre le moral d'une
population mélée d’aventuriers ». Louis Veuillot s'est
trompé en annoncant la fin prochaine de I’Islam, mais
par ailleurs, ce fut un fin observateur et d’une sincérité
qui n’a pas dit faire plaisir a tout le monde lors de la
parution de Pouvrage en 1853.
En 1845 c'est Théophile Gautier qui part visiter
PAlgérie. Il a trente quatre ans et il vient chercher du
1. Op. cit., p. 18.pittoresque oriental. Aprés ce premier voyage, il y re-
vient en 1862. Une partie de son expédition parut en
1853 puis en entier en 1865 dans Loin de Paris. I] a aimé
les danses des Aissaouas, les spectacles violents, la rue
grouillante de monde ; il a visité la casbah de cette
€poque et entendu « les chuchotements. étranges, les
rires gutturaux ». Il dit avoir vu « des figures noires
accroupies au seuil des portes [qui] nous regardaient
avec des yeux blancs ». Bref, il a trouvé ce qu’il cher-
chait : Pexotisme et le pittoresque. Mais il a maudit
naturellement les arcades de la place du Gouverne-
ment : « arcades aux courbes disgracieuses, aux piliers
sans proportions ». Sa conclusion était que « L’ Algérie
est un pays superbe on il n’y a que les Frangais de trop ».
Les Européens enlaidissaient le paysage.
Eugene Fromentin faisait trois voyages en Algérie en
1846 d’abord, puis d’octobre 1847 & mai 1848, enfin de
novembre 1852 a mai 1853. Peintre avant tout, il vit
PAlgérie et ses habitants a travers la couleur et le drapé.
Il publia quelques années plus tard dans des revues
@ abord, en libraivie ensuite Un Eté au Sahara en 1857
et Une Année dans le Sahel (1859). Il était allé décou-
oriy P Orient et il avait vu, lui aussi, ce qu’il avait bien
voulu voir. Comme Pécrit Pierre Martino! « il a voulu
voir l’ Algérie “sans les Francais”. » « Ila retranché avec
pudeur de ses tableaux les bizarrenies, les laideurs, les
contrastes qui signalent Veffort conquérant de P Euro-
péen sur une terre hostile ». Ce fut lui, selon Martino,
qui créa « D Algérie de la littérature ». Il apportait.a un
certain public ce que celui-ci attendait. Alger, écrivait
Fromentin, parce que « ville francaise » était « une ville
déshonorée ». Nous retrouverons la méme attitude chez
Isabelle Eberhardt a la fin du siécle, en réaction contre
« la civilisation ». Fromentin, comme d’autres, 8 était
laissé prendre par la couleur, les extérieurs. Des Man-
resques « délurées », comme dit Esquer, sont prises pour
les princesses dés lors qu’elles éblouissent dans leur
drapé. Tout était merveilleux et d'autres voyageurs
1. Op.cit., p. 339.
10venant aprés lui ont voulu aussi voir avec le méme
regard et décrire avec les mémes clichés.
Edmond et Jules Goncourt avaient débarqué le 7 no-
vembre 1849. Ces deux jeunes voyageurs, peintres, n’en
sont pas moins demeurés critiques. Ils rapportent de leur
voyages croquis et dessins mais aussi des souvenirs dans
Pages retrouvées, publiées d’abord dans L’Eclair de
janvier & mai 1852. Leurs impressions étaient mitigées,
si bien qu’Edmond Goncourt notera dans son Journal
en janvier 1869 « le dégoitt et le mépris » éprouvés pour
« la vulgarité de ces pays de couleur que nous avons tant
aimés ». Les réalités n’étaient donc pas toutes merveil-
leuses.
Flaubert réagira d’ailleurs contre les poncifs roman-
tiques (réaction en quelque sorte naturaliste, dit Aimé
Dupuy'). IL accomplira un voyage 4 Carthage d’avril a
juin 1858, aprés un voyage en Orient avec Maxime du
Camp en 1849. Il avait débarqué a Philippeville, fait le
voyage a Constantine et était revenu prendre la mer
pour Tunis. I n’a pas vu que les Arabes drapés dans leur
dignité, mais a vu aussi les Européens. Il n’a pas été
tendre envers eux. Aussi bien les indigénes que les
bureaucrates et les colons minables de la colonie de
Millésimo (fondée en 1848), « cela est d'une pauvreté et
dune malédiction supérieures » ! Les Notes de son
voyage ne retentissent pas d’admiration et d’enchante-
ment. Fromentin était pour ainsi dire réduit et remis en
place. Flaubet révait méme d’écrire un ouvrage sur
« POrient en habit noir ». Réalisme contre romantisme.
Ernest Feydeau arrivait en Algérie en 1860 sous
prétexte d’une mission archéologique. Il voulait voir le
pays, comme tout le monde. Or, PAlgérie était juste-
ment a Vordre du jour avec le voyage de Napoléon III.
En 1858, le régime militaire avait été remplacé par un
Ministére civil de P Algérie et des Colonies. De toute
facon, Feydeau avait comme Fromentin son idée toute
faite, sans parler des idées gouvernementales qu’il était
prét a faire siennes. Il a trouvé, lui aussi, ce qu'il
1. Op. ait., p. 61.
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