■ ROBERT KAHN, paris
« Au pays des Kobolds » : Walter Benjamin traducteur de Marcel Proust
enjamin » : ce nom désigne aujourd'hui le point de passage obligé de ftout discours sur la traduction. Or, si le texte de 1921-1923 Die Aufgabe des Ubersetzers est célèbre, il convient de rappeler que son auteur n'est pas seulement un théoricien de la traduction, dont l'on peut ou non partager les analyses, mais aussi un praticien. En tant que tel, il a subi le sort commun : démêlés avec les éditeurs, prise en compte d'une « attente du public », désir de reconnaissance de son travail. Benjamin a traduit Ursule Mirouet de Balzac, Anabase de Saint-John Perse, les Tableaux parisiens de Baudelaire, et surtout, seul et en collaboration avec Franz Hessel, près de la moitié dVl la recherche du temps perdu.
La traduction de Proust nous paraît être le lieu où se joue, pour ce Juif berlinois, une rencontre essentielle. Entre les lignes lues par le traducteur se cachent une philosophie du langage et la trame de son propre destin, car la réflexion théorique gagne tout à s'incarner dans une pratique de la traduction qui joue avec les limites définies par l'état du marché editorial. Le rapport est de l'ordre, non du dépassement « dialectique », mais plutôt du surgissement d'un « lointain, si proche soit-il. »
La matrice de toute l'œuvre de Benjamin est incontestablement l'essai de 1916 ÎJber die Sprache iiberhaupt und iiber die Sprache des Menschen. (1) Manuscrit, vraisemblablement non destiné à la publication, c'est sans doute le texte de Benjamin le plus dense, voire le plus hermétique. Pour notre propos, nous nous contenterons d'en évoquer un seul point : l'élément du langage humain (qui se situe toujours après la Chute) le plus proche d'une émanation directe du langage divin est le nom propre : « De tous les êtres, l'homme est le seul qui donne lui- même un nom à son semblable [...] Le nom propre est un verbe de Dieu sous des sons humains. » (2)
Cette intuition fondatrice sera reprise dans YUrsprung des deutschen Trauerspiels : « La dénomination adamique est si loin d'être un jeu ou un arbitraire que c'est elle, précisément, qui définit comme tel l'état paradisiaque, où il
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1 Walter Benjamin : Gesammelte Scbriften II, 1, Frankfurt/M, Suhrkamp, 1977, p. 140-157.
^ Walter Benjamin : Mythe et violence, « Sur le langage en général... », trad, française par Maurice de Gan- dillac, Paris, Denoël, 1971, p. 89.
LITTÉRATURE n° 107 oct. 97