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Jean Nouvel : « Pourquoi je n’étais pas à l’inauguration de la Philharmonie »

L’architecte du complexe musical, dont le concert inaugural a été donné mercredi soir, dénonce l’ouverture précipitée de la salle.

Publié le 14 janvier 2015 à 12h54, modifié le 19 août 2019 à 13h47 Temps de Lecture 5 min.

L'architecte Jean Nouvel à l'Elysée à Paris, le 23 juin 2014.

« Il faudra bien roder la salle, la faire tester par des orchestres pour régler l’acoustique. Inutile de commencer trop tôt. Au printemps 2015, en fin de saison, on ferait venir les plus grands orchestres du monde pour des concerts exceptionnels, mais à des prix réduits. La vraie saison débuterait en septembre avec l’Orchestre de Paris. » A l’automne 2013, ce furent les recommandations lumineuses de Pierre Boulez au président de la Philharmonie, son ami Laurent Bayle, propos publiés par le magazine Vanity Fair en septembre 2013. Aujourd’hui la vraie saison commence début janvier, la Philharmonie ouvre trop tôt. Sans tests.

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Contre tous les conseils de son architecte depuis 2013, le bâtiment a été ouvert dans un planning ne permettant pas de respecter les exigences architecturales et techniques. La Philharmonie s’est tiré une balle dans chaque pied. Par décision régalienne du directeur général de la Philharmonie qui, selon les statuts de l’association privée (loi 1901), décide seul dans le cadre du budget qui lui est attribué. L’architecte devant contrôler et signer les dépenses a été écarté. L’argent public est ainsi dépensé au jour le jour, secrètement, sans contrôle extérieur à l’association.

Un acte d’amour pour la musique

Pourtant, la Philharmonie est un projet public, financé par 100 % d’argent public, né d’une généreuse ambition, né d’un acte d’amour pour la musique. Jacques Chirac, Dominique de Villepin, Renaud Donnedieu de Vabres, Bertrand Delanoë, sensibles aux arguments de Pierre Boulez, conscients de l’absence en France d’une véritable salle philharmonique, décident que la musique, au même titre que les arts plastiques, a droit à son lieu de parfaite expression, construit sur les bases d’un programme d’aujourd’hui, révolutionnaire, révélant le caractère ouvert d’un lieu pour tous et capable d’accueillir un répertoire étendu de la musique classique à la musique contemporaine, dans sa forme expérimentale ou ses expressions les plus populaires.

Ils décident d’inventer un nouvel instrument, une salle à géométrie variable qui respecte les exigences de fidélité des plus fameuses salles de concert du monde et, pour bien montrer qu’ils ne se trompent pas de siècle, ils choisissent comme site le Parc de La Villette, limitrophe de la Seine-Saint-Denis, lieu vivant, de rencontres entre toutes générations et origines sociales. Tout cela ne manque pas de panache : c’est de nature à donner à notre pays et à sa capitale une image et un lieu mondialement attractifs.

L’architecte bouc émissaire

Fin 2011, la crise s’installe, le projet prend du retard, le premier ministre souhaite arrêter le projet, mais Nicolas Sarkozy, « présidentiellement », tranche et confirme l’ambition initiale. Après l’élection de François Hollande, certains ont craint l’arrêt, la mort du projet. Ce dernier fut conservé avec un argument enthousiasmant de la nouvelle ministre de la culture : il est trop tard pour l’arrêter. Dans la nouvelle majorité, plus personne ne défend ce projet, la Ville de Paris refuse de suivre l’Etat dans son investissement. La crise provoque une demande sacrificielle au nom de l’économie, de l’effort national. La crise économique n’est pas automatiquement crise culturelle, crise architecturale, elle demande stratégie et invention : mais, dans le même temps, c’est la peur de la révélation de l’évolution des coûts, on recherche un bouc émissaire, l’architecte est parfait pour ce rôle.

Décrit comme star-artiste-capricieuse, on le dénigre, on le met à l’écart secrètement, contractuellement, avec menace d’éviction. C’est alors l’entrée dans l’illégalité de l’association de la Philharmonie pour cacher en période électorale les coûts réels. La crise justifie tous les sacrifices, d’où la convocation d’un cost killer qui, avec le directeur général de la Philharmonie, prendront des décisions économiquement désastreuses. Au nom du sacrifice, ils feront en fait le sacrifice du sacrifice : le sacrifice des économies en allongeant les délais et les coûts.

La Philharmonie de Paris avant son ouverture, le 13 janvier 2015.

Une nouvelle culture « Sam Suffit »

Les atteintes à l’œuvre se multiplient, Mme Aurélie Filippetti, à qui elles sont montrées, me répond : « Les gens trouveront cela très bien quand même », jugement de la ministre de la culture, ministre de l’architecture, ministre des auteurs devant un auteur architecte bafoué. Nouvelle culture « Sam Suffit ». Forts de ce soutien, directeur et cost killer se sentent des ailes, ils taillent dans la bête. L’architecture est martyrisée, les détails sabotés, les contribuables auront donc à payer, une fois encore, pour corriger ces aberrations décisionnelles.

Pourtant, aujourd’hui, l’architecture forte et symbolique d’un tel programme devient une destination internationale et, en économie globale, crée de la richesse et de la rencontre sociale. Car la Philharmonie de Paris est en fait un véritable Centre Pompidou de la musique avec un espace devant le parc de plus de 200 mètres de long de 20 à 30 mètres de large, qui est un lieu gratuit avec des images et des musiques projetées dans des espaces ouverts ou fermés, lieu vivant, permanent, en liaison avec un belvédère à 37 mètres de hauteur, avec vue sur le nord et l’est du Grand Paris.

Un bâtiment prématuré

Ouvrir le programme de la Philharmonie de Paris sans ces espaces ne fait aucun sens et représente une atteinte à l’œuvre architecturale. A ce sujet, je ferai valoir mon droit moral sur la conformité de l’œuvre, ainsi que sur d’autres points cruciaux, pour obtenir des finitions dignes des foyers et de la salle. Ce sont les conditions de sauvetage de l’important investissement que représente ce magnifique programme. Il est grand temps, avant cette soirée d’ouverture, d’annoncer, comme le suggérait Pierre Boulez, que la Philharmonie de Paris est en rodage. Ce bâtiment est prématuré. Avec le temps, et beaucoup de soins, comme pour les enfants prématurés, ses stigmates disparaîtront…

Nous sommes dans la préouverture, véritable prélude aux futures symphonies dédiées à toutes les générations à venir et, en cette période de deuil, je trouve notre Philharmonie très « Charlie » par sa situation, par sa générosité intergénérationnelle, par son ouverture sur les diversités sociales et culturelles.

Entre contrefaçon et sabotage

Le mépris, ces deux dernières années, pour l’architecture, pour le métier d’architecte et pour l’architecte du plus important programme culturel français de ce début de siècle, m’interdisent d’exprimer mon accord et ma satisfaction par ma participation à la soirée d’ouverture, dans une architecture qui oscille souvent entre la contrefaçon et le sabotage. Cette situation doit ouvrir un débat sur les missions de l’architecte, du maître d’ouvrage et de l’entrepreneur dans notre société, ainsi que sur le contrôle de l’utilisation de l’argent public dans les constructions publiques.

Jean Nouvel, architecte

Lire aussi : notre rubrique spéciale sur la Philharmonie de Paris

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