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LONGIN (psEudo-)

 

Le trait� du sublime.

 

Oeuvre num�ris�e par Marc Szwajcer

 

 

 

AU LECTEUR

 

 

J'AVAIS m�dit� une assez longue Pr�face, ou, suivant la coutume re�ue parmi les �crivains de ce temps, j'esp�rais rendre un compte fort exact de mes ouvrages, & justifier les libert�s que j'y ai prises. Mais depuis j'ai fait r�flexion, que ces sortes d�avant-propos ne servaient ordinairement qu'� mettre en jour la vanit� de l'auteur, & au lieu d'excuser ses fautes, fournissaient souvent de nouvelles armes contre lui. D'ailleurs je ne crois point mes ouvrages assez bons pour m�riter des �loges, ni assez criminels pour avoir besoin d'apologie. Je ne me louerai donc ici ni ne me justifierai de rien. Le lecteur saura seulement que je lui donne une �dition de mes Satires plus correcte que les pr�c�dentes, deux �p�tres nouvelles, l'Art Po�tique en vers, & quatre Chants du Lutrin. J�y ai ajout� aussi la traduction du Trait� que le rh�teur Longin a compos� du sublime ou du merveilleux dans le discours. J'ai fait originairement cette traduction pour m�instruire, plut�t que dans le dessein de la donner au public. Mais j'ai cru qu'on ne serait pas f�ch� de la voir ici � la suite de la Po�tique, avec laquelle ce Trait� a quelque rapport, & o� j'ai m�me ins�r� plusieurs pr�ceptes qui en sont tir�s. J'avais dessein d'y joindre aussi quelques dialogues en prose que j'ai compos� mais des consid�rations particuli�res m'en ont emp�ch�. J'esp�re en donner quelque jour un volume � part. Voil� tout ce que j'ai � dire au lecteur. Encore ne sais-je si je ne lui en ai point d�j� trop dit & si en ce peu de paroles je ne suis point tomb� dans le d�faut que je voulais �viter.

 

 

 


 

(Pseudo-) LONGIN

TRAITE DU  SUBLIME

OU

DU MERVEILLEUX

DANS LE DISCOURS

Traduit du Grec de Longin.

 

 

CHAPITRE PREMIER.

Servant de pr�face � tout l�ouvrage.

ous savez bien, mon cher Terentianus, que quand nous l�mes ensemble le petit trait� que Cecilius a fait du sublime, nous trouv�mes que la bassesse de ton style r�pondait assez mal � la dignit� de son sujet : que les principaux points de cette mati�re n'y �taient pas touch�s, & qu'en un mot cet ouvrage ne pouvait pas apporter un grand profit aux lecteurs, qui est n�anmoins le but o� doit tendre tout homme qui veut �crire. D'ailleurs, quand on traite d'un art, il y a deux choses � quoi il se faut toujours �tudier. La premi�re est, de bien faire entendre son sujet. La seconde, que je tiens au fonds la principale, consiste � montrer comment & par quels moyens ce que nous enseignons se peut acqu�rir. Cecilius s'est fort attach� � l'une de ces deux choses : car il s'efforce de montrer par une infinit� de paroles, ce que c'est que le grand & le sublime, comme si c'�tait un point fort ignor� : mais il ne dit rien des moyens qui peuvent porter l�esprit � ce grand & � ce sublime. Il passe cela, je ne sais pourquoi, comme une chose absolument inutile. Apr�s tout, cet auteur peut-�tre n'est-il pas tant � reprendre pour ses fautes, qu'� louer pour son travail, & pour le dessein qu'il a eu de bien faire. Toutefois, puisque vous voulez que j'�crive aussi du sublime, voyons, pour l'amour de vous, si nous n'avons point fait sur cette mati�re quelque observation raisonnable, & dont les orateurs puissent tirer quelque sorte d'utilit�.

Mais c'est � la charge, mon cher Terentianus, que nous reverrons ensemble exactement mon ouvrage, & que vous m'en direz votre sentiment avec cette sinc�rit� que nous devons naturellement � nos amis. Car, comme un sage dit fort bien[1] si nous avons quelque voie pour nous rendre semblables aux Dieux, c'est de faire plaisir & de dire la v�rit�.

Au reste, comme c'est � vous que j'�cris, c'est � dire � un homme instruit de toutes les belles connaissances, je ne m'arr�terai point sur beaucoup de choses qu'il m'e�t fallu �tablir avant que d'entrer en mati�re, pour montrer que le sublime est en effet ce qui forme l'excellence & la souveraine perfection du discours: que c'est par lui que les grands po�tes & les �crivains les plus fameux ont remport� le prix, & rempli toute la post�rit� du bruit de leur gloire.

Car il ne persuade pas proprement, mais il ravit, il transporte, & produit en nous une certaine admiration m�fi�e d'�tonnement & de surprise, qui est toute autre chose que de plaire seulement, ou de persuader. Nous pouvons dire � l'�gard de la Persuasion, que pour l'ordinaire, elle n'a sur nous qu'autant de puissance que nous voulons. Il n'en est pas ainsi du sublime : il donne au discours une certaine vigueur noble, une force invincible, qui enlev� l'�me de quiconque nous �coute. Il ne suffit pas d'un endroit ou deux dans un ouvrage, pour vous faire remarquer la finesse de l�invention, la beaut� de l��conomie & de la disposition C'est avec peine que cette justesse se fait remarquer par toute la suite m�me du discours. Mais quand le sublime vient � para�tre o� il faut ; il renverse tout comme un foudre, & pr�sente d'abord toutes les forces de l'Orateur ramass�es ensemble. Mais ce que je dis ici, & tout ce que je pourrais dire de semblable serait fort inutile pour vous, qui savez ces choses par exp�rience, & qui m'en feriez au besoin � moi-m�me des le�ons.

CHAPITRE II

S�il y a un art particulier du sublime
& des trois vices qui lui
sont oppos�s

Il faut voir d'abord, s'il y a un art particulier du sublime. Car il se trouve des gens qui s'imaginent, que c'est une erreur de le vouloir r�duire en art, & d'en donner des pr�ceptes. Le sublime, disent-ils, na�t avec nous, & ne s'apprend point. Le seul art pour y parvenir, c'est d'y �tre n�. Et m�me, � ce qu'ils pr�tendent, il y a des ouvrages que la nature doit produire toute seule. La contrainte des pr�ceptes ne fait que les affaiblir, & leur donner une certaine s�cheresse qui les rend maigres & d�charn�s. Mais je soutiens, qu'� bien prendre les choses, on verra clairement tout le contraire.

Et � dire vrai, quoi que la nature ne se montre jamais plus libre que dans les discours sublimes & path�tiques, il est pourtant ais� de reconna�tre qu'elle n'est pas absolument ennemie de l'art & des r�gles. J'avoue que dans toutes nos productions il la faut toujours supposer comme la base, le principe, & le premier fondement. Mais aussi est-il certain que notre esprit a besoin d'une m�thode pour lui enseigner � ne dire que ce qu'il faut, & � le dire en son lieu, & que cette m�thode peut beaucoup contribuer pour acqu�rir la parfaite habitude du sublime. Car comme les vaisseaux sont en danger de p�rir, lorsqu'on les abandonne � leur seule l�g�ret�, & qu'on ne sait pas leur donner la charge & le poids qu'ils doivent avoir. Il en est ainsi du sublime, si on l�abandonne � la seule imp�tuosit� d'une nature ignorante & t�m�raire, notre esprit assez souvent n�a pas moins besoin de bride que d'�peron. D�mosth�ne dit en quelque endroit, que le plus grand bien qui puisse nous arriver dans la vie, c'est d'�tre heureux: mais qu'il y en a encore un autre qui n�est pas moindre, & sans lequel ce premier ne saurait subsister, qui est de savoir se conduire avec prudence. Nous en pouvons dire autant � l'�gard du discours. La nature est ce qu'il y a de plus n�cessaire pour arriver au grand : toutefois si l'art ne prend soin de la conduire, c'est une aveugle qui ne sait o� elle va. ************.[2] Telles sont ces pens�es : Les torrents de flamme entortill�s. Vomir contre le ciel. Faire de Bor�e son joueur de fl�tes, & toutes les autres fa�ons de parler dont cette pi�ce est pleine. Car elles ne sont pas grandes & tragiques, mais enfl�es & extravagantes. Toutes ces phrases ainsi embarrass�es de vaines imaginations troublent & g�tent plus un discours, qu'elles ne servent � l'�lever. De sorte qu'� les regarder de pr�s & au grand jour, ce qui paraissait d'abord si terrible devient tout � coup sot & ridicule. Que si c'est un d�faut insupportable dans la trag�die, qui est naturellement pompeuse & magnifique, que de s'enfler mal � propos ; � plus forte raison doit-il �tre condamn� dans le discours ordinaire. De l� vient qu'on s'est raill� de Gorgias, pour avoir appelle Xerx�s, le Jupiter des Perses, & les vautours, des s�pulcres anim�s. On n�a pas elle plus indulgent pour Callisth�ne, qui en certains endroits de ses �crits ne s'�l�ve pas proprement, mais se guinde si haut qu'on le perd de vue. De tous ceux-l� pourtant je n'en vois point de si enfl� que Clitarque. Cet Auteur n'a que du vent & de l'�corce, il ressemble � un homme qui, pour me servir des termes de Sophocle, ouvre une grande bouche, pour souffler dans une petite fl�te. Il faut faire le m�me jugement d'Amphicrate, d'Hegesias & de Matris. Ceux-ci quelquefois s'imaginant qu'ils sont �pris d'un enthousiasme & d�une fureur divine, au lieu de tonner, comme ils pensent, ne font que niaiser & que badiner comme des enfants.

Et certainement en mati�re d'�loquence il n'y a rien de plus difficile � �viter que l�enflure. Car comme en toutes choses naturellement nous cherchons le Grand, & que nous craignons sur tout d'�tre accus�s de s�cheresse ou de peu de force j il arrive, je ne sais comment, que la plupart tombent dans ce vice : fond�s sur cette maxime commune :

Dans un noble projet on tombe noblement.

 Cependant il est certain que l�enflure n'est pas moins vicieuse dans le discours que dans les corps. Elle n'a que de faux dehors & une apparence trompeuse : mais au dedans elle est creuse & vide, & fait quelquefois un effet tout contraire au Grand. Car comme on dit fort bien, Il n�y a rien de plus sec qu�un Hydropique.

Au reste le d�faut du style enfl�, c'est de vouloir aller au del� du Grand. Il en est tout au contraire du Pu�rile. Car il n'y a rien de si bas, de si petit, ni de si oppos� � la noblesse du discours.

Qu�est-ce donc que pu�rilit�? Ce n�est visiblement autre chose qu'une pens�e d'�colier, qui pour �tre trop recherch�e devient froide. C�est le vice o� tombent ceux qui veulent toujours dire quelque chose d'extraordinaire & de brillant : mais sur tout ceux qui cherchent avec tant de soin le plaisant & l'agr�able. Parce qu'� la fin, pour s'attacher trop au style figur�, ils tombent dans une sotte affectation.

Il y a encore un troisi�me d�faut oppos� au grand, qui regarde le path�tique. Th�odore l'appelle une fureur hors de saison : lorsqu'on s'�chauffe mal � propos, ou qu'on s'emporte avec exc�s, quand le sujet ne permet que de s'�chauffer m�diocrement. En effet quelques-uns, ainsi que s'ils �taient ivres, ne disent point les choses de l'air dont elles doivent �tre dites: mais ils sont entra�n�s de leur propre imp�tuosit�, & tombent sans cesse en des emportements d'�colier & de d�clamateur : si bien que comme on n'est point touch� de ce qu'ils disent, ils se rendent � la fin odieux & insupportables. Car c'est ce qui arrive n�cessairement � ceux qui s'emportent & se d�battent mal � propos devant des gens qui ne sont point du tout �mus. Mais nous parlerons en un autre endroit de ce qui concerne les passions.

CHAPITRE III

Du style froid.

Pour ce qui est de ce froid ou pu�ril dont nous parlions, Tim�e en est tout plein. Cet auteur est assez habile homme d'ailleurs ; il ne manque pas quelquefois par le grand & le sublime: il sait beaucoup, & dit m�me les choses d'assez bon sens: Si ce n'eu qu'il est enclin naturellement � reprendre les vices des autres, quoi qu'aveugle pour ses propres d�fauts, & si curieux au reste d'�taler de nouvelles pens�es, que cela le fait tomber assez souvent dans la derni�re pu�rilit�. Je me contenterai d'en donner ici un ou deux exemples parce que Cecilius en a d�j� rapport� un assez grand nombre. En voulant louer Alexandre le Grand. Il a, dit-il, conquis toute l�Asie en moins de temps, qu�Isocrate n�en a employ� � composer son pan�gyrique. Voil� sans mentir une comparaison admirable d'Alexandre le Grand avec un rh�teur. Par cette raison, Tim�e, il s'ensuivra que les Lac�d�moniens le doivent c�der � Isocrate : puisqu'ils furent trente ans � prendre la ville de Mess�ne y & que celui-ci n'en mit que dix � faire son pan�gyrique.

Mais � propos des Ath�niens qui �taient prisonniers de guerre dans la Sicile, de quelle exclamation penseriez-vous qu'il se serve ? Il dit : Que c��tait une punition du Ciel, � cause de leur impi�t� envers le Dieu

Herm�s, autrement Mercure, & pour avoir mutil� ses statues. Parce qu�il y avait un des chefs de l�arm�e ennemie, qui tirait son nom d'Herm�s de p�re en fils, savoir Hermocrate fils d'Hermon; sans mentir, mon cher Terentianus, je m'�tonne qu'il n'ait dit aussi de Denys le Tyran: que les Dieux permirent qu'il f�t chass� de son royaume par Dion & par H�raclide, � cause de son peu de respect � l'�gard de Dios & d'H�racl�s c�est � dire de Jupiter & d'Hercule.

Mais pourquoi m'arr�ter apr�s Tim�e ? Ces h�ros de l'antiquit�, je veux dire X�nophon & Platon, sortis de l'�cole de Socrate s�oublient bien quelquefois eux-m�mes, jusqu'� laisser �chapper dans leurs �crits des choses basses & pu�riles. Par exemple ce premier dans le livre qu'il a �crit de la r�publique des Lac�d�moniens. On ne les entend, dit-il, non plus parler, que si c��taient des pierres : ils ne tournent non plus les yeux, que s�ils �taient de bronze: Enfin ils ont plus de pudeur, que ces parties de l��il que nous appelions en grec du nom de vierges. C��tait � Amphicrate & non pas � X�nophon d�appeler les prunelles des vierges pleines de pudeur. Quelle pens�e ! bon Dieu ! parce que le mot de Cor� qui signifie en grec la prunelle de l'�il, signifie aussi une vierge, de vouloir que toutes les prunelles universellement soient des vierges pleines de modestie : vu qu'il n'y a peut-�tre point d'endroit sur nous o� l'impudence �clate plus que dans les yeux : & c'est pourquoi Hom�re, pour exprimer un impudent: Ivrogne, dit-il, avec tes yeux de chien. Cependant Tim�e n'a pu voir une si froide pens�e dans X�nophon, sans la revendiquer comme un vol qui lui avait �t� fait par cet Auteur. Voici donc comme il l'emploie dans la vie d'Agathocle. N�est-ce pas une chose �trange qu�il ait ravi sa propre cousine qui venait d��tre mari�e � un autre, qu�il l�ait dis-je, ravie le lendemain m�me de ses noces ? Car qui est-ce qui e�t voulu faire cela ; s�il e�t eu des vierges aux yeux, & non pas des prunelles impudiques ! Mais que dirons-nous de Platon, quoique divin d'ailleurs, qui voulant parler de ces tablettes de bois de cypr�s, ou l'on devait �crire les actes publics, use de cette pens�e, Ayant �crit toutes ces choses, ils poseront dans les temples ces monuments de cypr�s. Et ailleurs � propos des murs. Pour ce qui est des murs, dit-il, Megillus, je suis de l�avis de Sparte, de les laisser dormir & de ne les point faire lever tandis qu�ils sont couch�s, par terre.[3] Il y a quelque chose d'aussi ridicule dans H�rodote, quand il appelle les belles femmes, le mal des yeux. Ceci n�anmoins semble en quelque fa�on pardonnable � l'endroit o� il est : parce que ce sont des Barbares qui le disent dans le vin & la d�bauche : mais comme ces personnes ne sont pas de fort grande consid�ration, il ne fallait pas pour en rapporter un m�chant mot, se mettre au hasard de d�plaire � toute la post�rit�.

 

 

CHAPITRE IV.

De l�origine du style froid.

Toutes ces affectations cependant si basses & si pu�riles ne viennent que d'une seule cause, c'est � savoir de ce qu'on cherche trop la nouveaut� dans les pens�es, qui est la manie sur tout des �crivains d'aujourd'hui. Car du m�me endroit que vient le bien, assez souvent vient aussi le mal. Ainsi voyons-nous que ce qui contribue le plus en de certaines occasions � embellir nos ouvrages : ce qui fait, dis-je, la beaut�, la grandeur, les gr�ces de l��locution, cela m�me en d'autres rencontres est quelquefois cause du contraire y comme on le peut ais�ment reconna�tre dans les hyperboles & dans ces autres figures qu'on appelle pluriels. En effet nous montrerons dans la suite, combien il est dangereux de s'en servir. Il faut donc voir maintenant comment nous pourrons �viter ces vices qui se glissent quelquefois dans le sublime. Or nous en viendrons � bout sans doute, si nous nous acqu�rons d'abord une connaissance nette & distincte du v�ritable sublime ; & si nous apprenons � en bien juger, qui n'est pas une chose peu difficile : puisque enfin de savoir bien juger du fort & du faible d'un discours, ce ne peut �tre que l'effet d'un long usage, & le dernier fruit, pour ainsi dire, d'une �tude consomm�e. Mais par avance, voici peut-�tre un chemin pour y parvenir.

CHAPITRE V.

Des moyens en g�n�ral pour conna�tre le sublime.

Il faut savoir, mon cher Terentianus, que dans la vie ordinaire on ne peut point dire qu'une chose ait rien de grand, quand le m�pris qu'on fait de cette chose tient lui-m�me du grand. Telles sont les richesses, les dignit�s, les honneurs, les empires & tous ces autres biens en apparence qui n'ont qu�un certain faite au dehors, & quine passeront jamais pour de v�ritables biens dans l'esprit d'un sage : puisqu'au contraire ce n'est pas un petit avantage que de les pouvoir m�priser. D'o� vient aussi qu'on admire beaucoup moins ceux qui les poss�dent, que ceux qui les pouvant poss�der, les rejettent par une pure grandeur d��me.

Nous devons faire le m�me jugement � l'�gard des ouvrages des po�tes & des orateurs. Je veux dire, qu'il faut bien se donner de garde d'y prendre pour sublime une certaine apparence de grandeur b�tie ordinairement sur de grands mots assembl�s au hasard, & qui n�est, � la bien examiner, qu�une vaine enflure de paroles plus digne en effet de m�pris que d'admiration. Car tout ce qui est v�ritablement sublime a cela de propre, quand on l'�coute, qu'il �l�ve l��me, & lui fait concevoir une plus haute opinion d�elle-m�me, la remplissant de joie & de je ne sais quel noble orgueil, comme si c'�tait elle qui e�t produit les choses qu'elle vient simplement d'entendre.

Quand donc un homme de bon sens & habile en ces mati�res entendra r�citer un ouvrage, si apr�s l�avoir ou� plusieurs fois, il ne sent point qu'il lui �l�ve l'�me, & lui laisse dans l�esprit une id�e qui soit m�me au dessus de ses paroles : mais si au contraire, en le regardant avec attention, il trouve qu'il tombe & ne se soutienne pas, il n'y a point l� de grand : puisque enfin ce n'est qu'un son de paroles qui frappe simplement l'oreille, & dont il ne demeure rien dans l'esprit. La marque infaillible du sublime, c'est quand nous sentons qu'un discours nous laisse beaucoup � penser, fait d'abord un effet sur nous auquel il est bien difficile, pour ne pas dire impossible de r�sister, & qu'ensuite le souvenir nous en dure, & ne s'efface qu'avec peine. En un mot s figurez-vous qu'une chose est v�ritablement sublime, quand vous voyez qu'elle pla�t universellement & dans toutes ses parties. Car lorsqu'en un grand nombre de personnes diff�rentes de profession & d��ge, & qui n'ont aucun rapport ni d'humeurs ni d'inclinations, tout le monde vient � �tre frapp� �galement de quelque endroit d'un discours ; ce jugement & cette approbation uniforme de tant d'esprits si discordants d'ailleurs, est une preuve certaine & indubitable qu'il y a l� du merveilleux & du grand.

CHAPITRE VI

Des cinq sources du grand.

Il y a pour ainsi dire, cinq sources principales du sublime: mais ces cinq sources pr�supposent, comme pour fondement commun, une facult� de bien parler ; sans quoi tout le reste n'est rien.

Cela pose, la premi�re & la plus consid�rable est une certaine �l�vation d�esprit qui nous fait penser heureusement les choses : comme nous l�avons d�j� montr� dans nos commentaires sur X�nophon.

La seconde consiste dans le path�tique: j'entends par path�tique, cet enthousiasme, & cette v�h�mence naturelle qui touche & qui �meut. Au reste � l'�gard de ces deux premi�res, elles doivent presque tout � la nature, & il faut qu'elles naissent en nous: au lieu que les autres d�pendent de l'art en partie.

La troisi�me n'est autre chose, que les figures tourn�es d�une certaine mani�re. Or les figures sont de deux fortes les figures de pens�e, & les figures de diction.

Nous mettons pour la quatri�me, la noblesse de l�expression, qui a deux parties, le choix des mots, & la diction �l�gante & figur�e.

Pour la cinqui�me qui est celle, � proprement parler, qui produit le grand & qui renferme en soi toutes les autres, c�est la composition & l�arrangement des paroles dans toute leur magnificence & leur dignit�.

Examinons maintenant ce qu'il y a de remarquable dans chacune de ces esp�ces en particulier : mais nous avertirons en passant que Cecilius en a oubli� quelques-unes, & entre autres le path�tique. Et certainement s'il l'a fait, pour avoir cru que le sublime & le path�tique naturellement n'allaient jamais l'un sans l'autre, & ne faisaient qu'un, il se trompe: puisqu'il y a des passions qui n'ont rien de grand, & qui ont m�me quelque chose de bas, comme l�affliction, la peur, la tristesse : & qu'au contraire il se rencontre quantit� de choses grandes & sublimes, o� il n'entre point de passion. Tel est entre autres ce que dit Hom�re avec tant de hardiesse en parlant des Alo�des.[4]

Pour d�tr�ner les Dieux de leur vaste ambition

Entreprit d'entasser Osse sur P�lion.

Ce qui suit est encore bien plus fort.

Ils l�eussent fait sans doute, &c.

Et dans sa prose les pan�gyriques & tous ces discours qui ne se font que pour l'ostentation ont par tout du grand & du sublime : bien qu'il n'y entre point de passion pour l'ordinaire. De sorte qu'entre les orateurs m�me ceux-l� commun�ment sont les moins propres pour le pan�gyrique, qui sont les plus path�tiques & au contraire ceux qui r�ussissent le mieux dans le pan�gyrique, s'entendent assez mal � toucher les passions. Que si Cecilius s'est imagin� que le path�tique en g�n�ral ne contribuait point au grand, & qu'il �tait par cons�quent inutile d'en parler il ne s'abuse pas moins. Car j'ose dire, qu'il n'y a peut-�tre rien qui rel�ve davantage un discours, qu'un beau mouvement & une passion pouss�e � propos. En effet c'est comme unie esp�ce d'enthousiasme & de foreur noble qui anime l�oraison, & qui lui donne un feu & une vigueur toute divine.

CHAPITRE VII.

De la sublimit� dans les pens�es.

Bien que des cinq parties dont j�ai parl�, la premi�re & la plus consid�rable, je veux dire cette �l�vation d�esprit naturelle, soit plut�t un pr�sent du ciel, qu'une qualit� qui se puisse acqu�rir ; nous devons autant qu'il nous est possible, nourrir notre esprit au grand, & le tenir toujours plein, pour ainsi dire, d'une certaine fiert� noble & g�n�reuse.

Que si on demande comme il s'y faut prendre; j�ai d�j� �crit ailleurs que cette �l�vation d'esprit �tait une image de la grandeur d'�me : & c'est pourquoi nous admirons quelquefois la seule pens�e d'un homme, encore qu�il ne parle point, � cause de cette grandeur de courage que nous voyons. Par exemple le silence d'Ajax aux Enfers, dans l�Odyss�e. Car ce silence a je ne sais quoi de plus grand que tout ce qu'il aurait pu dire.[5]

La premi�re qualit� donc qu'il faut supposer en un v�ritable orateur ; c�est qu�il n�ait point l�esprit rampant. En effet il n'est pas possible qu'un homme qui n'a toute sa vie que des sentiments & des inclinations basses & serviles puisse jamais rien produire qui soit fort merveilleux ni digne de la post�rit�. Il n'y a vraisemblablement que ceux qui ont de hautes & de solides pens�es qui puissent faire des discours �lev�s, & c�est particuli�rement aux grands hommes qu'il �chappe de dire des choses extraordinaires. Voyez par exemple ce que r�pondit Alexandre quand Darius lui fit offrir la moiti� de l'Asie avec sa fille en mariage. Pour moi, lui disait Parm�nion si j��tais Alexandre, j�accepterai ces offres. Et moi aussi, r�pliqua ce prince, si j��tais Parm�nion. N'est-il pas vrai qu'il fallait �tre Alexandre pour faire cette r�ponse ?

Et c�est en cette partie qu'a principalement excell� Hom�re, dont les pens�es sont toutes sublimes : comme on le peut voir dans la description de la d�esse Discorde qui a, dit-il,

La T�te dans les Cieux, & les pieds sur la Terre.

Car on peut dire que cette grandeur qu'il lui donne est moins la mesure de la discorde, que de la capacit� & de l'�l�vation de l�esprit d'Hom�re. H�siode a mis un vers bien diff�rent de celui-ci dans son Bouclier & s'il est vrai que ce po�me fait de lui quand il dit � propos de la d�esse des t�n�bres,

Une puante humeur lui coulait des narines.

En effet il ne rend pas proprement cette d�esse terrible, mais odieuse & d�go�tante. Au contraire vois quelle majest� Hom�re donne aux Dieux.

Autant, qu�un homme assis aux rivages des mers

Vois du haut d�une tour d�espace dans les airs :

Autant, des immortels les coursiers intr�pides

En franchisent d'un saut, &c.

Il mesure l��tendue de leur saut � celle de l'Univers. Qui est-ce donc qui ne s��crierait avec raison, en voyant la magnificence de cette hyperbole, que si les chevaux des dieux voulaient faire un second saut, ils ne trouveraient pas assez d'espace dans le monde ? Ces peintures aussi qu'il fait du combat des dieux ont quelque chose de fort grand, quand il dit :

Le ciel en retentit, & l�Olympe en trembla.[6]

Et ailleurs.

L�Enfer s��meut au bruit de Neptune en furie.

Pluton sort de fin tr�ne il p�lit, il s��crie:

Il a peur que ce Dieu, dans cet affreux s�jour,

D'un coup de son trident ne fasse entrer le jour,

Et par le centre ouvert de la Terre �branl�e,

Ne fasse voir du Styx la rive d�sol�e :

Ne d�couvre aux vivants cet empire odieux

Abhorr� des mortels, & craint m�me des Dieux.[7]

Voyez-vous, mon cher Terentianus, la terre ouverte jusqu'en son centre, l'enfer pr�t � para�tre, & toute la machine du monde sur le point d'�tre d�truite & renvers�e : pour montrer que dans ce combat, le Ciel, les Enfers, les choses mortelles & immortelles, tout enfin combattait avec les Dieux, & qu'il n'y avait rien dans la nature qui ne f�t en danger? Mais il faut prendre toutes ces pens�es dans un sens all�gorique, autrement elles ont je ne sais quoi d'affreux, d'impie, & de peu convenable � la majest� des Dieux. Et pour moi lorsque je vois dans Hom�re les plaies, les ligues, les supplices, les larmes, les emprisonnements des Dieux, & tous ces autres accidents o� ils tombent sans cesse, il me semble qu'il s'est efforc� autant qu'il a pu de faire des Dieux de ces hommes qui furent au si�ge de Troie, & qu'au contraire des Dieux m�mes il en fait des hommes. Encore les fait-il de pire condition : car � l'�gard de nous, quand nous sommes malheureux, au moins avons-nous la mort qui est comme un port assur� pour sortir de nos mis�res: au lieu qu'en repr�sentant les Dieux de cette sorte, il ne les rend pas proprement immortels, mais �ternellement mis�rables.

Il a donc bien mieux r�ussi lorsqu'il nous a peint un dieu tel qu'il est dans toute sa majest�, & sa grandeur, & sans m�lange des choses terrestres : comme dans cet endroit qui a �t� remarqu� par plusieurs devant moi, o� il dit en parlant de Neptune :

Neptune ainsi marchant dans ces vastes campagnes

Fait trembler sous ses pieds et for�ts & montagnes.[8]

Et dans un autre endroit.

Il attelle son char & montant fi�rement

Lui fait fendre les flots de l�humide �l�ment.

D�s qu�on le voit marcher sur ces liquides plaines

D'aise on entend fauter les pesantes Baleines.

L�Eau fr�mit sous le Dieu qui lui donne la loi.

Et semble avec plaisir reconna�tre son Roi.

Cependant le char vole, &c.

Ainsi le l�gislateur des Juifs, qui n'�tait pas un homme ordinaire, ayant fort bien con�u la grandeur & la puissance de Dieu, l'a exprim�e dans toute & dignit� y au commencement de ses lois, par ces paroles.

Dieu dit : Que la lumi�re se fasse & la lumi�re se fit.

Que la Terre si fasse, Terre fut faite.

Je pense, mon cher Terentianus, que vous ne serez pas f�ch� que je vous rapporte encore ici un passage de notre po�te, quand il parle des hommes, afin de vous faire voir combien Hom�re est h�ro�que lui-m�me ; en peignant le caract�re d'un h�ros. Une �paisse obscurit� avait couvert tout d'un coup l'arm�e des Grecs, & les emp�chait de combattre. En cet endroit Ajax ne sachant plus quelle r�solution prendre s'�crie :

Grand Dieu ch�tie la nuit qui nous couvre les yeux

Et combats contre nous � la clart� des cieux.[9]

Voila les v�ritables sentiments d'un guerrier tel qu'Ajax. Il ne demande pas la vie, un h�ros n'�tait pas capable de cette bassesse : mais comme il ne voit point d'occasion de signaler son courage au milieu de l'obscurit�, il se f�che de ne point combattre : il demande donc en h�te que le jour paraisse, pour faire au moins une fin digne de son grand c�ur, quand il devrait avoir � combattre Jupiter m�me. En effet Hom�re en cet endroit est comme un vent favorable qui seconde l'ardeur des combattants: car il ne se remue pas avec moins de violence, que s'il �tait �pris aussi de fureur.

Tel que Mars en courroux au milieu des batailles,

Ou comme on voit un feu dans la nuit & l�horreur,

Au travers des for�ts promener sa fureur

De col�re il �cume, &c.[10]

Mais je vous prie de remarquer, pour plusieurs raisons, combien il est affaibli dans son Odyss�e o� il fait voir en effet que c'est le propre d�un grand esprit, lorsqu'il commence � vieillir & � d�cliner, de se plaire aux contes & aux fables. Car qu'il ait compos� l'Odyss�e depuis l'Iliade, j'en pourrais donner plusieurs preuves. Et premi�rement il est certain qu'il y a quantit� de choses dans l'Odyss�e qui ne sont que la suite des malheurs qu'on lit dans Iliade, & qu'il a transport�es dans ce dernier ouvrage, comme autant d'effets de la guerre de Troie. Ajout�s que les accidents qui arrivent dans l'Iliade sont d�plor�s souvent par les h�ros de l'Odyss�e, comme des malheurs connus & arriv�s il y a d�j� longtemps. Et c'est pourquoi l'Odyss�e n'est � proprement parler que l'�pilogue de l'Iliade.

L� g�t le grand Ajax, & l�invincible Achille.

La de ses ans Patrocle a vu borner le cours.

L� mon fils, mon cher fils a termin� ses jours.[11]

De l� vient � mon avis, que comme Hom�re a compos� son Iliade durant que son esprit �tait en sa plus grande vigueur, tout le corps de son ouvrage est dramatique & plein d'action : au lieu que la meilleure partie de l'Odyss�e se passe en narrations, qui est le g�nie de la vieillesse, tellement qu'on le peut comparer dans ce dernier ouvrage au soleil quand il se couche, qui a toujours sa m�me grandeur, mais qui n'a plus tant d'ardeur ni de force. En effet il ne parle plus du m�me ton : on n'y voit plus ce sublime de l'Iliade qui marche par tout d'un pas �gal, sans que jamais il s'arr�te, ni se repose. On n'y remarque point cette foule de mouvements & de passions entass�es les unes sur les autres. Il n'a plus cette m�me force, & s'il faut ainsi parler, cette m�me volubilit� de discours si propre pour l'action, & m�l�e de tant d'images na�ves des choses. Nous pouvons dire que c'est le reflux de son esprit qui comme un grand oc�an se retire & d�serte ses rivages. A tout propos il s'�gare dans des imaginations & des fables incroyables. Je n'ai pas oubli� pourtant les descriptions de temp�tes qu'il fait, les aventures qui arriv�rent � Ulysse chez Polyph�me, & quelques autres endroits qui sont sans doute fort beaux. Mais cette vieillesse dans Hom�re, apr�s tout, c'est la vieillesse d'Hom�re : joint qu'en tous ces endroits-l� il y a beaucoup plus de fable & de narration que d'action.

Je me suis �tendu l�-dessus y comme j'ai d�j� dit : afin de vous faire voir que les g�nies naturellement les plus �lev�s tombent quelquefois dans la badinerie, quand la force de leur esprit vient � s'�teindre. Dans ce rang on doit mettre ce qu'il dit du sac o� Eole enferma les vents, & des compagnons d'Ulysse changez par Circ� en pourceaux, que Zo�le appelle de petits Cochons larmoyants. Il en est de m�me des colombes qui nourrirent Jupiter, comme un pigeonneau : de la disette d'Ulysse qui fut dix jours sans manger apr�s son naufrage, & de toutes ces absurdit�s qu'il conte du meurtre des amants de P�n�lope. Car tout ce qu'on peut dire � l'avantage de ces fictions, c'est que ce sont d'assez beaux songes, &, si vous voulez, des songes de Jupiter m�me. Ce qui m�a encore oblig� � parler de l'Odyss�e, c'est pour vous montrer que les grands po�tes, & les �crivains c�l�bres, quand leur esprit manque de vigueur pour le path�tique, s'amusent ordinairement � peindre les m�urs. C�est ce que fait Hom�re, quand il d�fait la vie que menaient les amants de P�n�lope dans la maison d�Ulysse. En effet toute cette description est proprement une esp�ce de com�die o� les diff�rents caract�res des hommes sont peints.

CHAPITRE VIII.

De la sublimit� qui se tire des circonstances.

Voyons si nous n'avons point encore quelque autre moyen par o� nous puissions rendre un discours sublime. Je dis donc, que comme naturellement rien n'arrive au monde qui ne soit toujours accompagn� de certaines circonstances, ce sera un secret infaillible pour arriver au grand, si nous savons faire � propos le choix des plus consid�rables, & si en les liant bien ensemble, nous en formons comme un corps. Car d'un c�t� ce choix, & de l�autre cet amas de circonstances choisies attachent fortement l'esprit.

Ainsi, quand Sapho veut exprimer les fureurs de l'amour, elle ramasse de tous cot�s les accidents qui suivent & qui accompagnent en effet cette passion: mais o� son adresse para�t principalement, c�est � choisir de tous ces accidents ceux qui marquent davantage l'exc�s & la violence de l'amour, & � bien lier tout cela ensemble.

Heureux ! qui pr�s de toi, pour toi seule soupire ;

Qui jouit du plaisir de t�entendre parler :

Qui te voit quelquefois doucement lui sourire.

Les Dieux, dans son bonheur peuvent-ils l��galer ?

Je sens de veine en veine une subtile flamme

Courir par tout mon corps, si t�t que je te vois :

Et dans les doux transports, o� s'�gare mon �me

 Je ne saurais trouver de langue, ni de voix

Un nuage confus se r�pand sur ma vue

Je n�entends plus, je tombe en de douces langueurs

Et passe y sans haleine, interdite, �perdue,

Un frisson me saisit, je tremble, je me meurs.

Mais quand on n�a plus rien, il faut tout hasarder, &c.

N'admirez-vous point comment elle ramasse toutes ces choses, l��me, le corps, l'ou�e, la langue, la vue, la couleur, comme si c'�taient autant de personnes diff�rentes & pr�tes � expirer ? Voyez de combien de mouvements contraires elle est agit�e, elle g�le, elle br�le, elle est folle, elle est sage ; ou elle est enti�rement hors d'elle-m�me, ou elle va mourir : en un mot on dirait quelle n'est pas �prise d'une simple passion, mais que son �me est un rendez-vous de toutes les passions & c'est en effet ce qui arrive � ceux qui aiment. Vous voyez donc bien, comme j'ai d�j� dit, que ce qui fait la principale beaut� de son discours, ce sont toutes ces grandes circonstances marqu�es � propos, & ramass�es avec choix. Ainsi quand Hom�re veut faire la description d�une temp�te, il a soin d'exprimer tout ce qui peut arriver de plus affreux dans une temp�te. Car par exemple l'auteur du po�me des Arimaspiens[12] pense dire des choses fort �tonnantes quand il s��crie :

O prodige �tonnante � fureur incroyable

Des hommes insens�s, sur de fr�les vaisseaux,

S�en vont loin de la terre habiter sur les eaux :

Et suivant sur la mer une route incertaine,

Courent chercher bien loin le travail & la peine.

Ils ne go�tent jamais de paisible repos.

Ils ont les yeux au Ciel, & l�esprit sur les flots :

Et les bras �tendus, les entrailles �mues,

Ils font souvent aux Dieux des pri�res perdues.

Cependant il n y a personne, comme je pense, qui ne voie bien que ce discours est en effet plus fard� & plus fleuri que grand & sublime. Voyons donc comment fait Hom�re, & consid�rons cet endroit entre plusieurs autres.

Comme l�on voit les flots soulev�s par l�orage,

Fondre sur un vaisseau qui s�oppose � leur rage.

Le vent avec fureur dans les voiles fr�mit,

La mer blanchit d �cume & l�air au loin g�mit

Le matelot troubl�, que fin art abandonne,

Croit voir dans chaque flot la mort qui l�environne.

Aratus a t�ch� d'ench�rir sur ce dernier vers, en disant :

Un bois mince & l�ger les d�fend de la mort.

Mais en fardant ainsi cette pens�e, il l�a rendue basse & fleurie de terrible qu'elle �tait. Et puis renfermant tout le p�ril dans ces mots, Un bois mince & l�ger les d�fend de la mort, il l'�loigne & le diminue plut�t qu'il ne l'augmente. Mais Hom�re ne met pas pour une seule fois devant les yeux le danger o� se trouvent les matelots ; il les repr�sente, comme en un tableau, sur le point d'�tre immerg�s � tous les flots qui s'�l�vent & imprime jusque dans ses mots & les syllabes, image du p�ril. Archiloque ne s�est point servi d'autre artifice dans la description de son naufrage non plus que D�mosth�ne dans cet endroit o� il d�crit le trouble des Ath�niens � la nouvelle de la prise d'�lat�e, quand il dit: Il �tait d�j� fort tard, &c. Car ils n'ont fait tous deux que trier, pour ainsi dire, & ramasser soigneusement les grandes circonstances, prenant garde � ne point inf�rer dans leurs discours de particularit�s basses & superflues, ou qui sentissent l'�cole. En effet, de trop s'arr�ter aux petites choses, cela g�te tout : & c'est comme du moellon ou des pl�tras qu'on aurait arrang�s, & comme entass�s les uns sur les autres pour �lever un b�timent.

CHAPITRE IX.

De l�amplification.

Entre les moyens dont nous avons parl�, qui contribuent au sublime, il faut aussi donner rang � ce qu'ils appellent amplification. Car quand la nature des sujets qu'on traite ou des causes qu'on plaide demande des p�riodes plus �tendues & compos�es de plus de membres, on peut s'�lever par degr�s, de telle forte qu'un mot ench�risse toujours sur l'autre. Et cette adresse peut beaucoup servir, ou pour traiter quelque lieu d'un discours, ou pour exag�rer, ou pour confirmer, ou pour mettre en jour un fait, ou pour manier une passion. En effet l'amplification se peut diviser en un nombre infini d'esp�ces, mais l'orateur doit savoir que pas une de ces esp�ces n'est parfaite de soi, s'il n'y a du grand & du sublime: si ce n'est lorsqu'on cherche � �mouvoir la piti�, ou que l'on veut ravaler le prix de quelque chose. Partout ailleurs si vous �tez � l'amplification ce qu'elle a de grand, vous lui arrachez, pour ainsi dire, l'�me du corps. En un mot d�s que cet appui vient � lui manquer, elle languit, & n'a plus ni force ni mouvement. Maintenant, pour plus grande nettet�, disons en peu de mots la diff�rence qu'il y a de cette partie � celle dont nous avons parl� dans le chapitre pr�c�dent, & qui, comme j'ai dit, n'est autre chose, qu'un amas de circonstances choisies que l'on r�unit ensemble ; et voyons par o� l'amplification en g�n�ral diff�re du grand & du sublime.

CHAPITRE X.

Ce que c�est qu�amplification.

Je ne saurais approuver la d�finition que lui donnent les ma�tres de l'art. L'amplification, disent-ils, est un discours qui augmente & agrandit les choses. Car cette d�finition peut convenir tout de m�me au sublime, au path�tique & aux figures: puisqu'elles donnent toutes au discours je ne sais quel caract�re de grandeur. Il y a pourtant bien de la diff�rence. Et premi�rement le sublime consiste dans la hauteur & l��l�vation : au lieu que l'amplification consiste aussi dans la multitude des paroles ; c'est pourquoi le sublime se trouve quelquefois dans une simple pens�e: mais l'amplification ne subsiste que dans la pompe & l'abondance. L'amplification donc, pour en donner ici une id�e g�n�rale, est un accroissement de paroles, que l�on peut tirer de toutes les circonstances particuli�res des choses & de tous les lieux de l�oraison, qui remplit le discours, & le fortifie, en appuyant far ce qu�on a d�j� dit. Ainsi elle diff�re de la preuve, en ce qu'on emploie celle-ci pour prouver la question, au lieu que l'amplification ne sert qu'� �tendre & � exag�rer *****************

La m�me diff�rence � mon avis est entre D�mosth�ne & Cic�ron pour le grand & le sublime, autant que nous autres Grecs pouvons juger des ouvrages d un Auteur Latin. En effet D�mosth�ne est grand en ce qu'il est ferr� & concis, & Cic�ron au contraire en ce qu'il est diffus &�tendu. On peut comparer ce Premier � cause de la violence, de la rapidit�, de la force, & de la v�h�mence avec laquelle il ravage, pour ainsi dire, & emporte tout, � une temp�te & � un foudre. Pour Cic�ron, � mon sens, il ressemble � un grand embrasement qui se r�pand par tout, & s'�l�ve en l'air, avec un feu dont la violence dure & ne s'�teint point: qui fait de diff�rents effets, selon les diff�rents endroits o� il se trouve, mais qui se nourrit n�anmoins & s'entretient toujours dans la diversit� des choses o� il s'attache. Mais vous pouvez mieux juger de cela que moi. Au reste le sublime de D�mosth�ne vaut sans doute bien mieux dans les exag�rations fortes, & les violentes passions : quand il faut, pour ainsi dire, �tonner l'auditeur. Au contraire l'abondance est meilleure, lorsqu'on veut, si j'ose me servir de ces termes r�pandre une ros�e agr�able dans les esprits. Et certainement un discours diffus est bien plus propre pour les lieux communs, les p�roraisons, les digressions, & g�n�ralement pour tous ces discours qui se font dans le genre d�monstratif. Il en est de m�me pour les histoires, les trait�s de physique & plusieurs autres semblables mati�res.

CHAPITRE XI

De l�imitation.

Pour retourner � notre discours. Platon dont le style ne laisse pas d'�tre fort �lev�, bien qu'il coule sans �tre rapide & sans faire de bruit, nous a donn� une id�e de ce style que vous ne pouvez ignorer, si vous avez lu les livres de sa R�publique. Ces hommes malheureux, dit-il quelque part, qui ne savent ce que c�est que de sagesse ni de vertu, & qui sont continuellement plong�s dans les festins & dans la d�bauche, vont toujours de pis en pis, et errent enfin toute leur vie. La v�rit� n�a point pour eux d�attraits ni de charmes : Ils n�ont jamais lev� les yeux pour la regarder ; en un mot ils n�ont jamais go�t� de pur ni de solide plaisir. Ils sont comme des b�tes qui regardent toujours en bas, qui sont courb�es vers la Terre, ils ne songent qu�� manger, & � repa�tre, qu�� satisfaire leurs passions brutales, & dans l�ardeur de les rassasier, ils regimbent, ils �gratignent, ils se battent � coups d'ongles & de cornes de fer, & p�rissent � la fin par leur gourmandise insatiable.

Au reste ce philosophe nous a encore enseign� un autre chemin, si nous ne voulons point le n�gliger, qui nous peut conduire au sublime. Quel est ce chemin ? c'est l�imitation & l'�mulation des po�tes & des �crivains illustres qui ont v�cu devant nous. Car c'est le but que nous devons toujours nous mettre devant les yeux.

Et certainement il s'en voit beaucoup que l'esprit d�autrui ravit hors d'eux-m�mes, comme on dit qu'une sainte fureur saisit la pr�tresse d'Apollon sur le sacr� Trepi�. Car on tient qu'il y a une ouverture en terre d'o� sort un souffle, une vapeur toute c�leste qui la remplit sur le champ d'une vertu divine, & lui fait prononcer des oracles. De m�me ces grandes beaut�s que nous remarquons dans les ouvrages des anciens sont comme autant de sources sacr�es, d'o� il s'�l�ve des vapeurs heureuses qui se r�pandent dans l��me de leurs imitateurs, & animent les esprits m�mes naturellement les moins �chauff�s: si bien que dans ce moment ils sont comme ravis & emport�s de l�enthousiasme d'autrui. Ainsi voyons-nous qu'H�rodote & devant lui St�sichore & Archiloque ont �t� grands imitateurs d'Hom�re. Platon n�anmoins est celui de tous qui l'a le plus imit� : car il a puis� dans ce po�te, comme dans une vive source, dont il a d�tourn� un nombre infini de ruisseaux : & j'en donnerais des exemples si Amonius n�en avait d�j� rapport� plusieurs.

Au reste on ne doit point regarder cela comme un larcin, mais comme une belle id�e qu'il a eue, & qu'il s'est form�e sur les m�urs, l'invention, & les ouvrages d'autrui. En effet jamais, � mon avis, il ne dit de si grandes choses dans ses trait�s de philosophie, que quand du simple discours passant � des expressions & � des mati�res po�tiques, il vient, s'il faut ainsi dire, comme un nouvel athl�te, disputer de toute sa force le prix � Hom�re, c'est � dire � celui qui �tait d�j� l'admiration de tous les si�cles. Car bien qu'il ne le fasse peut-�tre qu'avec un peu trop d'ardeur, & comme on dit, les armes � la main; cela ne laisse pas n�anmoins de lui servir beaucoup, puisque enfin, selon H�siode :

La noble jalousie est utile aux mortels.

Et n'est-ce pas en effet quelque chose de bien glorieux & bien digne d'une �me noble, que de combattre pour l'honneur & le prix de la victoire, avec ceux qui nous ont pr�c�d�s ? puisque dans ces sortes de combats on peut m�me �tre vaincu sans honte.

CHAPITRE XII.

De la mani�re d�imiter.

Toutes les fois donc que nous voulons travailler � un ouvrage qui demande du grand & du sublime, il est bon de faire cette r�flexion. Comment est-ce qu'Hom�re aurait dit cela ? Qu�auraient fait Platon, D�mosth�ne ou Thucydide m�me, s'il est question d'histoire, pour �crire ceci en style sublime? Car ces grands hommes que nous nous proposons � imiter, se pr�sentant de la sorte � notre imagination, nous servent comme de flambeau, & souvent nous �l�vent l'�me presque aussi haut que l'id�e que nous avons con�ue de leur g�nie. Surtout si nous nous imprimons bien ceci en nous-m�mes. Que penseraient Hom�re ou D�mosth�ne de ce que je dis s'ils m'�coutaient & quel jugement feraient-ils de moi?

En effet ce sera un grand avantage pour nous, si nous pouvons nous figurer que nous allons, mais s�rieusement, rendre compte de nos �crits devant un si c�l�bre tribunal, & sur un th��tre o� nous avons de tels h�ros pour juges & pour t�moins. Mais un motif encore plus puissant pour nous exciter, c'est de songer au jugement que toute la post�rit� fera de nos �crits. Car si un homme, dans la crainte de ce jugement, ne se soucie pas qu'aucun de ses ouvrages vive plus que lui : son esprit ne saurait rien produire que des avortons aveugles & imparfaits, & il ne se donnera jamais la peine d'achever des ouvrages, qu�il ne fait point pour passer jusqu�� la derni�re post�rit�.

CHAPITRE XIII.

Des images.

Ces images, que d'autres appellent teintures ou fictions, sont aussi d'un grand artifice pour donner du poids, de la magnificence, & de la force au discours. Ce mot image se prend en g�n�ral, pour toute pens�e propre � produire une expression, & qui fait une peinture � l'esprit de quelque mani�re que ce soit. Mais il se prend encore dans un sens plus particulier & plus resserr� ; pour ces discours que l�on fait, lorsque par un enthousiasme & un mouvement extraordinaire de l'�me s�il semble que nous voyons les choses dont nous parlons, & que nous les mettons devant les yeux de ceux qui �coutent,

Au reste vous devez savoir que les images dans la rh�torique, ont tout un autre usage que parmi les po�tes. En effet le but qu'on s'y propose dans la po�sie, c'est l'�tonnement & la surprise : au lieu que dans la prose c'est de bien peindre les choses, & de les faire voir clairement. Il y a pourtant cela de commun, qu'on tend � �mouvoir en l�une & en l'autre rencontre.

M�re cruelle arr�te, �loigne de mes yeux

Ces villes de l'enfer, ces spectres odieux.

Ils viennent : je les vois : mon supplice s�appr�te.

Mille horribles fervents leur sifflent sur la t�te.[13]

Et ailleurs.

O� fuirai-je ? Elle vient. Je la vois. Je suis mort.

Le Po�te en cet endroit ne voyait pas les Furies: cependant il en fait une image si na�ve, qu'il les fait presque voir aux auditeurs. Et v�ritablement je ne saurais pas bien dire si Euripide est aussi heureux � exprimer les autres passions, mais pour ce qui regarde l'amour & la fureur, c'est � quoi il s'est �tudi� particuli�rement, & il y a fort bien r�ussi. Et m�me en d'autres rencontres il ne manque pas quelquefois de hardiesse � peindre les choses. Car bien que son esprit de lui-m�me ne soit pas port� au grand, il corrige son naturel, & le force d'�tre tragique & relev�, principalement dans les grands sujets : de sorte qu'on lui peut appliquer ces vers du po�te :

A l�aspect du p�ril, au combat il s�anime :

Et le poil h�riss�, les yeux �tincelants,

De sa queue il se bat les c�t�s & les flancs.

Comme on le peut remarquer dans cet endroit o� le soleil parle ainsi � Pha�ton, en lui mettant entre les mains les r�nes de ses chevaux.

Prends garde qu�une ardeur trop funeste � ta vie

Ne t'emporte au dessus de l�aride Lybie

L� jamais d�aucune eau le sillon arros�

Ne rafra�chit mon char dans sa course embras�e

Et dans ces vers suivants.

Aussit�t devant toi s'offriront sept �toiles

Dresse par l� ta course, & suis le droit chemin:

Pha�ton, � ces mots, prend les r�nes en main.

De ses chevaux ai/les il bat les flancs agiles.

Les coursiers du Soleil � sa voix sont dociles,

Ils vont: le char s��loigne, & plus prompt qu�un �clair.

P�n�tre en un moment les vastes champs de l�air.

Le p�re cependant plein d'un trouble funeste,

Le voit rouler de loin sur la plaine c�leste

Lui montre encore sa route, & du plus haut des deux,

Le fait autant qu'il peut de la voix & des yeux.

Va par l�, lui dit-il, Reviens : D�tourne: Arr�te

Ne diriez vous pas que l��me du po�te monte sur le char avec Pha�ton, qu'elle partage tous les p�rils, & qu'elle vole dans l'air avec les chevaux? car s'il ne les suivait dans les Cieux, s'il n'assistait � tout ce qui s�y passe pourrait-il peindre la chose comme il fait ? Il en est de m�me de cet endroit de sa Cassandre qui commence par :

Mais � braves Troyens, &c.

Eschyle a quelquefois aussi des hardiesses & des imaginations tout � fait nobles & h�ro�ques : comme on le peut voir dans la Trag�die intitul�e Les Sept devant Th�bes, o� un courrier venant apporter � �t�ocle la nouvelle de ces sept chefs qui avaient tous impitoyablement jur�, pour ainsi dire, leur propre mort, s'explique ainsi.

Sur un bouclier noir sept chefs impitoyables,

�pouvantent les Dieux de serments effroyables

Pr�s d'un Taureau mourant qu'ils viennent d��gorger

Tous la main dans le sang jurent de se venger,

Ils en jurent, la Peur, le Dieu Mars, & Bellone

Au reste bien que ce po�te, pour vouloir trop s'�lever, tombe assez souvent dans des pens�es rudes, grossi�res & mal polies : toutefois Euripide, par une noble �mulation, s'expose quelquefois aux m�mes p�rils. Par exemple dans Eschyle le palais de Lycurgue est �mu & entre en fureur, � la vue de Bacchus.

Le palais en fureur mugit � son aspect.

Euripide emploie cette m�me pens�e d�une autre mani�re, en l�adoucissant n�anmoins.

La montagne � leurs cris r�pond en mugissant.

Sophocle n'est pas moins excellent � peindre les choses, comme on le peut voir dans la description qu'il nous a laiss�e d'Oedipe mourant & s'ensevelissant lui-m�me au milieu d'une temp�te prodigieuse, & dans cet autre endroit o� il d�peint l'apparition d'Achille sur son tombeau, dans le moment que les Grecs allaient lever l'ancre. Je doute n�anmoins pour cette apparition, que jamais personne en ait fait une description plus vive que Simonide : mais nous n'aurions jamais fait, si nous voulions �taler ici tous les exemples que nous pourrions rapporter � ce propos,

Pour retourner � ce que nous disions, les images dans la po�sie sont pleines ordinairement d'accidents fabuleux, & qui passent toute forte de cr�ance : au lieu que dans la rh�torique le beau des images, c'est de repr�senter la chose comme elle s'est pass�e, & telle qu'elle est dans la v�rit�. Car une invention po�tique & fabuleuse dans une oraison tra�ne n�cessairement avec foi des digressions grossi�res & hors de propos & tombe dans une extr�me absurdit�. C�est pourtant ce que cherchent aujourd'hui nos orateurs. Ils voient quelquefois les Furies, ces grands orateurs, aussi bien que les po�tes tragiques, & les bonnes gens ne prennent pas garde que quand Oreste dit dans Euripide:

Toi qui dans les Enfers me veux pr�cipiter,

D�esse, cesse enfin de me pers�cuter ;

il ne s'imagine voir toutes ces choses, que parce qu'il n'est pas dans son bon sens. Quel est donc l'effet des images dans la rh�torique? C�est qu�outre plusieurs autres propri�t�s, elles ont cela qu'elles animent & �chauffent le discours. Si bien qu'�tant m�l�es avec art dans les preuves, elles ne persuadent pas seulement; mais elles domptent, pour ainsi dire, elles soumettent l'auditeur. Si un homme, dit un orateur, a entendu un grand bruit devant le Palais, & qu�un autre � m�me temps vienne annoncer que les prisons sont ouvertes, & que les prisonniers de guerre se sauvent : il n�y a point de vieillard si charg� d'ann�es ni de jeune homme si indiff�rent, qui ne coure de toute sa force au secours. Que si quelqu'un sur ces entrefaites leur montre l�Auteur de ce d�sordre: c�est fait de ce malheureux s�il faut qu'il p�risse sur le champ, & l�on ne lui donne pas le temps de parler.

Hyp�ride s'est servi de cet artifice dans l'oraison o� il rend compte de l'ordonnance qu'il fit faire, apr�s la d�faite de Ch�ron�e, qu'on donnerait la libert� aux esclaves. Ce n�est point, dit-il, un orateur qui a fait passer cette loi : c�est la bataille, c�est la d�faite de Ch�ron�e. Au m�me temps qu'il prouve la chose par raison, il fait une image, & par cette proposition qu'il avance, il fait plus que persuader & que prouver. Car comme en toutes choses on s'arr�te naturellement � ce qui brille & �clate davantage, l'esprit de l'auditeur est ais�ment entra�n� par cette image qu'on lui pr�sente au milieu d'un raisonnement, & qui lui frappant l'imagination, l'emp�che d'examiner de si pr�s la force des preuves, � cause de ce grand �clat dont elle couvre & environne le discours. Au reste il n'est pas extraordinaire que cela fasse cet effet en nous, puisqu'il est certain que de deux corps m�l�s ensemble celui qui a le plus de force attire toujours � soi la vertu & la puissance de l'autre. Mais c'est assez parl� de cette sublimit� qui consiste dans les pens�es, & qui vient, comme j�ai dit, ou de la Grandeur d'�me, ou de l'Imitation ou de l�imagination.

 

CHAPITRE XIV.

Des figures & premi�rement de l�apostrophe.

Il faut maintenant parler des figures, pour suivre l'ordre que nous nous sommes prescrit : car, comme j'ai dit, elles ne sont pas une des moindres parties du sublime, lorsqu'on leur donne le tour qu'elles doivent avoir. Mais ce serait un ouvrage de trop longue haleine, pour ne pas dire infini, si nous voulions faire ici une exacte recherche de toutes les figures qui peuvent avoir place dans le discours. C�est pourquoi nous nous contenterons d'en parcourir quelques-unes des principales, je veux dire, celles qui contribuent le plus au sublime : seulement afin de faire voir que nous n'avan�ons rien que de vrai, D�mosth�ne veut justifier si conduite, & prouver aux Ath�niens, qu'ils n'ont point failli en livrant bataille � Philippe. Quel �tait l'air naturel d'�noncer la chose ? Vous n�avez point failli, pouvait-il dire, Messieurs, en combattant au p�ril de vos vies pour la libert� & le salut de toute la Gr�ce, & vous en avez, des exemples qu�on ne saurait d�mentir. Car on ne peut pas dire que ces grands hommes aient failli, qui ont combattu pour la m�me cause dans les plaines de Marathon, � Salamine & devant Plat�es. Mais il en use bien d'une autre forte, & tout d'un coup, comme s'il �tait inspir� d'un Dieu, & poss�d� de l'esprit d'Apollon m�me, il s'�crie en jurant par ces vaillants d�fenseurs de la Gr�ce. Non, Messieurs, non, vous n�avez point failli. J'en jure parles m�nes de ces grands hommes qui ont combattu pour la m�me cause dans les plaines de Marathon. Par cette seule forme de serment, que j'appellerai ici apostrophe, il d�ifie ces anciens citoyens dont il parle, & montre en effet, qu'il faut regarder tous ceux qui meurent de la sorte, comme autant de dieux par le nom desquels on doit jurer. Il inspire � ses juges l'esprit & les sentiments de ces illustres morts, & changeant l'air naturel de la preuve en cette grande & path�tique mani�re d'affirmer par des serments si extraordinaires, si nouveaux, si dignes de foi, il fait entrer dans l��me de ses auditeurs comme une esp�ce de contrepoison & d'antidote qui en chasse toutes les mauvaises impressions. Il leur �l�ve le courage par des louanges. En un mot il leur fait concevoir qu'ils ne doivent pas moins s'estimer de la bataille qu'ils ont perdue contre Philippe, que des victoires qu'ils ont remport�es � Marathon & � Salamine & par tous ces diff�rents moyens renferm�s dans une seule figure, il les entra�ne dans son parti. Il y en a pourtant qui pr�tendent que l'original de ce serment se trouve dans Eupolis, quand il dit:

On ne me verra plus afflig� de leur joie.

J�en jure mon combat aux champs de Marathon.

Mais il n'y a pas grande finesse � jurer simplement. Il faut voir o�, comment, en quelle occasion, & pourquoi on le fait. Or dans le passage de ce po�te il n'y a rien autre chose qu�un simple serment. Car il parle l� aux Ath�niens heureux, & dans un temps o� ils n'avaient pas besoin de consolation. Ajoutez que par ce serment il ne traite pas, comme D�mosth�ne, ces grands hommes d'immortels, & ne songe point � faire na�tre dans l��me des Ath�niens, des sentiments dignes de la vertu de leurs anc�tres : vu qu'au lieu de jurer par le nom de ceux qui avaient combattu, il s'amuse � jurer par une chose inanim�e, telle qu'est un combat. Au contraire dans D�mosth�ne ce serment est fait directement pour rendre le courage aux Ath�niens vaincus, & pour emp�cher qu'ils ne regardassent dor�navant, comme un malheur, la bataille de Ch�ron�e. De sorte que, comme j'ai d�j� dit, dans cette seule figure, il leur prouve par raison qu'ils n'ont point failli, il leur en fournit un exemple, & il le leur confirme par des serments, il fait leur �loge & il les exhorte � la guerre contre Philippe.

Mais comme on pouvait r�pondre � notre orateur, il s'agit de la bataille que nous avons perdue contre Philippe, durant que vous maniiez les affaires de la R�publique, & vous jurez par les victoires que nos anc�tres ont remport�es. Afin donc de marcher s�rement, il a soin de r�gler ses paroles, & n'emploie que celles qui lui sont avantageuses : faisant voir, que m�me dans les plus grands emportements, il faut �tre sobre & retenu. En disant donc que leurs anc�tres avaient combattu par terre � Marathon & par mer � Salamine, avaient donn� bataille pr�s d'Art�mise & de Plat�es : il se garde bien de dire qu�ils en fussent sortis victorieux. Il a soin de taire l'�v�nement qui avait �t� aussi heureux en toutes ces batailles, que funeste � Ch�ron�e ; & pr�vient m�me l'auditeur en poursuivant ainsi. Tous ceux, � Eschine, qui sont p�ris en ces rencontres, ont �t� enterr�s aux d�pens de la R�publique, & non pas seulement ceux dont la fortune a second� la valeur.

 

CHAPITRE XV.

Que les figures ont besoin du sublime pour les soutenir.

Il ne faut pas oublier ici une r�flexion que j'ai faite, & que je vais vous expliquer en peu de mots : c est que si les figures naturellement soutiennent le sublime, le sublime de son c�t� soutient merveilleusement les figures : mais o�, & comment, c'est ce qu�il faut dire.

En premier lieu, il est certain qu'un discours ou les figures sont employ�es toutes seules, est de soi-m�me suspect d�adresse, d'artifice, & de tromperie. Principalement lorsqu'on parle devant un juge souverain, & surtout si ce juge est un grand seigneur, comme un tyran, un roi, ou un g�n�ral d'arm�e : car il con�oit en lui-m�me une certaine indignation contre l'orateur, & ne saurait souffrir qu'un ch�tif rh�toricien entreprenne de le tromper, comme un enfant, par de grossi�res finesses. Et m�me il est � craindre quelquefois, que prenant tout cet artifice pour une esp�ce de m�pris, il ne s'effarouche enti�rement : & bien qu'il retienne sa col�re, & se laisse un peu amollir aux charmes du discours, il a toujours une forte r�pugnance � croire ce qu'on lui dit. C�est pourquoi il n'y a point de figure plus excellente que celle qui est tout � fait cach�e, & lorsqu'on ne reconna�t point que c'est une figure. Or il n'y a point de secours ni de rem�de plus merveilleux pour l'emp�cher de para�tre, que le sublime & le path�tique, par ce que l'art ainsi renferm� au milieu de quelque chose de grand & d'�clatant, a tout ce qui lui manquait, & n'est plus suspect d'aucune tromperie. Je ne vous en saurais donner un meilleur exemple que celui que j'ai d�j� rapport�.

J'en jure par les m�nes de ces grands hommes, &c.

Comment est-ce que l'Orateur a cach� la figure dont il se sert ? N'est-il pas ais� de reconna�tre que c'est par l'�clat m�me de sa pens�e? Car comme les moindres lumi�res s'�vanouissent, quand le soleil vient � �clairer ; de m�me toutes ces subtilit�s de rh�torique disparaissent � la vue de cette grandeur qui les environne de tous c�t�s. La m�me chose � peu pr�s arrive dans la peinture. En effet qu'on tire plusieurs lignes parall�les sur un m�me plan, avec les jours & les ombres : il est certain que ce qui se pr�sentera d'abord � la vue, ce sera le lumineux � cause de son grand �clat qui fait qu�il semble sortir hors du tableau, & s'approcher en quelque fa�on de nous. Ainsi le sublime & le path�tique, soit par une affinit� naturelle qu'ils ont avec les mouvements de notre �me, soit � cause de leur brillant, paraissent davantage & semblent toucher de plus pr�s notre esprit que les figures, dont ils cachent l'art, & qu'ils mettent comme � couvert.

CHAPITRE XVI.

Des interrogations.

Que dirai-je des demandes & des interrogations? Car qui peut nier que ces sortes de figures ne donnent beaucoup plus de mouvement, d'action, & de force au discours ? Ne voulez-vous jamais faire autre chose, dit D�mosth�ne aux Ath�niens, qu�aller par la ville vous demander les uns aux autres : Que dit-on de nouveau ? & que peut-on vous apprendre de plus nouveau, que ce que vous voyez ? Un homme de Mac�doine se rend ma�tre des Ath�niens, & fait la loi � toute la Gr�ce. Philippe est-il mort ? dira l�un : Non, r�pondra l�autre, il n�est que malade. H�, que vous importe, Messieurs, qu'il vive ou qu�il meure ? Quand le ciel vous en aurait d�livr�s, vous-vous feriez bient�t vous m�me un autre Philippe. Et ailleurs. Embarquons-nous pour la Mac�doine, mais o� aborderons-nous, dira quelqu'un, malgr� Philippe ? La guerre m�me, Messieurs, nous d�couvrira par o� Philippe est facile � vaincre. S'il e�t dit la chose simplement, son discours n�e�t point r�pondu � la majest� de l'affaire dont il parlait : au lieu que par cette divine & violente mani�re de se faire des interrogations & de se r�pondre sur le champ � soi-m�me, comme si c'�tait une autre personne, non seulement il rend ce qu'il dit plus grand & plus fort, mais plus plausible & plus vraisemblable. Car le path�tique ne fait jamais plus d'effet que lorsqu'il semble que l'orateur ne le recherche pas, mais que c'est l�occasion qui le fait na�tre. Or il n'y a rien qui imite mieux la passion que ces sortes d'interrogations & de r�ponses. Car ceux qu'on interroge sur une chose dont ils savent la v�rit�, sentent naturellement une certaine �motion qui fait que sur le champ ils se pr�cipitent de r�pondre. Si bien que par cette figure l'auditeur est adroitement tromp�, & prend les discours les plus m�dit�s pour des choses dites sur l'heure & dans la chaleur * * * *. Il n'y a rien encore qui donne plus de mouvement au discours que d'en �ter les liaisons. En effet un discours que rien ne lie & n'embarrasse, marche & coule de soi-m�me, & il s'en faut peu qu'il n'aille quelquefois plus vite que la pens�e m�me de l'orateur. Ayant approch� leurs boucliers les uns des autres, dit X�nophon, ils recalaient, ils combattaient, ils tuaient, ils mouraient ensemble. Il en est de m�me de ces paroles d'Euryloque � Ulysse dans Hom�re.

Nous avons par ton ordre � pas pr�cipit�s

Parcouru de ces bois les sentiers �cart�s :

Nous avons dans le fond d'une sombre vall�e

D�couvert de Circ� la maison recul�e.

Car ces p�riodes ainsi coup�es & prononc�es n�anmoins avec pr�cipitation, sont les marques d'une vive douleur, qui l'emp�che en m�me temps, & le force de parler. C'est ainsi qu'Hom�re sait �ter o� il faut les liaisons du discours.

CHAPITRE XVII.

Du m�lange des figures.

Il n'y a encore rien de plus fort pour �mouvoir, que de ramasser ensemble plusieurs figures. Car deux ou trois figures ainsi m�l�es entrant par ce moyen dans une esp�ce de soci�t� se communiquent les unes aux autres de la force, des gr�ces & de l'ornement: comme on le peut voir dans ce passage de l'oraison de D�mosth�ne contre Midias, ou en m�me temps il �te les liaisons de son discours & m�le, ensemble les figures de r�p�tition & de description. Car tout homme, dit cet orateur, qui en outrage un autre, fait beaucoup de choses du geste, des yeux, de la voix, que celui qui a �t� outrag� ne saurait peindre dans un r�cit. Et de peur que dans la suite, son discours ne vint � se rel�cher & sachant bien que l'ordre appartient � un esprit rassis, & qu'au contraire le d�sordre est la marque de la passion qui n'est en effet elle-m�me qu'un trouble & une �motion de l'�me, il poursuit dans la m�me diversit� de figures, Tant�t il le frappe comme ennemi, tant�t pour lui faire insulte, tant�t avec les poings, tant�t au visage. Par cette violence de paroles ainsi entass�es les unes sur les autres l'orateur ne touche & ne remue pas moins puissamment ses juges, que s'ils le voyaient frapper en leur pr�sence. Il revient � la charge, & poursuit comme une temp�te. Ces affronts �meuvent ces affronts transportent un homme de c�ur & qui n�est point accoutum� aux injures. On ne saurait exprimer par des paroles l��normit� d'une telle action. Par ce changement continuel, il conserve partout le caract�re de ces figures turbulentes : tellement que dans son ordre il y a un d�sordre, & au contraire dans son d�sordre il y a un ordre merveilleux. Qu�ainsi ne soit, mettez par plaisir les conjonctions � ce passage, comme sont les disciples d'Isocrate. Et certainement il ne faut pas oublier, que celui qui en trace un autre fait beaucoup de choses, premi�rement par le geste, ensuite par les yeux, & enfin par la voix m�me, &c,... Car en �galant & aplanissant ainsi toutes choses par le moyen des liaisons, vous verrez que d'un path�tique fort & violent, vous tomberez clans une petite aff�terie de langage qui n'aura ni pointe ni aiguillon, & que toute la force de votre discours s'�teindra aussit�t d'elle-m�me. Et comme il est certain, que si on liait le corps d'un homme qui court on lui ferait perdre toute sa force ; de m�me si vous allez embarrasser une passion de ces liaisons & de ces particules inutiles, elle les souffre avec peine, vous lui �tez la libert� de sa course, & cette imp�tuosit� qui la faisait marcher avec la m�me violence, qu'un trait lanc� par une machine.

CHAPITRE XVIII.

Des hyperbates.

Il faut donner rang aux hyperbates. L'hyperbate n'est autre chose que la Transposition des pens�es ou des paroles dans l�ordre & la suite d�un discours. Et cette figure porte avec foi le caract�re v�ritable d'une passion forte & violente. En effet, voyez tous ceux qui sont �mus de col�re, de frayeur, de d�pit, de jalousie, ou de quelque autre paillon que ce soit: car il y en a tant que l�on n'en sait pas le nombre, leur �crit est dans une agitation continuelle. � peine ont-ils form� un dessein qu'ils en con�oivent aussit�t un autre, & au milieu de celui-ci s'en proposant encore de nouveaux, o� il n'y a ni raison ni rapport, ils reviennent souvent � leur premi�re r�solution. La passion en eux est comme un vent l�ger & inconstant qui les entra�ne, & les fait tourner sans cesse de c�t� & d'autre : si bien que dans ce flux & ce reflux perp�tuel de sentiments oppos�s, ils changent � tous moments d�pens�e & de langage, & ne gardent ni ordre, ni suite dans leurs discours.

Les habiles �crivains, pour imiter ces mouvements de la nature, se fervent des hyperbates. Et � dire vrai, l'art n'est jamais dans un plus haut degr� de perfection, que lorsqu'il ressemble si fort � la nature, qu'on le prend pour la nature m�me; & au contraire la nature ne r�ussit jamais mieux que quand l'art est cach�.

Nous voyons un bel exemple de cette transposition dans H�rodote, o� Denys Phoc�en parle ainsi aux Ioniens. En effet nos affaires sont r�duites � la derni�re extr�mit�, Messieurs. Il faut n�cessairement que nous soyons libres ou esclaves & esclaves mis�rables. Si donc vous voulez �viter les malheurs qui vous menacent il faut sans diff�rer embrasser le travail & la fatigue, & acheter votre libert� par la d�faite de vos ennemis. S'il e�t voulu suivre l�ordre naturel, voici comme il e�t parl�. Messieurs, il est maintenant temps d'embrasser le travail & la fatigue : Car enfin nos affaires sont r�duites � la derni�re extr�mit�, &c. Premi�rement donc il transporte ce mot Messieurs, & ne l'ins�re qu'imm�diatement apr�s leur avoir jet� la frayeur dans l��me: comme si la grandeur du p�ril lui avait fait oublier la civilit� qu�on doit � ceux � qui l'on parle, en commen�ant un discours. Ensuite il renverse l'ordre des pens�es. Car avant que de les exhorter au travail, qui est pourtant son but, il leur donne la raison qui les y doit porter: En effet nos affair�s sont r�duites � la derni�re extr�mit� afin qu'il ne semble pas que ce soit un discours �tudi� qu�il leur apporte: mais que c'est la passion qui le force de parler sur le champ. Thucydide a aussi des hyperbates fort remarquables, & s'entend admirablement � transposer les choses qui semblent unies du lien le plus naturel, & qu'on dirait ne pouvoir �tre s�par�es.

Pour D�mosth�ne, qui est d'ailleurs bien plus retenu que Thucydide, il ne l'est pas en cela, & jamais personne n'a plus aim� les hyperbates. Car dans la passion qu'il a de faire para�tre que tout ce qu'il dit est dit sur le champ, il tra�ne sans cesse l'auditeur, par les dangereux d�tours de ses longues transpositions. Assez souvent donc il suspend sa premi�re pens�e comme s'il affectait tout expr�s le d�sordre : & entrem�lant au milieu de son discours plusieurs choses diff�rentes qu'il va quelquefois chercher, m�me hors de son sujet, il met la frayeur dans l'�me de l'auditeur qui croit que tout ce discours va tomber, & l�int�resse malgr� lui dans le p�ril o� il pense voir l'orateur. Puis tout d'un coup & lorsqu'on ne s�y attendait plus, disant � propos ce qu'il y avait si longtemps qu'on cherchait ; par cette transposition �galement adroite & dangereuse, il touche bien davantage que s'il e�t gard� un ordre dans ses paroles, & il y a tant d'exemples de ce que je dis que je me dispenserai d'en rapporter.

CHAPITRE XIX.

Du changement de nombre.

Il n'en faut pas moins dire de ce qu'on appelle; diversit�s de cas, collections, renversements, gradations, & de toutes ces autres figures, qui �tant comme vous savez, extr�mement fortes & v�h�mentes, peuvent beaucoup servir par cons�quent � orner le discours, & contribuent en toutes mani�res au grande au path�tique. Que dirai-je des changements de cas, de temps, de personnes, de nombre, & de genres.

En effet qui ne voit combien toutes ces choses sont propres � diversifier & � ranimer l'expression ? Par exemple pour ce qui regarde le changement de nombre, ces singuliers dont la terminaison est singuli�re, mais qui ont pourtant, � les bien prendre, la force & la vertu des pluriels.

Aussit�t un grand peuple accourant sur le port

Ils firent de leurs cris retentir les rivages.

Et ces singuliers sont d'autant plus dignes de remarque, qu'il n'y a rien quelquefois de plus magnifique que les pluriels. Car la multitude qu'ils renferment leur donne du son & de l'emphase. Tels sont ces pluriels qui sortent de la bouche d'Oedipe dans Sophocle.

Hymen, funeste Hymen tu m�as donn� la vie

Mais dans ces m�mes flancs ou je fus enferm�

Tu fais rentrer ce sang dont tu m�avais form�.

Et par l� tu produis & des fils & des p�res,

Des fr�res, des maris, des femmes & des m�res,

Et tout ce que du sort la maligne fureur,

Fit jamais voir au jour & de honte & d'horreur.

Tous ces diff�rents noms ne veulent dire qu'une seule personne, c'est � savoir Oedipe d'une part, & sa m�re Jocaste de l'autre. Cependant par le moyen de ce nombre ainsi r�pandu & multipli� en diff�rents pluriels, il multiplie en quelque fa�on les infortunes d'Oedipe. C'est par un m�me pl�onasme qu'un po�te a dit :

On vit les Sarp�dons et les Hectors para�tre.

Il en faut dire autant de ce passage de Platon � propos des Ath�niens, que j'ai rapport� ailleurs. Ce ne sont point des Pelops, des Cadmus, des Egyptes, des Danaus, ni des hommes n�s barbares qui demeurent avec nous. Nous sommes tous Grecs, �loign�s du commerce et de la fr�quentation des nations �trang�res, qui habitons une m�me ville, &c.

En effet tous ces pluriels ainsi ramass�s ensemble nous font concevoir une bien plus grande id�e des choses. Mais il faut prendre garde � ne faire cela que bien � propos, & dans les endroits o� il faut amplifier ou multiplier, ou exag�rer, & dans la passion c'est-�-dire quand le sujet est susceptible d'une de ces choses ou de plusieurs. Car d'attacher partout ces cymbales & ces sonnettes cela sentirait trop son sophiste.

CHAPITRE XX.

Des pluriels r�duits en singuliers.

On peut aussi tout au contraire r�duire les pluriels en singuliers, & cela a quelque chose de fort grand. Tout le P�loponn�se, dit D�mosth�ne, �tait alors divis� en factions. Il en est de m�me de ce passage d'H�rodote. Phrynichus faisant repr�senter sa trag�die intitul�e la Prise de Milet, tout le th��tre se fondit en larmes. Car de ramasser ainsi plusieurs choses en une, cela donne plus de corps au discours. Au reste je tiens que pour l'ordinaire c'est une m�me raison qui fait valoir ces deux diff�rentes figures. En effet soit qu'en changeant les singuliers, en pluriels, d'une seule chose vous en fassiez plusieurs : soit qu'en ramassant des pluriels dans un seul nom singulier qui sonne agr�ablement � l'oreille, de plusieurs choses vous n'en fassiez qu'une, ce changement impr�vu marque la passion.

CHAPITRE XXI.

Du changement de temps.

Il en est de m�me du changement de temps : lorsqu�on parle d'une chose pass�e, comme si elle se faisait pr�sentement: parce qu'alors ce n'est plus une narration que vous faites, c'est une action qui se passe � l�heure m�me. Un soldat, dit X�nophon, �tant tomb� sous le cheval de Cyrus, & �tant foul� aux pieds de ce cheval, il lui donne un coup d'�p�e dans le ventre. Le cheval bless� se d�m�ne & secoue son ma�tre. Cyrus tombe. Cette figure est fort fr�quente dans Thucydide.

CHAPITRE XXII.

Du changement de personnes.

Le changement de personnes n'est pas moins path�tique. Car il fait que l'auditeur assez souvent se croit voir lui m�me au milieu du p�ril.

Vous diriez � les voir pleins d'une ardeur si belle,

Qu�ils retrouvent toujours une vigueur nouvelle

Que rien ne les saurait ni vaincre ni lasser

Et que leur long combat ne fait que commencer*

Et dans Aratus.

Ne t'embarque jamais durant ce triste mois.

Cela se voit encore dans H�rodote. A la sortie de la ville El�phantine, dit cet Historien, du c�t� qui va en montant, vous rencontrez d'abord une colline, &c. De l� vous descendez dans une plaine : Quand vous l�aurez travers�e, vous pouvez vous embarquer tout de nouveau, & en douze jours vous arriverez � une grande ville qu'on appelle Mero�. Voyez vous, mon cher Terentianus, comme il prend votre esprit avec lui, & le conduit dans tous ces diff�rents pays : vous faisant plut�t voir qu'entendre. Toutes ces choses ainsi pratiqu�es � propos arr�tent l'auditeur, & lui tiennent l�esprit attach� sur l'action pr�sente. Principalement lorsqu'on ne s'adresse pas � plusieurs en g�n�ral, mais � un seul en particulier.

Tu ne saurais conna�tre au fort de la m�l�e

Quel parti suit le fils du courageux Tyd�e

Car en r�veillant ainsi l'auditeur par ces apostrophes, vous le rendez plus �mu, plus attentif, & plus plein de la chose dont vous parlez.

CHAPITRE XXIII.

Des transitions impr�vues.

Il arrive aussi quelquefois qu'un �crivain parlant de quelqu'un, tout d'un coup se met � sa place, & joue son personnage : & cette figure marque l'imp�tuosit� de la passion.

Mais Hector de ses cris remplissant le rivage

Commande � ses soldats, de quitter le pillage

De courir aux vaisseaux. Car j�atteste les Dieux

Que quiconque osera s��carter � mes yeux

Moi-m�me dans son sang j�irai laver sa honte

Le po�te retient la narration pour foi, comme celle qui lui est propre, & met tout d'un coup, & sans en avertir, cette menace pr�cipit�e dans la bouche de ce guerrier bouillant & furieux. En effet son discours aurait langui s'il e�t entrem�l�; Hector dit alors de telles ou semblables paroles. Au lieu que par cette transition impr�vue il pr�vient le lecteur, & la transition est faite avant qu'on s'en soit aper�u. Le v�ritable lieu donc o� l'on doit user de cette figure, c'est quand le temps presse & que l�occasion qui se pr�sente ne permet pas de diff�rer: lorsque sur le champ il faut passer d'une personne � une autre, comme dans H�cat�e. Ce H�raut ayant assez pes� la cons�quence de toutes ces choses, il commande aux Descendants des H�raclides de se retirer. Je ne puis plus rien pour vous, non plus que si je n��tais point au monde. Vous �tes perdus, & vous me forcerez bient�t moi-m�me d�aller chercher une retraite chez quelque autre peuple. D�mosth�ne dans son oraison contre Aristogiton a encore emploie cette figure d'une mani�re diff�rente de celle-ci, mais extr�mement forte & path�tique. Et il ne se trouvera personne entre vous, dit cet orateur, qui ait du ressentiment & de l�indignation de voir un impudent, un inf�me violer insolemment les choses les plus saintes ? Un sc�l�rat, dis je, qui ... O le plus m�chant de tous les hommes ! rien n�aura pu arr�ter ton audace effr�n�e ? Je ne dis pas ces portes, je ne dis pas ces barreaux, qu'un autre pouvait rompre comme toi. Il laisse l� la pens�e imparfaite, la col�re le tenant comme suspendu & partag� sur un mot, entre deux diff�rentes personnes. Qui� O le plus m�chant de tous les Hommes ! Et ensuite tournant tout d'un coup contre Aristogiton ce m�me discours qu'il semblait avoir laiss� l� ; il touche bien davantage, & fait une bien plus forte impression. Il en est de m�me de cet emportement de P�n�lope dans Hom�re, quand elle voit entrer chez elle un h�raut de la part de ses amants.

De mes f�cheux amants ministre injurieux.

H�raut que cherches-tu ? Qui t�am�ne en ces lieux ?

Y viens-tu de la part de cette troupe avare

Ordonner qu�� l�instant le festin se pr�pare ?

Fasse le juste ciel, avan�ant leur tr�pas,

Que ce repas pour eux soit le dernier repas.

L�ches, qui pleins d�orgueil & faibles de courage,

Consum�s de son fils le fertile h�ritage,

Vos p�res autrefois ne vous ont-ils point dit

Quel homme �tait Ulysse, &c.

CHAPITRE XXIV.

De la p�riphrase.

Il n'y a personne, comme je crois qui puisse douter que la P�riphrase ne soit encore d'un grand usage dans le sublime. Car, comme dans la musique le son principal devient plus agr�able � l'oreille, lors qu'il est accompagn� de ces diff�rentes parties qui lui r�pondent: De m�me la p�riphrase tournant � l'entour du mot propre, forme souvent par rapport avec lui une consonance & une harmonie fort belle dans le discours. Surtout lorsqu'elle n'a rien de discordant ou d'enfl�, mais que toutes choses y sont dans un juste temp�rament. Platon nous en fournit un bel exemple au commencement de son oraison fun�bre. Enfin, dit-il, nous leur avons rendu les derniers devoirs, & maintenant ils ach�vent ce fatal voyage, & ils s�en vont tous glorieux de la magnificence avec laquelle toute la ville en g�n�ral, & leurs parents en particulier les ont reconduits hors de ce monde. Premi�rement il appelle la mort, ce fatal voyage. Ensuite il parle des derniers devoirs qu'on avait rendu aux morts, comme d�une pompe publique que leur pays leur avait pr�par�e expr�s, au sortir de cette vie. Dirons-nous que toutes ces choses ne contribuent que m�diocrement � relever cette pens�e? Avouons plut�t que par le moyen de cette p�riphrase m�lodieusement r�pandue dans le discours, d'une diction toute simple, il a fait une esp�ce de concert & d'harmonie. De m�me X�nophon. Vous regardez le travail comme le seul guide qui vous peut conduire � une vie heureuse &plaisante. Au reste voire �me est orn�e de la plus belle qualit� que puissent jamais poss�der des hommes n�s pour la guerre & c�est qu'il n�y a, rien qui vous touche plus sensiblement que la louange ! Au lieu de dire: Vous vous adonnez au travail, il use de cette circonlocution ; vous regarder le travail, comme le seul guide qui vous peut conduire � une vie heureuse. Et �tendant ainsi toutes choses, il rend sa pens�e plus grande, & rel�ve beaucoup cet �loge. Cette p�riphrase d'H�rodote me semble encore inimitable. La d�esse Venus, pour ch�tier l�insolence des Scythes qui avaient pill� son temple leur envoya la maladie des femmes.[14]

Au reste, il n'y a rien dont l'usage s'�tende plus loin que la p�riphrase, pourvu qu'on ne la r�pande pas partout sans choix & sans mesure. Car aussit�t elle languit, & a je ne sais quoi de niais & de grossier. Et c'est pourquoi Platon qui est toujours figur� dans ses expressions, & quelquefois m�me un peu mal � propos, au jugement de quelques-uns, a �t� raill� pour avoir dit dans sa R�publique. Il ne faut point souffrir que les richesses d'or & d'argent prennent pied ni habitent dans une ville. S�il e�t voulu, poursuivent-ils, interdire la possession du b�tail; assur�ment qu'il aurait dit par la m�me raison, les richesses de b�ufs & de moutons.

Mais ce que nous avons dit en g�n�ral suffit pour faire voir l'usage des figures, � l'�gard du grand & du sublime. Car il est certain qu'elles rendent toutes le discours plus anim� & plus path�tique : or le path�tique participe du sublime, autant que le sublime participe du beau & de l'agr�able.

CHAPITRE XXV.

Du choix des mots.

Puisque la pens�e & la phrase s'expliquent ordinairement l'une par l'autre : voyons si nous n'avons point encore quelque chose � remarquer dans cette partie du discours, qui regarde l'expression. Or que le choix des grands mots & des termes propres, soit d'une merveilleuse vertu pour attacher & pour �mouvoir, c'est ce que personne n'ignore, & sur quoi par cons�quent il serait inutile de s'arr�ter. En effet il n'y a peut-�tre rien d'o� les orateurs & tous les �crivains en g�n�ral qui s'�tudient au sublime, tirent plus de grandeur, d'�l�gance, de nettet�, de poids, de force, & de vigueur pour leurs ouvrages, que du choix des paroles. C'est par elles que toutes ces beaut�s �clatent dans le discours, comme dans un riche tableau, & elles donnent aux choses une esp�ce d'�me & de vie. Enfin les beaux mots font, � vrai dire, la lumi�re propre & naturelle de nos pens�es. Il faut prendre garde n�anmoins � ne pas faire parade partout d'une vaine enflure de paroles. Car d'exprimer une chose basse en termes grands & magnifiques, c'est tout de m�me que si vous appliquiez un grand masque de th��tre sur le visage d'un petit enfant: si ce n'est � la v�rit� dans la po�sie***********. Cela se peut voir encore dans un passage de Th�opompe que Cecilius bl�me, je ne sais pourquoi, qui me semble au contraire fort � louer pour sa justesse et par ce qu'il dit beaucoup. Philippe dit cet Historien boit sans peine les affronts que la n�cessit� de ses affaires l�oblige de souffrir. En effet un discours tout simple[15] exprimera quelquefois mieux la chose que toute la pompe, & tout l�ornement, comme on le voit tous les jours dans les affaires de la vie. Ajout�s qu'une chose �nonc�e d'une fa�on ordinaire se fait aussi plus ais�ment croire. Ainsi en parlant d'un homme qui, pour s'agrandir, souffre sans peine, & m�me avec plaisir des indignit�s, ces termes, boire les affronts, me semblent signifier beaucoup. Il en est de m�me de cette expression d'H�rodote. Cl�om�ne �tant devenu furieux, il prit un couteau dont il se hacha la chair en petits morceaux, & s��tant ainsi d�chiquet� lui m�me, il mourut. Et ailleurs Pyth�s demeurant toujours dans le vaisseau ne cessa point de combattre, qu'il n�e�t �t� hach� en pi�ces. Car ces expressions marquent un homme qui dit bonnement les choses, & qui n'y entend point de finesse, & renferment n�anmoins en elles un sens qui n'a rien de grossier ni de trivial.

CHAPITRE XXVI.

Des m�taphores.

Pour ce qui est du nombre des M�taphores; Cecilius semble �tre de l'avis de ceux qui n'en souffrent pas plus de deux ou trois tout au plus, pour exprimer une seule chose. Mais D�mosth�ne nous doit encore ici servir de r�gle. Cet orateur nous fait voir o� il y a des occasions ou l�on en peut employer plusieurs � la fois & quand les passions, comme un torrent rapide, les entra�nent avec elles n�cessairement, & en foule. Ces hommes malheureux, dit-il quelque part, ces l�ches flatteurs, ces furies de la R�publique ont cruellement d�chir� leur patrie. Ce sont eux qui dans la d�bauche ont autrefois vendu � Philippe notre libert�, & qui la vendent encore aujourd'hui � Alexandre, qui mesurant, dis-je tout leur bonheur aux sales plaisirs de leur ventre, � leurs inf�mes d�bordements, ont renvers� toutes les bornes de l�honneur, & d�truit parmi nous, cette r�gle o� les anciens Grecs faisaient consister toute leur f�licit� de ne souffrir point de ma�tre. Par cette foule de m�taphores, l'orateur d�charge ouvertement sa col�re contre ces tra�tres. N�anmoins Aristote & Th�ophraste, pour excuser l'audace de ces figures, pensent qu'il est bon d'y apporter ces adoucissements. Pour ainsi dire. Pour parler ainsi. Si j�ose me servir de ces termes. Pour m�expliquer un peu plus hardiment. En effet, ajoutent-ils, l'excuse est un rem�de contre les hardiesses du discours, & je suis bien de leur avis. Mais je soutiens pourtant toujours ce que j'ai d�j� dit, que le rem�de le plus naturel contre l'abondance & la hardiesse soit des m�taphores, soit des autres figures, c'est de ne les employer qu'� propos, je veux dire, dans les grandes passions, & dans le sublime. Car comme le sublime & le path�tique par leur violence & leur imp�tuosit� emportent naturellement, & entra�nent tout avec eux, ils demandent n�cessairement des expressions fortes, & ne laissent pas le temps � l'auditeur de s'amuser � chicaner le nombre des m�taphores, parce qu'en ce moment il est �pris d'une commune fureur avec celui qui parle.

Et m�me pour les lieux communs & les descriptions, il n'y a rien quelquefois qui exprime mieux les choses qu'une foule de m�taphores continu�es. C'est par elles que nous voyons dans X�nophon une description si pompeuse de l'�difice du corps humain. Platon n�anmoins en a fait la peinture d'une mani�re encore plus divine. Ce dernier appelle la t�te une citadelle. Il dit que le cou est un isthme, qui a �t� mis entre elle & la poitrine. Que les vert�bres sont, comme des gonds sur lesquels elle tourne. Que la volupt� est l�amorce de tous les malheurs qui arrivent aux hommes. Que la langue est le juge des faveurs. Que le c�ur est la source des veines, la fontaine du sang qui de l� se porte avec rapidit� dans toutes les autres parties, & qu�il est plac� dans une forteresse gard�e de tous c�t�s. Il appelle les pores des rues �troites. Les Dieux poursuit-il, voulant soutenir le battement du c�ur que la vue inopin�e des choses terribles, ou le mouvement de la col�re qui est de feu, lui causent ordinairement; ils ont mis sous lui le poumon dont la substance est molle & n�a point de sang: mais ayant par-dedans de petits trous en forme d��ponge, il sert au c�ur comme d�oreiller, afin que quand la col�re est enflamm�e, il ne soit point troubl� dans ses fonctions. Il appelle la partie concupiscible, l�appartement de la femme & la partie irascible, l'appartement de l�homme. Il dit que la rate est la cuisine des intestins & qu��tant pleine des ordures du foie, elle s�enfle & devient bouffie. Ensuite, continue-t-il, les Dieux couvrirent toutes ces parties de chair qui leur sert comme de rempart & de d�fense contre les injures du chaud & du froid, & contre tous les autres accidents. Et elle est, ajoute-t-il comme une laine molle & ramass�e qui entoure doucement le corps. Il dit que le sang est la p�ture de la chair. Et afin, poursuit-il, que toutes les parties puissent recevoir l�aliment, ils y ont creus� comme dans un jardin, plusieurs canaux, afin que les ruisseaux des veines sortant du c�ur, comme de leur source, passent couler dans ces �troits conduits du corps humain. Au reste quand la mort arrive il dit, que les organes se d�nouent comme les cordages d'un vaisseau & qu'ils laissent aller l'urne en libert�. Il y en a encore une infinit� d'autres ensuite de la m�me force: mais ce que nous avons dit suffit pour faire voir, combien toutes ces figures sont sublimes d'elles-m�mes: combien, dis-je, les m�taphores fervent au grand, & de quel usage elles peuvent �tre dans les endroits path�tiques, & dans les descriptions.

Or que ces figures ainsi que toutes les autres �l�gances du discours portent toujours les choses dans l'exc�s & c'est ce que l�on remarque assez sans que je le dise. Et c'est pourquoi Platon m�me n'a pas �t� peu bl�m�, de ce que souvent, comme par une fureur de discours, il se laisse emporter � des m�taphores dures & excessives, & � une vaine pompe all�gorique. On ne concevra pas ais�ment, dit-il en un endroit, qu�il en est d'une ville comme d'un vase, o� le vin qu�on verse & qui est d'abord bouillant & furieux, tout d'un coup entrant en soci�t� avec une autre divinit� sobre qui le ch�tie, devient doux & bon � boire, D'appeler l'eau une divinit� sobre, & de se servir du terme de ch�tier pour temp�rer: En un mot de s��tudier si fort � ces petites finesses, cela sent, disent-ils, son po�te qui n'est pas lui-m�me trop sobre. Et c'est peut-�tre ce qui a donn� sujet � Cecilius de d�cider si hardiment dans ses Commentaires sur Lysias : que Lysias valait mieux en tout que Platon, pouss� par deux sentiments aussi peu raisonnables l'un que l'autre. Car bien qu'il aim�t Lysias plus que soi-m�me, il ha�ssait encore plus Platon qu'il n�aimait Lysias : si bien que port� de ces deux mouvements, & par un esprit de contradiction, il a avanc� plusieurs choses de ces deux auteurs, qui ne sont pas des d�cisions si souveraines qu'il s'imagine. De fait accusant Platon d'�tre tomb� en plusieurs endroits, il parle de l'autre comme d'un auteur achev�, & qui n'a point de d�fauts, ce qui bien loin d'�tre vrai, n'a pas m�me une ombre de vraisemblance. Et d'ailleurs o� trouverons-nous un �crivain qui ne p�che jamais, & o� il n'y ait rien � reprendre ?

CHAPITRE XXVII.

Si l�on doit pr�f�rer le m�diocre parfait au sublime qui a quelques d�fauts.

Peut-�tre ne sera-t-il pas hors de propos d'examiner ici cette question en g�n�ral, savoir lequel vaut mieux, soit dans la prose, soit dans la po�sie, d'un sublime qui a quelques d�fauts, ou d'une m�diocrit� parfaite & saine en toutes ses parties, qui ne tombe & ne se d�ment point : & ensuite lequel, � juger �quitablement des choses, doit emporter le prix de deux ouvrages, dont l'un a un plus grand nombre de beaut�s, mais l'autre va plus au grand & au sublime. Car ces questions �tant naturelles � notre sujet, il faut n�cessairement les r�soudre. Premi�rement donc, je tiens pour moi qu'une grandeur au dessus de l'ordinaire n'a point naturellement la puret� du m�diocre. En effet dans un discours si poli & si lim� il faut craindre la bassesse : & il en est de m�me du sublime que d'une richesse immense, o� l�on ne peut pas prendre garde � tout de si pr�s, & o� il faut, malgr� qu'on en ait, n�gliger quelque chose. Au contraire il est presque impossible, pour l'ordinaire, qu'un esprit bas & m�diocre fasse des fautes : car comme il ne se hasarde & ne s'�l�ve jamais, il demeure toujours en s�ret�, au lieu que le grand de soi-m�me, & par sa propre grandeur, est glissant & dangereux. Je n'ignore pas pourtant ce qu'on me peut objecter d'ailleurs, que naturellement nous jugeons des ouvrages des hommes parce qu'ils ont de pire, & que le souvenir des fautes qu'on y remarque dure toujours, & ne s'efface jamais : au lieu que ce qui est beau passe vite, & s'�coule bient�t de notre esprit. Mais bien que j'aie remarqu� plusieurs fautes dans Hom�re, & dans tous les plus c�l�bres auteurs, & que je sois peut-�tre l'homme du monde � qui elles plaisent le moins; j'estime apr�s tout, que ce sont des fautes dont ils ne se sont pas souci�s, & qu'on ne peut appeler proprement fautes, mais qu'on doit finalement regarder comme des m�prises & de petites n�gligences qui leur sont �chapp�es : parce que leur esprit qui ne s��tudiait qu'au grand, ne pouvait pas s'arr�ter aux petites choses. En un mot, je maintiens que le sublime, bien qu'il ne se soutienne pas �galement partout, quand ce ne serait qu'� cause de sa grandeur, l'emporte sur tout le reste. Qu�ainsi ne soit, Apollonius, celui qui a compos� le po�me des Argonautes ne tombe jamais, & dans Th�ocrite, �t� quelques ouvrages qui ne sont pas de lui : il n'y a rien qui ne soit heureusement imagin�. Cependant aimerez-vous mieux �tre Apollonius ou Th�ocrite qu'Hom�re? L'Erigone d'�ratosth�ne est un po�me o� il n'y a rien � reprendre, Direz-vous pour cela qu'�ratosth�ne est plus grand po�te qu'Archiloque, qui se brouille � la v�rit�, & manque d'ordre & d'�conomie en plusieurs endroits de ses �crits : mais qui ne tombe dans ce d�faut qu�� cause de cet esprit divin, dont il est entra�n�, & qu�il ne saurait r�gler comme il veut? Et m�me pour le lyrique, choisiriez-vous plut�t d'�tre Bacchylide, que Pindare ? ou pour la trag�die, Ion ce po�te de Chio, que Sophocle ? En effet ceux-l� ne sont jamais de faux pas, & n'ont rien qui ne soit �crit avec beaucoup d'�l�gance & d'agr�ment. Il n'en est pas ainsi de Pindare & de Sophocle : car au milieu de leur plus grande violence, durant qu'ils tonnent & foudroient, pour ainsi dire, souvent leur ardeur vient mal � propos � s'�teindre, & ils tombent malheureusement. Et toutefois y a-t-il un homme de bon sens qui daign�t comparer tous les ouvrages d�Ion ensemble, au seul Oedipe de Sophocle?

CHAPITRE XXVIII.

Comparaison d�Hyp�ride & de D�mosth�ne.

Que si au reste l�on doit juger du m�rite d'un ouvrage par le nombre plut�t que par la qualit� & l'excellence de ses beaut�s il s'ensuivra qu'Hyp�ride doit �tre enti�rement pr�f�r� � D�mosth�ne. En effet outre qu'il est plus harmonieux, il a bien plus de parties d'orateur, qu�il poss�de presque toutes en un degr� �minent, semblable � ces athl�tes qui r�ussissent aux cinq sortes d'exercices, & qui n'�tant les premiers en pas un de ces exercices, passent en tous l'ordinaire & le commun. En effet il a imit� D�mosth�ne en tout ce que D�mosth�ne a de beau, except� pourtant dans la composition & l'arrangement des paroles. Il joint � cela les douceurs & les gr�ces se Lysias : il sait adoucir, o� il faut, la rudesse & la simplicit� du discours, & ne dit pas toutes les choses d'un m�me air comme D�mosth�ne: il excelle � peindre les m�urs, son style a dans sa na�vet� une certaine douceur agr�able & fleurie.

Il y a dans ses ouvrages un nombre infini de choses plaisamment dites. Sa mani�re de rire & de se moquer est fine, & a quelque chose de noble. Il a une facilit� merveilleuse � manier l'ironie. Ses railleries ne sont point froides ni recherch�es, comme celles de ces faux imitateurs du style attique, mais vives & pressantes. Il est adroit � �luder les objections qu'on lui fait, & � les rendre ridicules en les amplifiant. Il a beaucoup de plaisant & de comique, & est tout plein de jeux & de certaines pointes � esprit, qui frappent toujours o� il vise. Au reste il assaisonne toutes ces choses d'un tour & d'une gr�ce inimitable. Il est n� pour toucher & �mouvoir la piti�, il est �tendu dans ses narrations fabuleuses. Il a une flexibilit� admirable pour les digressions, il se d�tourne, il reprend haleine o� il veut, comme on le peut voir dans ces Fables qu'il conte de Latone. Il a fait une oraison fun�bre qui est �crite avec tant de pompe & d'ornement, que je ne sais si pas un autre l'a jamais �gal� en cela.

Au contraire D�mosth�ne ne s'entend pas fort bien � peindre les m�urs. Il n'est point �tendu dans son style: Il a quelque chose de dur, & n'a ni pompe ni ostentation. En un mot il n'a presque aucune des parties dont nous venons de parler. S'il s'efforce d'�tre plaisant, il se rend ridicule, plut�t qu'il ne fait rire, & s'�loigne d'autant plus du plaisant qu'il t�che d'en approcher. Cependant parce qu'� mon avis, toutes ces beaut�s qui sont en foule dans Hyp�ride, n'ont rien de grand : qu'on y voit, pour ainsi dire, un orateur toujours � jeun, & une langueur d'esprit qui n'�chauffe, qui ne remue point l'�me : personne n'a jamais �t� fort transport� de la lecture de ses ouvrages. Au lieu que D�mosth�ne ayant ramass� en soi toutes les qualit�s d'un orateur v�ritablement n� au sublime, & enti�rement perfectionn� par l'�tude, ce ton de majest� & de grandeur, ces mouvements anim�s, cette fertilit�, cette adresse, cette promptitude, &, ce qu'on doit sur tout estimer en lui, cette force & cette v�h�mence dont jamais personne n'a su approcher. Par toutes ces divines qualit�s, que je regarde en effet comme autant de rares pr�sents qu'il avait re�us des dieux, & qu'il ne m'est pas permis d'appeler des qualit�s humaines, il a effac� tout ce qu'il y a eu d'orateurs c�l�bres dans tous les si�cles: les laissant comme abattus & �blouis, pour ainsi dire, de ses tonnerres & de ses �clairs. Car dans les parties o� il excelle il est tellement �lev� au-dessus d'eux, qu'il r�pare enti�rement par l� celles qui lui manquent. Et certainement il est plus ais� d'envisager fixement, & les yeux ouverts, les foudres qui tombent du Ciel, que de n'�tre point �mu des violentes passions qui r�gnent en foule dans ses ouvrages,

CHAPITRE XXIX

De Platon, & de Lysias, & de l�excellence de l�esprit humain.

Pour ce qui est de Platon, comme j'ai dit, il y a bien de la diff�rence. Car il surpasse Lysias non seulement par l'excellence, mais aussi par le nombre de ses beaut�s. Je dis plus, c'est que Platon est au dessus de Lysias, moins pour les qualit�s qui manquent � ce dernier, que pour les fautes dont il est rempli.

Qu'est-ce donc qui a port� ces esprits divins � m�priser cette exacte & scrupuleuse d�licatesse, pour ne chercher que le sublime dans leurs �crits? En voici une raison. C'est que la nature n'a point regard� l'homme comme un animal de basse & de vile condition : mais elle lui a donn� la vie, & l'a fait venir au monde comme dans une grande assembl�e, pour �tre spectateur de toutes les choses qui s'y passent, elle l�a, dis-je, introduit dans cette lice, comme un courageux athl�te qui ne doit respirer que la gloire. C'est pourquoi elle a engendr� d'abord en nos �mes une passion invincible, pour tout ce qui nous para�t de plus grand & de plus divin. Aussi voyons-nous que le monde entier ne suffit pas � la vaste �tendue de l'esprit humain. Nos pens�es vont souvent plus loin que les cieux, & p�n�trent au-del� de ces bornes qui environnent & qui terminent toutes choses.

Et certainement si quelqu'un fait un peu de r�flexion sur un homme dont la vie n'ait rien eu dans tout son cours, que de grand & d'illustre, il peut conna�tre par l�, � quoi nous sommes n�s. Ainsi nous n'admirons pas naturellement de petits ruisseaux, bien que l�eau en soit claire & transparente, & utile m�me pour notre usage : mais nous sommes v�ritablement surpris quand nous regardons le Danube, le Nil, le Rhin, & l'Oc�an surtout. Nous ne sommes pas fort �tonn�s de voir une petite flamme que nous avons allum�e, conserver longtemps sa lumi�re pure: mais nous sommes frapp�s d'admiration quand nous contemplons ces feux qui s'allument quelquefois dans le ciel ; bien que pour l'ordinaire ils s��vanouissent en naissant: & nous ne trouvons rien de plus �tonnant dans la nature que ces fournaises du mont Etna qui quelquefois jette du profond de ses ab�mes,

Des pierres, des rochers, & des fleuves de flamme.[16]

De tout cela il faut conclure, que ce qui est utile & m�me n�cessaire aux hommes souvent n'a rien de merveilleux, comme �tant ais� � acqu�rir, mais que tout ce qui est extraordinaire est admirable & surprenant.

CHAPITRE XXX.

Que les fautes dans le sublime se peuvent excuser.

A l'�gard donc des grands orateurs en qui le sublime & le merveilleux se rencontre joint avec l'utile & le n�cessaire, il faut avouer, qu'encore que ceux dont nous parlions n'ayant point �t� exempts de fautes, ils avaient n�anmoins quelque choie de surnaturel & de divin. En effet d'exceller dans toutes les autres parties, cela n'a rien qui passe la port�e de l'homme : mais le sublime nous �l�ve presque aussi haut que Dieu. Tout ce qu'on gagne � ne point faire de fautes, c�est qu�on ne peut �tre repris : mais le grand se fait admirer. Que vous dirai-je enfin ? un seul de ces beaux traits & de ces pens�es sublimes qui sont dans les ouvrages de ces excellents auteurs, peut payer tous leurs d�fauts. Je dis bien plus, c'est que si quelqu'un ramassait ensemble toutes les fautes qui sont dans Hom�re, dans D�mosth�ne, dans Platon, & dans tous ces autres c�l�bres h�ros, elles ne feraient pas la moindre, ni la milli�me partie des bonnes choses qu'ils ont dites. C'est pourquoi l'envie n'a pas emp�ch� qu'on ne leur ait donn� le prix dans tous les si�cles, & personne jusqu'ici, n'a �t� en �tat de leur enlever ce prix, qu'ils conservent encore aujourd'hui, & que vraisemblablement ils conserveront toujours,

Tant qu�on verra les eaux dans les plaines courir,

Et les bois d�pouill�s au Printemps refleurir.

On me dira peut-�tre qu'un colosse qui a quelques d�fauts n'est pas plus � estimer qu'une petite statue achev�e, comme par exemple, le soldat de Polycl�te.[17] A cela je r�ponds, que dans les ouvrages de l'art c'est le travail & l'ach�vement que l�on consid�re : au lieu que dans les ouvrages de la nature c'est le sublime & le prodigieux. Or discourir c'est une op�ration naturelle � l'homme. Ajoutez que dans une statue on ne cherche que le rapport & la ressemblance : mais dans le discours on veut, comme j'ai dit, le surnaturel & le divin. Toutefois, pour ne nous point �loigner de ce que nous avons �tabli d'abord, comme c'est le devoir de l'art d'emp�cher que l�on ne tombe, & qu�il est bien difficile qu'une haute �l�vation � la longue se soutienne, & garde toujours un ton �gal, il faut que l'art vienne au secours de la nature : parce qu'en effet c'est leur parfaite alliance qui fait la souveraine perfection. Voila ce que nous avons cru �tre oblig�s de dire sur les questions qui se sont pr�sent�es. Nous laissons pourtant � chacun son jugement libre & entier.

 CHAPITRE XXXI.

Des paraboles, des comparaisons & des hyperboles.

Pour retourner � notre discours, les paraboles & les comparaisons approchent fort des m�taphores, & ne diff�rent d'elles qu'en un seul point * * * * * * * * * * * *[18]

Telle est cette hyperbole. Suppos� que votre esprit soit dans votre t�te et que vous le fouliez pas sous vos talons. C�est pourquoi il faut bien prendre garde jusqu�o� toutes ces figures peuvent �tre pouss�es : parce qu'assez souvent, pour vouloir porter trop haut une hyperbole, on la d�truit. C'est comme une corde d'arc qui pour �tre trop tendue se rel�che : & cela fait quelquefois un effet tout contraire � celui que nous cherchons.

Ainsi Isocrate dans son Pan�gyrique, par une sotte ambition de ne vouloir rien dire qu'avec emphase, est tomb�, je ne sais comment, dans une faute de petit �colier. Son dessein dans ce Pan�gyrique, c'est de faire voir que les Ath�niens ont rendu plus de services � la Gr�ce, que ceux de Lac�d�mone : & voici par o� il d�bute. Puisque le Discours a naturellement la vertu de rendre les choses grandes, petites & les petites, grandes: qu�il sait donner les gr�ces de la nouveaut� aux choses les plus vieilles, & qu'il fait para�tre vieilles celles qui sont nouvellement faites. Est-ce ainsi, dira quelqu'un, � Isocrate, que vous allez changer toutes choses � l'�gard des Lac�d�moniens & des Ath�niens? En faisant de cette sorte l'�loge du discours, il fait proprement un exorde pour exhorter ses auditeurs � ne rien croire de ce qu'il leur va dire.

C'est pourquoi il faut supposer, � l'�gard des hyperboles, ce que nous avons dit pour toutes les figures en g�n�ral: que celles-l� sont les meilleures qui sont enti�rement cach�es, & qu'on ne prend point pour des hyperboles. Pour cela donc, il faut avoir soin que ce soit toujours la passion qui les fasse produire au milieu de quelque grande circonstance. Comme, par exemple, l'hyperbole de Thucydide, � propos des Ath�niens qui p�rirent dans la Sicile. Les Siciliens �tant d�fendus en ce lieu, ils y firent un grand carnage de ceux surtout qui s��taient jettes dans le fleuve. L'eau fut en un moment corrompue du sang de ces mis�rables : & n�anmoins toute bourbeuse & toute sanglante quelle �tait, ils se battaient pour en boire. Il est assez peu croyable que des hommes boivent du sang & de la boue, & se battent m�me pour en boire : & toutefois la grandeur de la passion, au milieu de cette �trange circonstance, ne laisse pas de donner une apparence de raison � la chose. Il en est de m�me de ce que dit H�rodote de ces Lac�d�moniens qui combattirent au pas des Thermopyles. Ils se d�fendirent encore quelque temps en ce lieu avec les armes qui leur restaient, & avec les mains & les dents : jusqu�� ce que les Barbares tirant toujours les eussent comme ensevelis sous leurs traits. Que dites-vous de cette hyperbole? Quelle apparence que des hommes se d�fendent avec les mains & les dents contre des gens arm�s, & que tant de personnes soient ensevelies sous les traits de leurs ennemis? Cela ne laisse pas n�anmoins d'avoir de la vraisemblance : parce que la chose ne semble pas recherch�e pour l'hyperbole, mais que l'hyperbole semble na�tre du sujet m�me. En effet, pour ne me point d�partir de ce que j'ai dit, un rem�de infaillible pour emp�cher que les hardiesses ne choquent ; c'est de ne les employer que dans la passion, & aux endroits � peu pr�s qui semblent les demander. Cela est si vrai que dans le comique on dit des choses qui sont absurdes d'elles-m�mes, & qui ne laissent pas toutefois de passer pour vraisemblables, �. cause qu�elles �meuvent la passion, je veux dire, qu'elles excitent � rire. En effet le rire est une passion de l'�me caus�e par le plaisir. Tel est ce trait d'un po�te comique : Il poss�dait une terre � la campagne qui n��tait pas plus grande qu�une �p�tre de Lac�d�monien.

Au reste on le peut servir de l'hyperbole aussi bien pour diminuer les choses, que pour les agrandir : car l'exag�ration est propre � ces deux diff�rents effets: & le diasyrme, qui est une esp�ce d'hyperbole, n'est, � bien prendre, que l'exag�ration d'une chose basse & ridicule.

CHAPITRE XXXII

De l�arrangement des paroles.

Des cinq parties qui produisent le grand, comme nous avons suppos� d�abord, il reste encore la cinqui�me � examiner: c'est � savoir la composition & l'arrangement des paroles. Mais comme nous avons d�j� donn� deux volumes de cette mati�re, o� nous avons suffisamment expliqu� tout ce qu'une longue sp�culation nous en a pu apprendre: nous nous contenterons de dire ici ce que nous jugeons absolument n�cessaire � notre sujet, comme, par exemple: que l'harmonie n'est pas simplement un agr�ment que la nature a mis dans la voix de l'homme pour persuader & pour inspirer le plaisir : mais que dans les instruments m�me inanim�s, c�est un moyen merveilleux pour �lever le courage & pour �mouvoir les passions.

Et de vrai, ne voyons-nous pas que le son des fl�tes �meut l'�me de ceux qui l'�coutent & les remplit de fureur, comme s'ils �taient hors d�eux-m�mes ? Que leur imprimant dans l'oreille le mouvement de sa cadence, il les contraint de la suivre, & d'y conformer en quelque sorte le mouvement de leur corps. Et non seulement le son des suites, mais presque tout ce qu'il y a de diff�rents sons au monde, comme par exemple, ceux de la lyre, font cet effet. Car bien qu'ils ne signifient rien d'eux-m�mes : n�anmoins par ces changements de tons qui s'entrechoquent les uns les autres, & par le m�lange de leurs accords, souvent, comme nous voyons, ils causent � l'�me un transport, & un ravissement admirable. Cependant ce ne sont que des images & de simples imitations de la voix, qui ne disent & ne persuadent rien, n��tant, s'il faut parler ainsi, que des sons b�tards, & non point, comme j'ai dit, des effets de la nature de l'homme. Que ne dirons-nous donc point de la composition, qui est en effet comme l'harmonie du discours dont l'usage est naturel � l'homme, qui ne frappe pas simplement l'oreille, mais l'esprit: qui remue tout � la fois tant de diff�rentes fortes de noms, de pens�es, de choses, tant de beaut�s, & d'�l�gances avec lesquelles notre �me a comme une esp�ce de liaison & d'affinit� : qui par le m�lange & la diversit� des sons insinue dans les esprits, inspire � ceux qui �coutent les passions m�mes de l'orateur, & qui b�tit sur ce sublime amas de paroles, ce grand & ce merveilleux que nous cherchons ? Pouvons-nous, dis-je, nier qu'elle ne contribue beaucoup � la grandeur, � la majest�, � la magnificence du discours, & � toutes ces autres beaut�s qu'elle renferme en soi, & qu�ayant un empire absolu sur les esprits, elle ne puisse en tout temps les ravir, & les enlever ? il y aurait de la folie � douter d'une v�rit� universellement reconnue, & l�exp�rience en fait foi.[19]

Au reste il en est de m�me des discours que des corps, qui doivent ordinairement leur principale excellence � l'assemblage, & � la juste proportion de leurs membres : de sorte m�me qu'encore qu'un membre s�par� de l'autre n'ait rien en foi de remarquable, tous ensemble ne laissent pas de faire un corps parfait. Ainsi les parties du sublime �tant divis�es, le sublime se dissipe enti�rement: au lieu que venant � ne former qu'un corps par l'assemblage qu'on en fait & par cette liaison harmonieuse qui les joint, le seul tour de la p�riode leur donne du son & de l'emphase. C'est pourquoi l'on peut comparer le sublime dans les p�riodes � un festin par �cot auquel plusieurs ont contribu�. Jusque-l� qu'on voit beaucoup de po�tes & d'�crivains qui n'�tant point n�s au sublime, n'en ont jamais manqu� n�anmoins bien que pour l'ordinaire ils se servissent de fa�ons de parler basses, communes & fort peu �l�gantes. En effet ils se soutiennent par ce seul arrangement de paroles qui leur enfle & grossit en quelque forte la voix : si bien qu'on ne remarque point leur bassesse. Philiste est de ce nombre. Tel est aussi Aristophane en quelques endroits, & Euripide en plusieurs, comme nous l'avons d�j� suffisamment montr�. Ainsi quand Hercule dans cet auteur apr�s avoir tu� ses enfants dit ;

Tant de maux � la fois ont assi�g� mon �me,

Que je n�y puis loger de nouvelles douleurs :

Cette pens�e est fort triviale. Cependant il la rend noble par le moyen de ce tour qui a quelque chose de musical & d'harmonieux : et certainement, pour peu que vous renversiez l�ordre de sa p�riode, vous verrez manifestement combien Euripide est plus heureux dans l'arrangement de ces paroles, que dans le sens de ses pens�es. De m�me, dans sa trag�die intitul�e Dirc� emport�e par un taureau.

Il tourne aux environs dans sa route incertaine:

Et courant en tous lieux o� sa rage le m�ne

Tra�ne apr�s soi la femme, & l�arbre & le rocher.

Cette pens�e est fort noble � la v�rit�: mais il faut avouer que ce qui lui donne plus de force, c'est cette harmonie qui n'est point pr�cipit�e, ni emport�e comme une masse pesante : mais dont les paroles se soutiennent les unes les autres, & o� il y a plusieurs pauses. En effet ces pauses sont comme autant de fondements solides sur lesquels son discours s'appuie & s'�l�ve.

CHAPITRE XXXIII.

De la mesure des p�riodes.

Au contraire il n�y a rien qui rabaisse davantage le sublime que ces nombres rompus, & qui se prononcent vite, tels que sont les pyrriques, les troch�es & les dichor�es qui ne sont bons que pour la danse. En effet toutes ces fortes de pieds & de mesures n'ont qu'une certaine mignardise & un petit agr�ment qui a toujours le m�me tour, & qui n'�meut point l'�me. Ce que j'y trouve de pire, c'est que comme nous voyons que naturellement ceux � qui l�on chante un air ne s'arr�tent point au sens des paroles, & sont entra�n�s par le chant : de m�me ces paroles mesur�es n'inspirent point � l'esprit les passions qui doivent na�tre du discours, & impriment simplement dans l'oreille le mouvement de la cadence. Si bien que comme l'auditeur pr�voit ordinairement cette chute qui doit arriver, il va au devant de celui qui parle, & le pr�vient, marquant, comme en une danse, la cadence avant qu'elle arrive.

C�est encore un vice qui affaiblit beaucoup le discours, quand les p�riodes sont arrang�es avec trop de soin, ou quand les membres en sont trop courts, & ont trop de syllabes br�ves, �tant d'ailleurs comme joints & attach�s ensemble avec des clous, aux endroits o� ils se d�sunissent. Il n�en faut pas moins dire des p�riodes qui sont trop coup�es. Car il n'y a rien qui estropie davantage le sublime, que de le vouloir comprendre dans un trop petit espace. Quand je d�fends n�anmoins de trop couper les p�riodes, je n'entends pas parler de celles qui ont leur juste �tendue : mais de celles qui sont trop petites, & comme mutil�es. En effet de trop couper son style, cela arr�te l'esprit: au lieu que de le diviser en p�riodes, cela conduit le lecteur. Mais le contraire en m�me temps appara�t des p�riodes trop longues, & toutes ces paroles recherch�es pour allonger mal � propos un discours sont mortes & languissantes.

CHAPITRE XXXIV.

De la bassesse des termes.

Une des choses encore qui avilit autant le discours, c'est la bassesse des termes. Ainsi nous voyons dans H�rodote une description de temp�te, qui est divine pour le sens: mais il y a m�l� des mots extr�mement bas, comme quand il dit : La mer commen�ant � bruire. Le mauvais son de ce mot bruire fait perdre � sa pens�e une partie de ce qu'elle avait de grand. Le vent, dit-il en un autre endroit, les ballotta fort & ceux qui furent dispers�s par la temp�te firent une fin peu agr�able.[20] Ce mot ballotter est bas, & l��pith�te de peu agr�able n'est point propre pour exprimer un accident comme celui-l�.

De m�me l�historien Th�opompe a fait une peinture de la descente du roi de Perse dans l'�gypte, qui est miraculeuse d'ailleurs: mais il a tout g�t� par la bassesse des mots qu'il y m�le. Y a-t-il une ville, dit cet Historien, & une nation dans l�Asie qui n�ait envoy� des ambassadeurs au Roi ? Y a-t-il rien de beau & de pr�cieux qui croisse ou qui se fabrique en ces pays, dont on ne lui ait fait des pr�sents ? combien de tapis & de vestes magnifiques, les unes rouges, les autres blanches, & les autres histori�es de couleurs ? combien de tentes dor�es & garnies de toutes les choses n�cessaires pour la vie ? combien de robes & de lits somptueux ? combien de vases d'or & d�argent enrichis de pierres pr�cieuses, ou artistement travaill�s ? Ajoutez � cela un nombre infini d�armes �trang�res & � la Grecque: une foule incroyable de b�tes de voiture, & d animaux destin�s pour les sacrifices : des boisseaux remplis de toutes les choses propres � r�jouir le go�t: des armoires & des sacs pleins de papier & de plusieurs autres ustensiles, & une si grande quantit� de viandes sal�es de toutes fortes d�animaux, que ceux qui les voyaient de loin pensaient que ce fussent des collines qui s��levassent de terre. De la plus haute �l�vation il tombe dans la derni�re bassesse, � l'endroit justement o� il devait le plus s'�lever. Car m�lant mal � propos dans la pompeuse description de cet appareil, des boisseaux, des rago�ts, & des sas : il semble qu'il fasse la peinture d une cuisine. Et comme si quelqu'un avait toutes ces choses � arranger, & que parmi des tentes, & des vases d'or, au milieu de l'argent & des diamants, il mit en parade des sacs & des boisseaux ; cela ferait un vilain effet � la vue. Il en est de m�me des mots bas dans le discours, & ce sont comme autant de taches & de marques honteuses qui fl�trissent l�expression. Il n�avait qu�a d�tourner un peu la chose, & dire en g�n�ral, � propos de ces montagnes de viandes sal�es, & du reste de cet appareil : qu'on envoya au roi, des chameaux & plusieurs b�tes de voiture charg�es de toutes les choses n�cessaires pour la bonne ch�re & pour le plaisir. Ou, des monceaux de viandes les plus exquises, & tout ce qu'on saurait s'imaginer de plus rago�tant & de plus d�licieux. Ou, si vous voulez, tout ce que les officiers de table & de cuisine pouvaient souhaiter de meilleur, pour la bouche de leur ma�tre. Car il ne faut pas d'un discours fort �lev� passer � des choses basses & de nulle consid�ration, � moins qu'on y soit forc� par une n�cessit� bien pressante. Il faut que les paroles r�pondent � la majest� des choses dont on traite: & il est bon en cela d'imiter la nature, qui, en formant l'homme, n'a point expos� � la vue ces parties qu'il n'est pas honn�te de nommer, & par o� le corps se purge: mais, pour me servir des termes de X�nophon, a cach�, & d�tourn� ces �gouts le plus loin qu�il lui a �t� possible : de peur que la beaut� de l�animal n�en f�t souill�e. Mais il n�est pas besoin d'examiner de si pr�s toutes les choses qui rabaissent le discours. En effet puisque nous avons montr� ce qui sert � l'�lever & � l'ennoblir, il est ais� de juger qu'ordinairement le contraire est ce qui l'avilit & le fait ramper.

CHAPITRE XXXV.

Des causes de la d�cadence des esprits.

Il ne reste plus, mon cher Terentianus, qu'une chose � examiner. C'est la question que me fit, il y a quelques jours, un philosophe. Car il est bon de l��claircir, & je veux bien, pour votre instruction particuli�re, l'ajouter encore � ce Trait�.

Je ne saurais assez m'�tonner, me disait ce philosophe, non plus que beaucoup d�autres: d'o� vient que dans notre si�cle il se trouve assez d'orateurs qui savent manier un raisonnement, & qui ont m�me le style oratoire : qu'il s�en voit, dis-je, plusieurs qui ont de la vivacit�, de la nettet�, & surtout de l'agr�ment dans leurs discours : mais qu'il s'en rencontre si peu qui puissent s'�lever fort haut dans le sublime. Tant la st�rilit� maintenant est grande parmi les esprits. N'est-ce point, poursuivait-il, ce qu'on dit ordinairement ? que c'est le gouvernement populaire qui nourrit & forme les grands g�nies : puisque enfin jusqu'ici tout ce qu'il y a presque eu d'orateurs habiles ont fleuri, & sont morts avec lui? En effet, ajoutait-il, il n'y a peut-�tre rien qui �l�ve davantage l��me des grands hommes que la libert�, ni qui excite, & r�veille plus puissamment en nous ce sentiment naturel qui nous porte � l'�mulation, & cette noble ardeur de se voir �lev� au dessus des autres. Ajoutez que les prix qui se proposent dans les r�publiques aiguisent, pour ainsi dire, & ach�vent de polir l�esprit des orateurs : leur faisant cultiver avec loin les talents qu'ils ont re�us de la nature. Tellement qu'on voit briller dans leurs discours, la libert� de leur pays.

Mais nous, continuait-il, qui avons appris d�s nos premi�res ann�es � souffrir le joug d'une domination l�gitime : qui avons �t� comme envelopp�s par les coutumes & les fa�ons de faire de la Monarchie, lorsque nous avions encore l'imagination tendre, & capable de toutes fortes d�impressions, En un mot qui n'avons jamais goutt� de cette vive & seconde source de l'�loquence, je veux dire de la libert�: ce qui arrive ordinairement de nous, c'est que nous nous rendons de grands & magnifiques flatteurs. C�est pourquoi il estimait, disait-il, qu'un homme m�me n� dans la servitude �tait capable des autres sciences : mais que nul esclave ne pouvait jamais �tre orateur. Car un esprit, continua-t-il, abattu & comme dompt� par l'accoutumance au joug, n'oserait plus s'enhardir � rien: tout ce qu'il avait de vigueur s'�vapore de soi-m�me, & il demeure toujours comme en prison. En un mot pour me servir des termes d'Hom�re :

Le m�me jour qui met un homme libre aux fers

Lui ravit la moiti� de sa vertu premi�re.

De m�me donc que, si ce qu'on dit est vrai, ces bo�tes o� l'on enferme les Pygm�es vulgairement appel�s nains, les emp�chent non seulement de cro�tre : mais les rendent m�me plus petits, par le moyen de cette bande dont on leur entoure le corps: ainsi la servitude, je dis la servitude la plus justement �tablie, est une esp�ce de prison, o� l'�me d�cro�t & se rapetisse en quelque forte. Je sais bien qu'il est fort ais� � l'homme & que c'est son naturel de bl�mer toujours les choses pr�sentes : mais prenez garde que * * * * * * * *

Et certainement, poursuivis-je, si les d�lices d'une trop longue paix sont capables de corrompre les plus belles �mes, � plus forte raison cette guerre sans fin qui trouble depuis si longtemps toute la terre est un puissant obstacle � nos d�sirs.

Ajoutez � cela ces passions qui assi�gent continuellement notre vie, & qui portent dans notre �me la confusion & le d�sordre. En effet, continuai-je, c'est le d�sir des richesses, dont nous sommes tous malades par exc�s, c'est l'amour des plaisirs qui � bien parler nous jette dans la servitude, &, pour mieux dire, nous tra�ne dans le pr�cipice, o� tous nos talents sont comme engloutis. Il n'y a point de passion plus basse que l'avarice, il n'y a point de vice plus inf�me que la volupt�. Je ne voie donc pas comment ceux qui font si grand cas des richesses, & qui s'en font comme une esp�ce de divinit�, pourraient �tre atteints de cette maladie, sans recevoir en m�me temps avec elle tous les maux dont elle est naturellement accompagn�e ? Et certainement la profusion & les autres mauvaises habitudes suivent de pr�s les richesses excessives : elles marchent, pour ainsi dire, sur leurs pas, & par leur moyen elles s'ouvrent les portes des villes & des maisons, elles y entrent, elles s'y �tablissent. Mais � peine y ont-elles s�journ� quelque temps, qu'elles y font leur nid, suivant la pens�e des sages, & travaillent � se multiplier. Voyez donc ce qu'elles y produisent. Elles y engendrent le faste & la mollesse qui ne sont point des enfants b�tards : mais leurs vraies & l�gitimes productions. Que si nous laissons une fois cro�tre en nous ces dignes enfants des richesses, ils y auront bient�t fait �clore l�insolence, le d�r�glement, l'effronterie, & tous ces autres impitoyables tyrans de l'�me. Sit�t donc qu'un homme oubliant le soin de la vertu, n'a plus d'admiration que pour les choses frivoles & p�rissables : il faut de n�cessit� que tout ce que nous avons dit arrive en lui : il ne saurait plus lever les yeux, pour regarder au-dessus de soi, ni rien dire qui passe le commun : il se fait en peu de temps une corruption g�n�rale dans toute son �me. Tout ce qu'il avait de noble & de grand se fl�trit & se s�che de soi-m�me, & n'attire plus que le m�pris.

Et comme il n'est pas possible qu'un juge qu'on a corrompu juge sainement & sans passion de ce qui est juste & honn�te : parce qu'un esprit qui s'est laiss� gagner aux pr�sents ne conna�t de juste & d'honn�te, que ce qui lui est utile : comment voudrions nous que dans ce temps o� la corruption r�gne sur les m�urs & sur les esprits de tous les hommes : o� nous ne songeons qu'� attraper la succession de celui-ci, qu�� tendre des pi�ges � cet autre, pour nous faire �crire dans son testament : qu'� tirer un inf�me gain de toutes choses, vendant pour cela jusqu�� notre �me, mis�rables esclaves de nos propres passions: comment, dis-je, se pourrait-il faire que dans cette contagion g�n�rale, il se trouv�t un homme sain de jugement, & libre de passion, qui n'�tant point aveugl�, ni s�duit par l'amour du gain p�t discerner ce qui est v�ritablement grand, & digne de la post�rit� ? En un mot �tant tous faits de la mani�re que j'ai dit, ne vaut-il pas mieux, qu'un autre nous commande, que de demeurer en notre propre puissance : de peur que cette rage insatiable d'acqu�rir, comme un furieux qui a rompu ses fers, & qui se jette sur ceux qui l'environnent, n�aille porter le feu aux quatre coins de la Terre? Enfin, lui dis-je, c'est l'amour du luxe qui est cause de cette fain�antise o� tous les esprits, except� un petit nombre, croupissent aujourd'hui. En effet si nous �tudions quelquefois, on peut dire que c'est comme des gens qui rel�vent de maladie, pour le plaisir, &.pour avoir lieu de nous vanter, & non point par une noble �mulation, & pour en tirer quelque profit louable & solide. Mais c'est assez parl� l�-dessus. Passons maintenant aux passions dont nous avons promis de faire un trait� � part. Car, � mon avis, elles ne sont pas un des moindres ornements du discours, surtout, pour ce qui regarde le sublime.

 
 

 


 

[1] Pythagore.

[2] L�auteur avait parl� du style enfl� & citait � propos de cela les sottises d�un po�te tragique, dont voici quelques restes.

[3] Il n�y avait point de murailles � Sparte.

[4] C��taient des g�ants qui croisaient tous les jours d�une coud�e en largeur & d�une aune en longueur. Ils n�avaient pas encore quinze ans lorsqu�ils se mirent en �tat d�escalader le ciel. Ils se tu�rent l�un l�autre par l�adresse de Diane (Odyss�e, XI)

[5] Ulysse fait des soumissions � Ajax, mais Ajax ne daigne pas lui r�pondre (Odyss�e, XI).

[6] Iliade, XXI.

[7] Iliade, XX.

[8] Iliade, XIII.

[9] Iliade, XVII.

[10] Iliade, XV.

[11] Paroles de Nestor dans l�Odyss�e.

[12] C��taient des peuples de Scythie.

[13] Paroles d�Oreste dans Euripide.

[14] H�morro�des.

[15] L�auteur apr�s avoir montr� combien les grands mots sont impertinents dans le style simple, faisait voir que les termes simples avaient place quelquefois dans le style noble.

[16] Pindare, Pyth.

[17] Le Doryphore, petite statue de Polycl�te.

[18] Cet endroit est fort d�fectueux et ce que l�auteur avait dit de ces figures manque tout entier.

[19] L�auteur pour donner ici un exemple de l�arrangement des paroles, rapporte un passage de D�mosth�ne. Mais comme ce qu�il en dit est enti�rement attach� � la langue grecque, je me suis content� de le traduire dans les Remarques.

[20] Voyer les Remarques.

 

 

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