Walid Ben Selim, pour l’amour des poètes avec « Here and Now »

Walid Ben Selim, 2024. © Jimmy Hamelin

Pionnier du rap marocain et porte-drapeau de la jeunesse de son pays avec son groupe N3rdistan, le Casablancais d’origine, Walid Ben Selim, a toujours placé la poésie au cœur de ses créations. Cette fois, il revient en duo avec la harpiste Marie-Marguerite Cano, sur l’album Here and Now, un hommage à la beauté sidérante, tout en pudeur, en justesse et en puissance, aux poètes soufis, ses guides spirituels. Rencontre. 

RFI Musique : Quel est votre rapport à la poésie ? Comment avez-vous découvert cet art ?
Walid Ben Selim : D’abord par ma mère. Elle nous éduquait via les vers des poètes. Au quotidien, j’entendais leurs noms, ils faisaient inconsciemment partie de mon paysage mental… Puis, il y a eu cette déconnexion durant quelques années. Et ce retour fulgurant de la poésie dans ma vie. C’était en Inde, en 2010. Je pensais rester une semaine, mon séjour a duré trois mois. Trois mois durant lesquels je devais chanter, proposer des créations chaque soir, mais j’avais épuisé mon répertoire… Alors, je me suis plongé dans le seul livre que j’avais amené dans mes bagages, L’épître du pardon d’Abu-l-Ala al-Maari (né en 973 et mort en 1057, ndlr), le plus philosophe des poètes et le plus poète des philosophes. Une révélation ! Et le début d’un parcours ! 

Pourquoi cette révélation ?
J’avais su par l’école que Maari était un poète interdit, et ça me bouleversait. Son personnage me fascinait. Mort aveugle à 84 ans, ce « vegan » exigeait des hommes qu’ils rendent le miel volé aux abeilles ! En fait, ce pessimiste convaincu défendait toute création, à l’exception de l’humanité… Une proximité étonnante avec les idées des mouvements militants L214 et Extinction Rébellion (1) ! Critiquant religieux et politiques, il vivait en marge du monde, en ascète dans son village, et les gens venaient le consulter. Y compris les envoyés des califes, désireux d’acheter à prix d’or ses services et sa poésie pour la cour de Bagdad…Lui refusait. Il n’était pas à vendre. Bref, me voici en Inde, au fil de ce voyage initiatique, seul à parler arabe, en discussion permanente avec un poète du XIe siècle. De quoi créer une certaine vocation ! 

Comment définiriez-vous la poésie ?
La poésie, pour moi, ce sont les mathématiques du langage. Malgré la complexité de l’arabe classique, en quelques mots limpides, tu résous une équation sur le monde. Une seule phrase synthétise à elle seule une philosophie, un sentiment, une couleur… Quand tu lis la poésie de Maari, tu t’aperçois que ses vérités sont toujours valables, ses fulgurances toujours aussi puissantes, comme E=mc2 : des formules immuables ! Comme ce vers de Mahmoud Darwich – « Ici et maintenant, entre les débris du chose et du rien, nous vivant dans les faubourgs de l’éternité » : comment mieux que cela définir la vie ? 

Dès vos débuts, vous avez repris ces poètes en rap, avec votre groupe N3rdistan
Chaque poète possède une cadence, une clé de compréhension, une métrique. Je m’amuse à la dénicher, pour savoir comment rapper, comment chanter. J’ai toujours été à ce carrefour entre rap, metal, électro, avec la poésie au cœur…

Aujourd’hui, vous chantez les poètes soufis. Pourquoi ?
Il s’agit pour moi de l’une des plus belles spiritualités, l’une des plus belles philosophies au monde. Le soufisme ne saurait être une affirmation ni un dogme : plutôt une voie, un chemin. L’étymologie du mot se réfère d’ailleurs à une chrysalide, la transformation d’un papillon. Comme disait un vers de Mahmoud Darwich : « Tu portes le fardeau du papillon ». Il faut chercher en soi et nulle part ailleurs pour trouver le divin. Et c’est exactement la démarche du poète. Pour moi, tous les poètes sont soufis. 

Comment avez-vous choisi les poètes que vous chantez sur ce disque ? Pourquoi les aimez-vous tant ?
Ibn Arabi (1165, Murcie - 1240, Damas, ndlr), par exemple, reste l’un des plus grands théoriciens de l’amour. Il a écrit sur le sujet comme nul autre. Et je trouve son enseignement et sa sagesse passionnants ! Car, au final, on nous éduque à tout, sauf à ce sentiment primordial : l’amour ! Sur ce disque, il y a aussi Mansur al-Hallaj (858-922, Bagdad, ndlr), maître persan du Xe siècle, emprisonné puis assassiné par le pouvoir ; Ibn Zeydoun l’Andalous (Cordoue, 1003, Séville, 1071) ; le Palestinien Mahmoud Darwich (1941-2008), et bien sûr l’incontournable Rûmî (1207-1273). Oh ! Je les aime tous tellement ! Et puis, il y a Abou Nawas (747-815), poète punk, qui ne cessait de se bourrer la gueule, qui déclamait des provocations, jusqu’à insulter le calife… Une sorte de Romain Gary des temps anciens. Pesaient sur sa tête un nombre incalculable de fatwas, mais sa poésie était tellement belle qu’on lui pardonnait toujours. Pour moi, ces poètes sont des amis, des guides spirituels !

Comment avez-vous choisi les textes à mettre en musique ?
Je peux passer des semaines et des semaines à lire tel ou tel auteur, et à un moment, l’un des textes me dit : « tu me chantes, et voilà comment tu vas me chanter. ». Une évidence. La mélodie éclot… Puis je développe et travaille avec la harpiste Marie-Marguerite Cano. 

Votre voix possède une infinie puissance au service de la poésie… Comment l’avez-vous forgée ?
Je ne l’ai jamais vraiment travaillée, je n’ai jamais pris de cours. Mais la meilleure école que j’ai pu avoir, c’est le metal… Ce style apprend à gérer, à placer ta voix. Et chaque jour de ma vie, j’ai chanté, depuis l’âge de cinq ans et ma première reprise de Mahmoud Darwich. 

Pourquoi avez-vous décidé de ce duo, lumineux, fragile, puissant et précieux, avec la harpiste Marie-Marguerite Cano ?
Pour tisser ce répertoire, on m’avait offert une carte blanche avec cette préconisation de demeurer dans le champ des « musiques du monde ». Or, pour moi, Marocain, la « musique du monde », c’est peut-être la « musique classique occidentale »... J’ai donc choisi la harpe, cet instrument merveilleux, si éloigné de la cour des califes du Xe siècle, si « exotique ». Et puis, sur ce projet, je souhaitais l’épure, ne rien ajouter au brouhaha du monde, baisser d’un ton pour que les gens se concentrent et tendent l’oreille aux mots des poètes. « Less is more » : je voulais quelque chose de simple et de subtil, qui vienne du cœur. 

Ce disque s’intitule Here and now, « ici et maintenant », d’après un vers de Mahmoud Darwich : pourquoi ?
Car résister à l’« ici et maintenant » constitue l’un des plus gros drames de l’humanité. On projette trop vers le futur, on regarde trop en arrière. Par ce disque, je voulais dire : « revenez avec moi, ici et maintenant ». Là où se joue la poésie. 

(1)L214 : association à but non lucratif française de défense des animaux et Extinction rébellion : un mouvement social international écologiste.

Walid Ben Selim Here and now (Nuun Music) 2024
En concert le 15 octobre 2024 au Studio de l'Ermitage à Paris
 

Site officiel / Facebook / Instagram / YouTube